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tome 1, Chapitre 11 « Incompréhension » tome 1, Chapitre 11

J’observai mon reflet avec un intérêt nouveau. Ma coloration s’estompait déjà, de minuscules mèches claires parsemaient ma chevelure rousse. Je traçai le contour de mes lèvres avec mon pouce, en sentant la froideur de ma peau. S’agissait-il d’un rêve ? Ou de la réalité ? Après tout, je ne trouvais aucune explication logique à cette transformation.

Je m’imaginai un instant face à Laurent. Je visualisai son imposante silhouette, ses longs cheveux platines, ses traits juvéniles à l’instar de Konstantin. Quelque chose m’intriguait chez le chef des vampiri, qui allait au-delà de sa soif de sang et de pouvoir. Pourquoi s’intéressait-il autant aux sorcières ? Pourquoi former une armée, alors que les deux espèces se haïssaient depuis toujours ? Même si je le détestais, je rêvais de le rencontrer et de bavarder, comme si nous étions amis. Pour cerner un ennemi, rien de mieux que de comprendre ses motivations.

Le bruit de la porte m’arracha à mes réflexions. Les talons de ma mère retentirent depuis le hall d’entrée et j’inspirai, les cartes en main pour la confronter.

Les résultats confirment que tu descends bien d’Élia Montgomery.

Misha m’avait envoyé le mail fatidique en début de soirée. En pièce jointe, un graphique incompréhensible, que j’avais lu en diagonale. Les pensées s’entrechoquaient depuis dans ma tête, et je cherchais des explications logiques, des événements qui infirmaient les dires de mon patron. Pourtant, depuis ma rencontre avec la Bela Dama, tout allait de mal en pis. Son médaillon, avec son magnétisme puissant, avait bouleversé mon quotidien. Ma puissance magique s’était sûrement éveillée à ce moment-là.

Je descendis à pas de loup dans le salon, en m’efforçant de calmer mes émotions. La colère me détruirait davantage.

— Svetlana, je te croyais chez toi.

Sa voix tremblait, son visage s’était quant à lui décomposé. Elle me craignait. Je me délectais de son regard fuyant, à la recherche d’une échappatoire et de sa main qui fouillait en hâte son sac à main. J’ignorais ce que j’avais commis pour qu’elle ressemble à une souris prise au piège, mais cela m’amusa.

— Tu n’as pas l’air heureuse de me revoir, lançai-je.

— Pas quand tu surgis à l’improviste.

— Je suis ta fille, non ? Et j’ai encore les clefs, je te signale.

Elle ébaucha un sourire contrit, puis tourna les talons. Elle jeta le sac de provision par terre, avant d’ôter son élégant caraco beige comme si de rien n’était. Je l’observai, en songeant à quel point nous nous ressemblions. Nous mesurions la même taille, utilisions des chaussures à talon pour nous grandir, ne sortions jamais sans être parfaitement apprêtées.

— Tu n’as rien à me dire ? repris-je, piquée par son indifférence.

— Ne.

Je me précipitai vers elle, l’attrapai par l’épaule et lui fourrai le carnet dérobé dans la main. Elle blêmit en le reconnaissant, signe qu’elle ne s’était pas aperçue de sa disparition.

— As-tu fouillé dans mes affaires ? s’offusqua-t-elle.

— À ton avis ? Chouette récit, commentai-je, sarcastique.

Milica me fusilla du regard et rangea l’une de ses mèches folles derrière son oreille. Je m’enivrai de son désespoir et de sa colère. Je me fichais bien de son opinion. En cet instant, je lui en voulais tellement de ne pas m’avoir confié la vérité que je me demandais si je la considérais encore comme ma mère.

— Dire que tu jouais les étonnées, l’autre soir, persiflai-je. Donc à moins de posséder une imagination débordante, j’aimerais que tu m’expliques ton séjour au coven d’Ekaterinburg.

— Cette partie de ma vie ne te concerne pas, répliqua-t-elle d’un ton abrupt.

— Au contraire, ironisai-je. Je sais que tu es une sorcière, et pas n’importe laquelle. La descendante d’Élia Montgomery.

Je n’ajoutai rien, dans l’espoir qu’elle capitule et poursuive d’elle-même la conversation. Elle s’obstina pourtant, en me toisant avec un mépris non-dissimulé. Quelque chose se tramait, je le sentais.

— Alors ? insistai-je.

Elle soupira, puis rectifia :

— J’étais une sorcière. Cette histoire est close depuis des années.

— Ah oui ? Vraiment ? J’ai cru lire le contraire dans les cahiers de Kaća. Les résultats ADN ont confirmé notre lien de parenté avec cette sorcière, et j’aimerais savoir pourquoi vous avez agi dans mon dos.

