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tome 1, Chapitre 4 « Le silence par les mots » tome 1, Chapitre 4

Je roulai sans m’arrêter, après avoir ordonné à Dimitrije de s’installer sur le siège passager. L’orage grondait de plus belle, au point qu’il nous fut bientôt impossible de discerner quoi que ce soit autour de nous. Je m’obstinai pourtant, déterminée à repérer ces deux idiotes et à les ramener à la maison le plus vite possible.

Iznivite , mama, marmonnai-je en l’appelant. Kaća n’est nulle part.

Elle ne traînait ni dans le restaurant où nos parents nous emmenaient autrefois, ni à la bibliothèque. Ma sœur était une grande lectrice, à l’imagination débordante. J’avais également examiné son lycée, où elle avait achevé ses études quelques mois plus tôt. Depuis, faute de moyens, elle restait chez elle afin de chercher un travail. Rares étaient les jeunes à entamer des études à notre époque.

Dépitée, je me garai non loin du domicile de Milica et tentai de joindre ma sœur. Aucune réponse. Je recommençai avec Tijana, mais tombai directement sur la messagerie.

— Ces cruches n’ont pas pu se volatiliser dans la nature !

— Je n’ai aucune nouvelle de mes contacts, soupira Dimitrije. Nous ferions mieux d’attendre demain. Ta sœur n’a pas peut-être vu l’heure passer et…

Il se fourvoyait et nous le savions tous les deux. Les temps étaient si dangereux que personne ne partait sans donner des nouvelles à ses proches. La menace des vampiri planait, tout comme les délinquants du grand marš. La violence se déclenchait pour tout et n’importe quoi ici : un regard mal placé, une parole prononcée, des rumeurs plus ou moins fondées… Il suffisait d’emprunter une ruelle au mauvais moment pour que tout s’arrête.

Ma mère me proposa ensuite de faire le point avec Karl, le copain de ma sœur. J’acceptai, bien que le cœur n’y soit pas. Cependant, j’avais besoin de réunir les différentes versions de l’histoire pour envisager d’autres pistes. Karl étant un drogué, il pouvait très bien avoir entraîné ma cadette dans une sale histoire. J’y pensais depuis le début, mais il me jurait qu’il était clean depuis un moment. Je l’avais donc écarté de la liste des suspects afin de me concentrer sur l’hypothèse d’une fugue ou d’un égarement.

— Que raconte Karl ? me demanda Dimitrije.

— Qu’elle n’est jamais arrivée chez lui et que ses appels restent en absence. Il a refait le trajet en moto, a interrogé les témoins, mais ça n’a rien donné.

En même temps, qui prendrait la peine de répondre à un drogué ? Karl ressemblait à un squelette avec son teint cireux, son corps maigrichon et ses cernes dignes d’un cadavre. J’étouffai mes sarcasmes et me résolus à rejoindre Milica chez elle. Une bonne nuit de sommeil, ainsi qu’un nouveau plan d’attaque, nous seraient bénéfiques.

Quand ma montre bipa en affichant le nom de Karl, je décrochai, m’attendant au pire.

— Quoi de neuf, Karl ?

— Tu es chez Milica ?

— Dans cinq minutes. Pourquoi ?

— Peux-tu venir chez moi ? J’ai… j’ai besoin de te parler.

Bingo ! Je respirai doucement afin de calmer ma colère naissante, mais mes poings se crispaient déjà sur le volant.

Dimitrije m’enjoignit à ne pas imaginer le pire immédiatement. J’avais pourtant de bonnes raisons de m’inquiéter : s’il travaillait dans une laverie, il vendait aussi de la drogue dans le quartier, puisque la boutique fonctionnait à perte. Je l’avais grillé dès le jour où Kaća me l’avait présenté, en acceptant de garder le secret tant qu’il ne nous attirait pas d’ennuis. Ma mère le considérait comme un jeune homme normal, puisqu’il savait maintenir les apparences et possédait un appartement plutôt coquet. Qu’il vende de la drogue ne me dérangeait pas, mais ses collaborations avec de plus gros trafiquants m’inquiétaient. Karl n’avait pas la carrure d’un bandit, mais il était désespéré financièrement.

Or, tout le monde savait à quel point ces personnes-là étaient des proies faciles.

— Bordel Karl, si tu…

— Du calme, Sveta ! Je n’ai pas impliqué ta sœur dans mes histoires, c’est promis.

— Je ne peux pas faire faux-bond à ma mère, répliquai-je. Elle se doutera de quelque chose, surtout si nous la prévenons en même temps.

Karl soupira, et marmonna un juron dans sa barbe.

