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tome 1, Chapitre 8 « Pleurer dans les chaumières » tome 1, Chapitre 8

Tout était étendu sur la table du salon : les quatre carnets, les médaillons de la Bela Dama et de Vlad. Je me resservis un verre de rakija, en chassant de mon esprit les sermons de Dimitrije s’il me voyait dans cet état. Depuis mon dîner avec Konstantin, j’oscillai entre l’angoisse, l’excitation et l’obsession.

Après avoir dérobé le carnet dans la chambre de Milica, j’étais rentrée à Leštane, profitant de l’absence de mon copain pour analyser chaque information relatée par ma sœur. Konstantin ne m’avait pas menti : elle avait récolté tant d’anecdotes sur les Cachés qu’il était impensable que cela ne soit pas parvenu aux oreilles de Laurent.

L’alcool eut un goût amer sur ma langue, mais m’aida à ne pas m’écrouler de sommeil. Je me lançais à présent dans la lecture du dernier carnet. Le premier chapitre avait été établi grâce à la collaboration de ma mère. La surprise laissa vite place à l’incompréhension. Dans son témoignage, Milica fournissait une tonne de détails sur un coven russe, localisé près d’Ekaterinburg. Tous les rituels de notre époque étaient décrits avec une grande précision, ce qui signifiait que ma génitrice y avait vécu un moment.

Maintenant, il me fallait trouver quel lien existait entre ma sœur et les Cachés, mais aussi entre ma mère et les sorcières. Néanmoins, si Milica était liée à ces dernières, cela justifierait peut-être pourquoi ma sœur haïssait tant les Cachés. La haine entre ces deux « peuples » était ancestrale.

Je me servis un second verre.

Le chapitre suivant retraçait un arbre généalogique sur une dizaine de générations. Si la famille de mon père n’y figurait pas, celle de ma mère, en revanche… Visiblement, nos racines serbes demeuraient récentes. Mes aïeux s’étaient installés ici dans les années 1900 pour un motif que je n’expliquais pas. Avant, les noms à consonance anglophone m’indiquèrent des origines britanniques, exactement comme Konstantin.

Enfin, je tiquai à la lecture du nom d’Élia Montgomery. Je me versai un autre verre histoire d’encaisser le choc. Si ma mère et ma sœur ne se trompaient pas, elle demeurait l’une de nos ancêtres. La légende noire de cette sorcière m’arracha un frisson. Comment pouvais-je descendre de la femme qui avait livré l’humanité du Demi-Monde aux Cachés ?

Elle est aussi tarée que toi, chantonna une voix mélodieuse.

Je contemplai les différentes branches de l’arbre, partagée entre l’envie de tout déchirer et celle d’étrangler ma mère. Pourquoi m’avoir dissimulé une telle chose ? Pourquoi avoir laissé ma sœur contacter la branche ésotérique du grand marš, au lieu de quérir mon aide ?

Je lâchai un cri dans le salon désert, ignorant quoi faire. Plus j’avançais, plus la brume qui entourait la disparition de Kaća devenait opaque. Je pouvais contacter Konstantin, rejeter ma rage sur lui, ou demander des précisions à Misha ; toutefois, aucune décision prise sous l’effet de la colère ne me serait utile.

À la place, je pris une douche brûlante. Dimitrije ne rentrant pas avant l’aube, cela m’offrirait le temps de me reposer et d’adopter la stratégie adéquate. Tandis que je me savonnais, la voix de Konstantin éveilla une douce chaleur dans le creux de mon ventre. Il y avait des mois, voire des années, que je n’avais éprouvées un tel désir pour un homme. Mon amour pour Dimitrije s’était éteint depuis un moment, et nous nous leurrions tous les deux à ce sujet. Une fois lavée, je me séchai, puis brossai mes cheveux abîmés face au miroir. Depuis ma crise de l’autre jour, j’évitais de m’attarder trop longtemps sur mon corps épuisé. Je discernai bien des mèches plus claires que d’autres, ainsi que les éclats argentés dans mes pupilles, mais je m’obligeai à ne pas y accorder trop d’attention.