Pourquoi me cacher une telle chose ? N’étais-je pas la mieux placée pour enquêter sur le sujet ? J’aurais pu utiliser les contacts de l’Agencija, obtenir des informations dans leur base de données… Les intentions de Milica m’échappaient totalement.

— Car tu n’habites pas là, rétorqua-t-elle. Tu passes ici en coup de vent, tu pestes toujours contre ton travail sans t’intéresser à nous…

— Sans m’intéresser à vous ? Et toi, mama ? Connais-tu mes goûts ? Mes loisirs ? As-tu une idée de comment j’allais, avant que Kaća disparaisse ?

Elle entrouvrit les lèvres, mais je la coupai aussitôt :

— Non, bien sûr. Tu m’as toujours méprisée.

Ma poitrine se comprima, la vieille blessure sur le point d’émerger, mais la colère prit vite le dessus. J’avais renoncé à obtenir son affection depuis longtemps, et l’amertume avait laissé la place à une bombe à retardement.

— M’ignorer, me rejeter, me blâmer, tout en me faisant culpabiliser pour subvenir à tes besoins. Tu as toujours été une assistée, une hypocrite, incapable d’observer son reflet dans le miroir. Je me fous de ta rancœur et je ne tolérerai pas que tu l’utilises comme prétexte. Il est fort probable que ta fille se soit volatilisée à cause de vos recherches à la con. Les vampiri ont été informés de l’existence de ces carnets. Je te conseille donc de cracher le morceau, Milica.

— Les… les vampiri ?

Je hochai la tête, tandis qu’elle serrait le carnet dans ses mains trop manucurées.

— Es-tu en contact avec l’un…

— Réponds à ma question.

Elle fixa le sol, les larmes mouillant ses yeux verts. Elle me pria de l’excuser un instant, avant de se laisser choir sur un fauteuil.

— Oui, je suis une sorcière. Mes parents étaient serbes, mais nous avons passé une partie de mon enfance à Ekaterinburg, en Russie. Leurs pouvoirs étaient faibles, tout comme le mien, mais j’ai appris les bases du wiccanisme. Le gouvernement russe étant très conservateur, nous veillions à ne pas attirer son attention.

— Pourquoi ne pas être restée là-bas ? m’étonnai-je.

— Je ne me retrouvais pas dans cette société. La menace des Cachés planait déjà à l’époque et certains membres hauts placés du coven envisageaient une alliance avec eux. Comme nous descendions d’Élia Montgomery, mes parents et moi étions sans cesse sollicités pour devenir le symbole de cette alliance.

Elle sécha ses larmes d’un geste sec, avant de reprendre :

— Je déteste ces créatures au plus haut point. Leurs massacres, l’utilisation des humains comme garde-manger, leurs mensonges… Je refusais de les rejoindre. Ils pensaient que mon don se développerait, qu’en travaillant, je deviendrais aussi puissante qu’Élia et son fils, William. Puisque nos opinions divergeaient, je suis partie. Ma mère m’a aidée à changer d’identité et à regagner la Serbie. L’histoire aurait dû s’arrêter là.

Elle se releva brusquement, avant de sortir une bouteille de rakija. Milica ne buvait jamais d’alcool, même pour les occasions exceptionnelles. Le récit éveillait sans doute des souvenirs douloureux, mais je ne parvenais toujours pas à la plaindre.

— Ta sœur, après ton départ de la maison, a commencé à se plaindre de cauchemars, ajouta-t-elle. Tout concordait : la légende d’Élia, la conquête des Cachés, la naissance de pouvoirs… J’ai fini par lui avouer la vérité, et puisqu’elle semblait également les haïr, je lui ai enseigné les rites wiccans, sans imaginer qu’elle irait aussi loin.

Face à sa détresse visible, je n’insistai pas. Si Kaća avait senti ses pouvoirs naître, cela signifiait que ma mère ne les avait pas bridés, ou que ma sœur était trop puissante. Cela me frustra ; une fois encore, elle héritait du beau rôle, alors qu’elle n’avait aucun sens des réalités. J’étouffai néanmoins ma jalousie pour analyser la situation. Que ma sœur ait cherché à en apprendre plus ne me surprenait pas. Milica avait très bien pu freiner ses ardeurs afin de la protéger, en vain.

— Tu aurais dû m’en parler, maugréai-je. Kaća ne s’est pas contentée de tes enseignements, elle a aussi contacté le grand marš. J’aurais pu la dissuader de s’immiscer dans ce milieu !

— Peut-être.

— Peut-être ?

Évidemment, aucune excuse ou aucune reconnaissance. Milica recommença ensuite à ranger les provisions comme si de rien n’était, comme la situation ne se trouvait pas au point mort. Je repris le carnet qu’elle avait laissé, avant de renfiler mon manteau. Ma mère ne réagit pas, mais au moment de franchir l’entrée, elle ajouta :

— Le pouvoir d’Élia est dangereux, Svetlana. En gardant le secret, je vous ai préservé d’une vie compliquée. Le monde des sorcières est gangrené par l’influence des Cachés. Un jour, elles se rallieront toutes à ce Laurent. Elles rechignent pour l’instant, mais lorsqu’ils décimeront l’humanité, elles plieront.

