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tome 1, Chapitre 2 « Milica, la kurva » tome 1, Chapitre 2

Le lendemain après-midi

J’avais mal, trop mal. Pourquoi n’avais-je pas pris un anti-douleur en rentrant à la maison ? Le choc de l’accident avait été plus violent que prévu. Tout en râlant contre mon obstination mal placée, je m’extirpai de mon lit, avalai un médicament, puis consultai mes mails en attente.

Je ne devrais pas travailler. Misha m’avait officiellement imposé une semaine de congé, la première en trois années, mais je n’arrivais pas à me reposer. J’étais d’avoir rencontré l’une de ces auto-stoppeuses fantômes, qui apparaissait aux vivants dans le but de leur transmettre un message. La Bela Dama, même si ce n’était pas la légende la plus populaire en Serbie. Ici, on préférait les vampiri.

Ma réaction face à la Bela Dama m’alarmait ; pourquoi lui avais-je proposé mon aide au lieu de fuir ? Agacée de mon inertie, je répondis aux courriels urgents malgré les protestations de Misha afin de me changer les idées, puis parcourut ma boîte secrète, destinée aux contrats hors Agencija. En m’engageant, Misha espérait me tirer du grand marš et m’offrir une vie normale. Mon salaire suffisait à payer mes factures, mais je continuais à exécuter des gens en parallèle. L’argent facile, mêlé à l’adrénaline, influaient beaucoup sur cette décision.

Mon contact du grand marš me proposait diverses missions, faciles mais inintéressantes. La plupart m’engageaient sur plusieurs semaines, selon le mode opératoire exigé, la préparation de l’assassinat en lui-même, la gestion des imprévus et surtout, le nettoyage de mes traces. Si je n’y trouvais pas un minimum de plaisir, je le refusais.

Je finis par reporter mon choix sur l’un d’eux : tuer un mari violent et infidèle, empêtré dans les emmerdes avec ses créanciers. Méthode libre, à la condition que l’on impute la faute aux hommes qui lui voulaient du mal. L’épouse bafouée promettait 3 515 000 dinars , dont la moitié directement versée à l’acceptation de l’offre. Une somme honnête, qui servirait avant tout à subvenir aux besoins de ma génitrice. Plus vite j’économiserais, plus vite je me débarrasserais d’elle. Maintenant que ma réputation me permettait de viser haut, je n’allais pas me priver de ces contrats en or.

Une fois le mail de confirmation envoyé, je m’accordai une pause café. Je m’assis près de la fenêtre afin de contempler la rue déserte. Ici, pas de piétons, pas de commerces ouverts, juste des maisons abandonnées, des gousses d’ails suspendues aux fenêtres délabrées et des avis de recherches maladroitement plaqués un peu partout. J’en avais d’ailleurs repéré un nouveau, à propos d’un gamin qui jouait souvent au foot près d’un terrain vague.

D’ici quelques jours, les parents retrouveraient son corps déchiqueté. Les vampiri adoraient les enfants – leur sang était plus frais que les adultes, déjà usés. Je soupirai. Le travail ne manquait pas, et une vie entière ne permettrait pas d’élucider chaque crime commis. Néanmoins, la plupart des affaires comme celles-ci terminaient aux oubliettes. Au moins, le petit échappait à une existence pourrie. La plupart, faute de ressources ou de travail, devenaient comme Karl, le copain de Kaća : drogués ou alcooliques, à faire du trafic pour arrondir les fins de mois tout en maintenant les apparences devant la famille.

Ma montre-portable sonna et m’arracha à mes réflexions. En voyant la photo de ma mère, je grimaçai.

— Tu veux quoi ? crachai-je à l’hologramme qui se matérialisa.

— Bonjour à toi aussi, Svetlana. Je voulais t’avertir qu’à cause de toi, Kaća a pleuré toute la soirée et…

Lasse de lui crier dessus, j’inspirai une goulée d’air et optai pour le silence, sans écouter le flot de reproches qu’elle déversa pendant de longues minutes.