— Ok, mais c’est urgent, insista-t-il, la voix éraillée. Je veux pas mêler Milica à ça, surtout qu’elle est louche aussi. Passe à mon appartement, je suis pas encore parti.

Sans attendre ma réponse, il raccrocha. J’échangeai un regard sombre avec Dimitrije, qui connaissait le jeune homme aussi bien que moi. Il habitait à quelques pâtés de maison et je ne pouvais décemment pas l’ignorer alors qu’il m’avait semblé très agité. Si je fonçais chez ma mère, je risquais de perdre une piste précieuse.

Je changeai ma trajectoire, mais avant de me garer, j’examinai la rue afin d’y déceler la moindre entourloupe. Karl avait peut-être de bonnes intentions, mais il ne savait pas se défendre face à des petites frappes. Il valait mieux assurer ses arrières. Puisque le quartier semblait désert, je sonnai à l’entrée de l’immeuble, Dimitrije derrière moi.

— Je t’attends en bas, me révéla-t-il. Au moindre doute, bipe-moi.

D’ordinaire, je détestais lorsqu’il jouait les protecteurs avec moi. Hormis des sermons de temps à autre, il ne se mêlait pas de mes affaires, sauf quand il estimait que le contrat était trop dangereux. Parfois, il insistait pour exécuter les victimes à ma place, mais je refusais toujours. Dimitrije était futé, calculateur, mais si je le laissais gérer les choses pour moi, je ne m’en sortirais pas. Cependant, sa présence me rassurait aujourd’hui. Mes nerfs étaient en pelote et malgré mon pistolet dissimulé dans mon sac à main, un observateur supplémentaire ne serait pas de trop.

Karl m’accueillit, vêtu d’un vieux jogging et d’un tee-shirt informe. Ses cheveux noirs partaient dans tous les sens, et sa peau était parsemé de petits boutons. Il se perdit dans des bavardages inutiles, signes de sa nervosité. Je le rendais nerveux, car il tournait souvent autour du pot lorsqu’il devait s’adresser à moi. Je m’assis dans le salon, en ravalant une réplique cinglante sur son apparence, tandis qu’il continuait à me raconter sa vie.

— Tu as l’air au bout du rouleau, commentai-je.

Il se gratta les cheveux, avant de répliquer :

— Je te retourne le compliment.

— La disparition de Kaća accapare mon attention. Maintenant, explique-moi ce qu’il se passe. Si tu m’annonces que tu es responsable d’une manière ou d’une autre de la situation, je…

Il m’interrompit d’un geste.

— Non, je te le jure, Sveta ! Je sais que les apparences ne jouent pas en ma faveur, mais je suis clean.

— Et moi, je sais ce que tu fiches en dehors de la laverie.

— J’ai toujours préservé ta sœur de mes affaires, s’agaça-t-il. Elle ne met jamais un pied à la laverie et je m’assure qu’on ne nous voit pas ensemble. T’inquiète, je gère de ce côté-là. Par contre, j’ai découvert des trucs étranges sur Milica et elle, hier.

Je fronçai les sourcils ; que pouvait-il y avoir d’étrange sur elles, puisqu’elles quittaient à peine leur maison ? Il m’enjoignit à patienter et revint quelques secondes plus tard avec un sac à main gris. Il était de bonne qualité, bien qu’un peu écorné à certains endroits. Je le reconnus aussitôt, puisque je l’avais offert à Kaća pour son seizième anniversaire.

Quelque chose n’allait pas. Non seulement ma sœur sortait peu, mais elle n’allait jamais dehors sans ses affaires. Cela équivalait à un suicide. Or, le sac abritait tous ses effets personnels. Il y avait ses papiers d’identité, du maquillage, de l’argent et sa montre-portable. Je découvris également un petit carnet noir, avec un stylo usagé.

— Je l’ai trouvé sous le lit, m’expliqua-t-il. Soit elle l’a oublié lors de sa précédente visite, soit elle est repassée chez moi le matin de sa disparition, car comme je dissimule la drogue là, bah…

Il s’éclaircit la gorge, puis m’invita à examiner la montre et le carnet.

— J’irai droit au but, reprit-il. Depuis plusieurs mois, je trouve ta sœur bizarre. Tu n’as probablement rien remarqué avec Milica, car elle donnait le change face à vous, mais elle semblait absente, déconnectée de la réalité. Comme j’étais très occupé avec la laverie, j’ai pas insisté. Un jour, j’ai fini par l’interroger, mais j’me suis heurté à un mur. Comme elle avait laissé son carnet, je l’ai parcouru et j’ai vu un symbole vraiment dérangeant.

— Quel symbole ?

— Un soleil qui verse des larmes de sang.