Pourtant, quand je jetai un œil discret à mon visage amaigri, toutes les informations accumulées ces derniers jours me submergèrent. Incapable de les trier, ma tête commença à tourner et je manquai de vaciller. Je me rattrapai in extremis au lavabo, puis fonçai vers mon lit, sans me soucier des affaires qui traînaient au milieu du salon.

***

— Sveta ?

Dimitrije était penché sur moi, ses yeux bruns me toisant avec inquiétude. Il posa une main sur mon front qui paraissait brûlant, tandis que je clignai des yeux d’un air hébété. Ma tête était lourde, comme si j’avais trop bu la veille. En fixant le réveil, je constatai que j’avais dormi une dizaine d’heures.

Ma montre indiquait plusieurs appels manqués : Milica, Misha et Konstantin. Je lâchai un grognement las, avant d’enfoncer ma tête contre l’oreiller. Je me sentais nauséeuse, incapable de sortir de ma léthargie. Je me morigénai de montrer si faible, mais mon corps refusait d’obéir. Dimitrije, compatissant, s’assit sur le rebord du lit et tapota ma main. Son contact me répugna, sans que je comprenne pourquoi.

— Allez, Sveta, bouge-toi les fesses. Ta mère nous attend, elle a apparemment contacté un journaliste local.

Je lui répondis que cela ne servait à rien, mais il avait déjà quitté notre chambre. Je constatai qu’il avait ramené mes carnets sur la table de chevet, et je les rangeai en vrac dans mon sac à main. Tout en avalant un petit-déjeuner, je consultai mes messages. Misha m’avait envoyé un email, où il me demandait si je souhaitais reprendre le travail pour me confier une mission à Medveđa, tandis que Konstantin prenait de mes nouvelles.

Le message me fit plus plaisir qu’escompté, mais je ne répondis pas tout de suite. Il me fallait expédier la rencontre avec le journaliste, puis terminer l’analyse du témoignage de Milica. Je n’avais aucune envie de la revoir après la découverte de son mensonge, mais après tout, je n’étais plus à une frustration près.

Une fois le petit-déjeuner avalé, je me précipitai dans la salle de bain. Pour jouer la parodie de la famille dévastée, il me fallait une fois de plus atténuer mon apparence cadavérique. Je nouais mes cheveux dans un chignon lâche, puis me tartinai de maquillage. Je me trouvais certes moins terrible que les jours précédents, à moins que je m’y sois habituée.

Au moment de partir, je fus incapable de bouger. Mon corps tremblait, encore victime du manque de sommeil et de mon hygiène épouvantable ; même le fond de teint n’atténuait plus ma pâleur maladive. Assister à la rencontre avec le journaliste me viderait un peu plus, et je ne surmonterais pas une nouvelle vexation. Toutes les révélations de ces derniers jours n’avaient pas encore été digérées.

Pour la première fois, je choisis la voie de la raison.

— Attends, Sveta, ce n’est pas sérieux, me sermonna Dimitrije.

Je haussai les épaules, puis m’assit sur le lit sans écouter ses protestations.

— L’interview est importante pour retrouver ta sœur, tu ne peux pas…

— Ma mère pleurera dans les chaumières bien mieux que moi, maugréai-je. Rejoins-là si tu tiens à jouer les gendres parfaits, mais j’ai une enquête à mener.

Puisque l’heure tournait et que nous étions déjà en retard, il n’insista pas. Lorsque j’entendis la voiture démarrer, un sourire s’étira sur mes lèvres. Dimitrije était pourtant présent et je me savais ingrate de l’abandonner à un moment si difficile. Il détestait ma mère autant que moi, mais j’avais assez donné. D’ailleurs, le soulagement qui m’envahit m’indiqua que j’avais pris la meilleure décision.