— Franchement, tu devrais avoir honte ! pesta-t-elle enfin, mettant un terme à ce réquisitoire stérile.

— Ne rejette pas la faute sur moi, mama. Tu n’as pas arrêté de me critiquer, d’insinuer que je me prostituais et de me blâmer alors que sans moi, tu te casserais le cul au travail.

Bien sûr, Milica préférerait mille fois se tuer à la tâche plutôt que de dépendre de moi. Malentendante de naissance, elle dépensait une fortune dans ses appareils auditifs. Lorsque mon père vivait encore, il entretenait la famille puisque ma mère, en dépit de ses efforts, ne trouvait aucun poste. Il fallait dire que la crise actuelle ne favorisait pas l’aménagement pour les personnes en difficulté ; les places étaient trop chères et donc réservées aux biens portants. Puisqu’il était hors de question de solliciter le grand marš, elle vivait comme femme au foyer, jusqu’au décès soudain de notre père.

Je n’avais pas hésité un instant à me sacrifier : je n’aimais pas l’école et le bien-être de ma sœur passait avant le reste. Cependant, jamais cette kurva ne m’avait manifestée la moindre reconnaissance. Si elle me méprisait du temps où tata vivait, les choses ne s’étaient pas arrangées. Elle avait continué à me critiquer, me rabaisser sans jamais m’expliquer le motif de son mépris. J’avais fini par abandonner, à force.

— Tu as intérêt à nous présenter des excuses, et vite ! s’écria-t-elle.

— Sinon quoi ? raillai-je.

Silence à l’autre bout du fil.

— On tombe d’accord, repris-je. Tant que tu recevras mon argent, je te conseille de te taire et de me foutre la paix.

Je raccrochai avant qu’elle puisse répliquer, puis retournai sur le sofa. Quelle journée de merde ! J’avais beau avoir coupé court à la conversation, elle reviendrait tôt ou tard à la charge, en montant ma sœur contre moi. Jusqu’à présent, Kać se tenait à l’écart de nos disputes, mais plus le temps passait, plus elle se rangeait du côté de notre génitrice.

Ma montre vibra de nouveau et la vue de mon patron me réchauffa le cœur.

Zdravo, Misha. Quelles sont les nouvelles ?

Mon patron fronça ses sourcils bruns et répondit :

— Tu vas mieux ?

— Ouais, on peut dire ça.

— Ta voiture ? demanda-t-il.

— Quelques dommages minimes. Dimitrije effectue quelques réparations, elle sera opérationnelle demain.

Sous-entendu : va te faire foutre, avec ta semaine de congé. L’hologramme de Misha se dandina, l’air sceptique. Mon véhicule n’était plus aux normes depuis longtemps, mais il garantissait mon indépendance. En acheter un nouveau était impossible par la voie légale et l’acquérir au grand marš m’attirerait des dettes et des ennuis supplémentaires. Dimitrije savait réparer l’irréparable et dès qu’il en aurait terminé, je retournerai à l’Agencija avec.

Une lueur argentée brilla soudain ; il s’agissait du médaillon de la Bela Dama, posé sur la table. Un frisson parcourut mon échine.

— Sveta, tu aurais dû écouter ta sœur au lieu de jouer les têtes de mule, grommela-t-il quand je lui détaillai l’accident. Ou te payer l’hôtel. L’E75 est dangereuse, en particulier la nuit et ta vieille voiture n’aurait servi à rien si la Bela Dama avait…

— Elle ne m’a rien fait, le coupai-je, agacée. Et tu ne connais pas Milica !

— Ta mère est une sale kurva, oui, je le sais. Sveta, tu es mon meilleur élément et je tiens à toi, vraiment. Allez, parle-moi plutôt de l’objet.