L’évocation de l’emblème me rappela évidemment le médaillon. Lorsque Karl me désigna la page concernée, je faillis lâcher le carnet sur mes genoux. S’agissait-il d’une coïncidence ? Depuis que la Bela Dama m’avait transmis le bijou, tout allait de mal en pis. Pourtant, je refusais de croire que les vampiri unissaient mon accident à sa disparition ; je ne le croyais pas, et je ne voulais surtout pas le croire.

— Tu le connais, hein ? soupira Karl. Il désigne ces enfoirés de vampiri.

— Il y a trois jours, j’ai reçu la visite de deux types à la laverie, ajouta-t-il. Ça ne prouve sûrement rien, mais… Ne me juge pas, Sveta. Je suis peut-être fou, j’exagère peut-être, mais…

— Ne. Tu as eu raison de t’adresser à moi.

Encouragé par mes paroles, il poursuivit :

— Ils sont entrés sans m’adresser la parole. Ils ont ensuite parcouru la boutique en reniflant certains endroits, m’ont fixé comme si j’étais un tas de viande et sont partis. Au départ, j’ai pensé que c’était des caïds venus m’intimider, mais tu aurais vu leur dégaine… Pâle comme un cachet d’aspirine, des iris argentés, presque aussi blancs que leurs yeux… C’était malaisant.

— En effet, ça correspond à leur description.

— Leur dégaine est aussi flippante que le symbole. Ils avaient un tatouage sur leur poignet.

Bordel.

Les coïncidences étaient trop nombreuses. Si j’ignorais le motif pour lequel j’avais reçu le médaillon, je soupçonnais ma sœur – et Karl – d’avoir trempé dans des histoires qui avaient échappé à leur contrôle. Mes rares rencontres avec les vampiri m’avaient laissé un souvenir mémorable. Les plus puissants d’entre eux ressemblaient à des humains, les autres, en revanche, avaient plutôt l’allure de cadavres. Néanmoins, leur soif de sang, ainsi que leur façon de se mouvoir avec la rapidité d’un félin rendaient toute chance de gagner contre eux impossible.

— Le surlendemain, Kaća disparaissait. Si tu consultes le carnet, tu découvriras des choses vraiment étranges. Elle parle de sorcellerie, de Demi-Monde, de guerre avec les Cachés. Elle… elle est persuadée que ta mère possède des dons.

Je réprimai un rire méprisant. Milica, utiliser des pouvoirs magiques ? Non, cela ne collait pas ! Je me promis toutefois de lire le carnet à tête reposée, après avoir fait le point avec ma génitrice.

Les sorcières existaient, bien sûr. Ces humaines, issues originellement du Demi-Monde, avaient fui ici quelques siècles plus tôt afin d’échapper à la domination des Cachés. Certaines avaient rejoint leur rang malgré leurs exactions. Quant aux autres, elles s’étaient soit mêlées à la société, soit recluses dans des covens à l’écart de toute civilisation. L’Agencija entretenait peu de contacts avec elles, sauf pour recueillir des informations.

— Tu ne me prends pas pour un fou ? s’inquiéta Karl tandis que je parcourais les pages.

— Pas encore.

Je préférerais qu’il le soit. Tout le monde savait que les Cachés et les sorcières se vouaient une haine sans borne. D’ailleurs, qui appréciait les vampiri ? Ils n’apportaient que le malheur, le chaos et la destruction. Ils avaient éradiqué les Hommes du Demi-Monde en moins d’une décennie. Si ma sœur possédait des liens avec les sorcières, et qu’ils l’avaient découvert…

Ne t’affole pas maintenant. Ce n’est qu’une hypothèse.

— Je suis désolé de t’apporter de si tristes nouvelles, déplora-t-il.

— Ne le sois pas. Plus tôt nous trouverons des pistes, plus tôt nous la sauverons.

Mon optimisme sonnait faux ; je m’entendais mentir. Pourtant, je n’avais pas d’autre option. Si j’abandonnais maintenant, qui ramènerait ma sœur à la maison ? Milica ? Karl ? La policija ? Personne ne se bougerait les fesses. Les gens se lamentaient sur leur sort, entamaient des démarches administratives insensées, sans oser affronter la source du problème. Je craignais les Cachés, mais si l’un d’eux blessait Kaća, je prendrais les armes.

— Merci de m’avoir écouté, Sveta. Dès que j’ai du nouveau, je t’appelle.

— Merci de m’avoir avertie. Surveille tes arrières, Karl. J’ai l’impression que la situation n’ira pas en s’arrangeant.

1Désolée


Texte publié par Elia, 10 mars 2020 à 16h07
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