J’allumai un peu de musique, puis préparai un nouveau café. Les carnets traînaient toujours dans mon sac à main et le magnétisme du médaillon, que j’avais oublié à cause de mon absence, devint plus puissant que d’habitude. Agacée, j’ouvris la boîte où je l’avais rangé, avant de sursauter face à la vive chaleur qui me piqua la peau. Je lâchai un juron, puis réalisai qu’une cloque s’était formée sur mon doigt.

N’y tenant plus, je refermai la boîte pour la jeter dans la benne à ordures. Avec un peu de chance, les éboueurs passeraient demain et je n’en entendrais bientôt plus parler. Je refermai le couvercle avec rage, puis la fixai, comme pour m’assurer que je n’hallucinais pas. Pourquoi n’avais-je pas pensé à m’en débarrasser plus tôt ?

Je regagnai le studio, mais dès l’instant où j’arrivai dans le salon, une vive douleur me plia en deux. Je tombai à genoux sur la moquette, serrant les dents et les poings dans le vain espoir de la soulager. Mon corps était en feu, mon sang bouillonnait, et ma peau déjà maltraitée blêmit un peu plus. Ma tête commença à tourner dans tous les sens et je me précipitai vers les toilettes pour vomir.

Je réalisai avec horreur que je régurgitais mon sang, mais il me fut impossible de me reprendre. Je m’accrochai au rebord des WC, tout en m’obligeant à ne pas paniquer. Quelques minutes plus tard, je recouvrai mon souffle, puis me relevai avec difficulté. Je cherchai un médicament dans l’armoire à pharmacie et hésitai à contacter Dimitrije. Je renonçai, peu désireuse de subir ses reproches et son inquiétude. À la place, je me passai de l’eau sur le visage, puis constatai avec effroi que de nouvelles mèches de cheveux tombaient.

Ne, ne, ne ! hurlai-je.

J’avais l’impression de devenir chauve et face à mon teint plus cadavérique que jamais, je me résolus à appeler Misha.

***

— Tu n’aurais pas dû tant tarder, soupira mon patron en sortant une seringue.

J’étais allongée sur un lit d’appoint, dans le laboratoire médical de l’Agencija. J’avais averti Dimitrije de mon absence, sans toutefois lui préciser que je m’apprêtais à effectuer des analyses. Ma nausée s’était calmée, et ma fièvre était retombée. Je me sentais à peu près mieux, même si j’étais trop affaiblie pour me concentrer sur quoi que ce soit.

— D’après les premiers résultats, il ne s’agit pas d’un virus banal, expliqua-t-il en me tendant une feuille. Mais tu te surmènes depuis des semaines, Sveta. Tu manques de vitamines, de magnésium, enfin de tout. Depuis quand n’as-tu pas pris un vrai repas ? Et à quand remonte ta dernière nuit de sommeil ?

Je gardai le silence. Je tirai sur la corde depuis trop longtemps et il le savait autant que moi. Au lieu de m’assommer de reproches, il tira la chaise près de mon lit et m’observa avec compassion.

— J’ai demandé un examen supplémentaire, me révéla-t-il. Les carences s’expliquent par ton hygiène de vie déplorable, et ta chute de cheveux est peut-être liée à ça. En revanche, les mèches claires, ainsi que les éclats argentés dans tes iris m’alarment.

— Tu n’es pas le seul, ironisai-je.

— Je sais que la disparition de Katharina te ronge. Il est normal de s’acharner pour la retrouver, mais n’y laisse pas ta santé.

Je fis mine d’approuver ses dires, même si je n’avais aucune intention d’abandonner. Je me trouvais sur la bonne piste, je le sentais. Mon instinct ne me trompait jamais et je n’avais pas le droit de l’abandonner. Misha se doutait que je continuerais, et j’espérais qu’il ne se mettrait pas en travers de mon chemin.