Je photographiai le médaillon en évitant de le toucher. Je l’avais d’abord caché au fond de la poche de mon short, puis d’une boîte, mais à chaque fois, son puissant magnétisme m’obligeait à le replacer près de moi. Il m’était impossible de résister à son attraction et j’étais persuadée que je grelottais à cause de cela.

— Merde, merde ! pesta Misha. Foutus vampiri, ils utilisaient ce symbole avec le sang de leurs victimes pour terroriser les humains. Ça leur suffit pas de dévorer ce qui leur tombe sous les crocs ?

— Visiblement non.

Rien que l’année dernière, ils avaient assassiné plusieurs milliers de personnes sans se donner la peine de masquer leurs crimes. Ils sévissaient en général dans les villages les plus reculés des Balkans, là où la population ne pouvait pas se défendre. L’Agencija avait essayé de s’y implanter afin de préparer une offensive, mais l’influence des patrouilles religieuses orthodoxes, qui conseillaient aux serbes de se protéger des vampiri à coups de crucifix, d’eau bénite et de prières, sabotaient chacune de ses tentatives. Apparemment, mêler science et ésotérisme était un sacrilège.

Ma montre vibra une seconde fois ; un mail m’attendait. Je découvris plusieurs images qui mêlaient des photos récentes de cadavres à des documents historiques. Jadis se référait en effet à l’époque révolue depuis des siècles, où les humains peuplaient encore le Demi-Monde. Il s’agissait d’un monde alternatif au nôtre, situé dans un espace et une temporalité différente. Un jour, les vampiri s’étaient lancés dans une conquête acharnée de ce territoire, semant la mort et la désolation sur leur passage. Les survivants avaient ensuite été réduits en esclavage afin de leur servir de garde-manger permanents. Un destin peu enviable, qui nous arriverait bientôt si nous ne parvenions pas à les éliminer de notre Monde.

— La Bela Dama est un spectre, selon les légendes, notai-je. Pourquoi transmettre un tel message ? Quel est le lien avec les Cachés ?

Si ces buveurs de sang avaient voulu m’intimider, ils m’auraient directement agressé au lieu d’envoyer une auto-stoppeuse fantôme. De plus, ils n’avaient aucune raison de m’attaquer : je bossais derrière mon bureau la plupart du temps.

— Quelque chose cloche, soupirai-je. Dimitrije a eu beau inspecter le véhicule après moi, il n’y avait rien. Elle n’a même pas volé les dinars et les armes que je cachais dans le coffre !

— Hum… Je n’aime pas ça, maugréa Misha. S’ils sont sur les traces de l’Agencija, nous risquons gros. Je les soupçonnais déjà de suivre certains de mes employés, mais s’ils se dévoilent, nous devons nous méfier. Nous allons procéder à des analyses fouillées. Je dirais que le médaillon est en argent à première vue, mais s’il provient du Demi-Monde, il doit plutôt être constitué de matériaux inconnus de notre base de données. Les Cachés se déplacent facilement sur notre continent, mais une Bela Dama… Les fantômes ne sont pas réputés pour parcourir des kilomètres, Sveta. Si le médaillon provient de là-bas, l’hypothèse d’un portail dans les Balkans se confirmera tôt ou tard.

Un portail… Comme si nous n’avions pas assez d’emmerdes ! Ces failles permettaient de franchir l’espace-temps et de rejoindre les différents mondes que notre univers abritait : le Monde, le Demi-Monde et l’Antimonde, un espace peuplé de démons. Celui-ci était accessible depuis le Demi-Monde seulement et les rares accès avaient été scellés par les Cachés. Au moins, ces connards avaient fait une chose bien pendant leur règne.

— Je passe chez toi en début de soirée, annonça Misha. En attendant, repose-toi. Les prochaines semaines risquent d’être chargées.

J’opinai, soulagée. J’allais vite reprendre le travail.

kurva : insulte qui signifie "salope"

3 515 00 dinars serbes : correspond à environ 30 000 euros


Texte publié par Elia, 26 février 2020 à 10h04
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