Je faillis cracher que laisser sa fille aînée en pâture au grand marš ne valait pas mieux, mais je renonçai, trop lasse pour déclencher une nouvelle dispute. Je partis en silence, avant de rentrer chez moi.

***

L’air était étouffant, à Leštane. La lumière à l’étage m’indiqua que Dimitrije ne dormait pas encore, et je ne me résolus pas à monter. Je fermai discrètement la portière de ma voiture, puis cherchai désespérément de quoi calmer ma colère.

Un détail m’échappait, je le savais. Jamais elle n’aurait lâché Kaća. Elle l’adorait trop pour la laisser risquer sa vie ainsi. Son indifférence ne collait pas, mais pourquoi aurait-elle menti à ce sujet ? La piste de la disparition volontaire s’insinua dans mon esprit, sans que je parvienne à y trouver un sens. Pourquoi envoyer ma sœur affronter les Cachés, si elle avait fui le coven pour cette raison ?

Je m’adossai contre la voiture, frustrée. Au même moment, l’orage commença à gronder. Impossible de ruminer dehors, il me faudrait supporter les bavardages de Dimitrije. Avant de rentrer, j’observai les poubelles qui n’avaient pas été ramassées. Je perçus aussitôt le magnétisme du médaillon, mais portai mon attention sur les avis de recherche. Ils avaient été enlevés, signe que l’affaire avait été résolue. En jetant un œil à un journal abandonné, je découvris son avis de décès.

Une fois chez moi, Dimitrije ne m’adressa pas un regard. Il zappait machinalement, affalé dans le canapé. Les médias dénonçaient une nouvelle série de meurtres aux alentours de Beograd, Novi Sad et Medveđa.

— Ils ont ressassé ça toute la journée, soupira Dimitrije. Dix personnes vidées de leur sang à Beograd, un symbole rituel tracé sur leur nuque. Ils ne t’en ont pas parlé, à l’Agencija ?

— Misha ne m’a pas recontacté pour le travail, mentis-je.

Inutile de lui annoncer mon lien avec la sorcellerie maintenant. Je m’assis à côté de lui, but une gorgée de sa canette de bière, avant de sentir le poids de la défaite s’abattre sur mes épaules.

— T’es bizarre, Sveta. Je te vois à peine, tu mènes l’enquête de ton côté, tu changes physiquement… On dirait presque que tu te transformes en vampir, avec tes cheveux blonds et ton teint d’aspirine.

J’ébauchai un sourire contrit, tout en frissonnant. L’hypothèse m’avait effleuré l’esprit, mais comment aurais-je pu attraper le virus de Jouvence ? Il s’agissait de l’unique moyen de se transformer en Caché, selon les études. Une morsure suffisait à contaminer le sang, qui paralysait les membres de la victime, la tuait, puis la réanimait en figeant le corps dans une jeunesse éternelle.

Face à mon désarroi, Dimitrije posa sa main sur la mienne. Je me crispai et me concentrai sur la télévision pour ne pas le rejeter. Je me savais lâche de jouer la comédie, de continuer à mentir alors que je préférais mille fois coucher avec Konstantin plutôt que lui. Pourtant, je me réfugiai dans l’illusion de notre couple normal.

— Parle-moi, me supplia-t-il.

Il me caressa les cheveux, en me toisant avec compassion. Je me mordis les lèvres afin de ne pas céder à la tentation de tout lui raconter. Il comprendrait, bien sûr. Il me soutiendrait, me répéterait que Milica avait de bonnes raisons de se taire, lui trouverait des excuses que je ne désirais pas lui donner. Ma mère ne m’avait pas protégée, elle n’avait pensé qu’à elle, comme toujours.

— Je vais dormir, annonçai-je.

Je me dégageai doucement de lui, puis fonçai dans la salle de bain pour couper court à tout interrogatoire. Ma montre bipa, et comme s’il avait lu dans mes pensées, Konstantin demandait de mes nouvelles. Je souris comme une adolescente, choisis soigneusement mes mots avant de répondre, puis songeai à la journée du lendemain. Cuisiner Milica était une option, mobiliser mes contacts du grand marš aussi, mais j’avais besoin de me raccrocher à quelque chose de normal.

J’étouffai la voix qui me sommait de me reposer, puis écrivit à Misha. Reprendre le travail ne me ramènerait pas à ma vie d’avant, mais je pouvais joindre l’utile à l’agréable en poursuivant mon enquête sur le portail du Demi-Monde.


Texte publié par Elia, 20 avril 2020 à 14h30
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