— Oublie la mission à Medveđa, ainsi que tes contrats d’assassinat, insista-t-il. Regarde-toi, bordel ! Tu n’es plus que l’ombre de toi-même. Repose-toi, souffle. Ta mère gère du mieux qu’elle peut, tu l’aideras plus tard.

— Tu ne comprends pas.

Milica m’avait menti et je ne lui faisais plus confiance. En témoignant auprès de ma sœur, elle l’avait exposée au danger. Il était impensable qu’elle ne mesure pas les conséquences de sa décision, elle connaissait le danger du grand marš et de ses branches les plus obscures. Quand je parlais des carnets à Misha, celui-ci ébaucha une moue pincée.

— Es-tu certaine qu’il s’agit de ta mère ? s’étonna-t-il.

— Elle a noté son nom et je l’ai découvert dans sa table de chevet. Elle parle en détail d’un coven russe, et cela signifie qu’elle y a vécu à un moment ou un autre. Ces informations sont compromettantes, Misha. Si quelqu’un de mal intentionné tombait dessus, Milica en subirait les conséquences. Ma sœur n’aurait jamais écrit son nom sans raison particulière.

Cependant, je me rappelai qu’elle avait caché les cahiers dans un endroit où Karl était en mesure de les découvrir et me les transmettre ; il était donc probable qu’elle ait inscrit le nom de notre mère pour me révéler autre chose.

— Hum… La descendante d’Élia Montgomery, commenta-t-il en parcourant l’arbre généalogique. Sacré prestige, tu ne trouves pas ?

— Sacrés ennuis, tu veux dire. Je ne sais même pas comment elle a réussi à remonter jusqu’à elle !

— Les sorcières qui se sont implantées dans notre Monde ont préservé leur héritage. Si ta mère a des relations avec l’un des covens, cela ne me surprend pas. Pense plutôt aux conséquences de ton héritage génétique.

— Quelles conséquences ?

Il esquissa un sourire sinistre.

— Eh bien… D’après les affirmations des sorcières, ainsi que le contenu des carnets, je présume, la transmission d’un pouvoir magique s’effectue de génération en génération, sauf s’il a été volontairement bridé. N’as-tu jamais été victime d’incidents illogiques ?

Je secouai la tête. Hormis ma rencontre avec la Bela Dama, le médaillon et la mort subite de Vlad, il ne m’était jamais rien arrivé de surnaturel.

— Hum… Tes dons, si tu en as, ont peut-être été bridés, suggéra-t-il. Rassure-toi, tu n’es pas la seule dans ce cas. Nombre de sorcières ont préféré se mêler à la société civile. Certaines ont tu leurs origines à leurs enfants et…

J’enfouis mon visage contre mes mains. Je divaguais. Si ma famille était issue d’une lignée de sorcières, je l’aurais su. Il ne pouvait en être autrement.

— Et si les Cachés avaient attaqué Kaća pour cette raison ? m’affolai-je. Elle a voulu enquêter sur ses origines et ils auraient découverts son lien avec elle.

— Élia Montgomery a aidé Laurent, il n’a donc aucune raison de blesser ses descendantes, au contraire, soupira Misha. Pour l’instant, il faut confirmer l’existence de ton héritage magique et de ton ascendance. Je vais procéder à une analyse ADN.

Je reposai la feuille des examens préliminaires, à la fois dévastée et lasse. Si mes craintes étaient fondées, le plan de Konstantin prenait sens. Je n’étais pas une simple tueuse à gages, bonne à jeter en pâture. J’étais plus, bien plus.

Je me rallongeais sur le lit, les pièces du puzzle se rassemblant peu à peu dans ma tête. Il me restait de nombreuses questions à résoudre, mais les choses devenaient plus limpides. Il y avait quelque chose à creuser du côté de ma famille maternelle et je comptais bien obtenir le fin mot de cette histoire.


Texte publié par Elia, 31 mars 2020 à 19h54
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