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tome 1, Chapitre 1 « La Bela Dama » tome 1, Chapitre 1

— Svetlana ! Reste dormir, il fait noir !

Je levai les yeux au ciel et me dirigeai vers la voiture sans répondre. Kaća, ma cadette, accéléra le pas d’un air déterminé. Tout en résistant à la furieuse envie de l’envoyer de nouveau balader, j’ouvris la portière, mais elle posa sa main sur mon épaule.

— Arrête, Kaća. La route est courte, je ne risque rien.

Pourtant, entre le silence pesant, la nuit noire et les lampadaires grésillant, Beograd avait des allures de film d’horreur, ce soir. J’étais cependant habituée à me déplacer dans cette ville hostile et ce n’était pas un trajet en voiture qui m’empêcherait de rentrer chez moi. En moins de vingt minutes, je m’écroulerais au fond de mon lit.

— Tu partiras à l’aube, insista-t-elle. Mama ne sera même pas réveillée et…

— Je ne passerai pas une seconde de plus ici.

À quoi bon m’acharner ? Ce repas était une mauvaise idée. Même Dimitrije, mon petit-ami, m’avait déconseillé d’y aller. J’avais cédé pour faire plaisir à ma sœur et éviter un énième scandale. Elle m’avait promis que Milica, notre génitrice, enterrerait la hache de guerre le temps d’une soirée, que je ne le regretterais pas.

Encore un ramassis de conneries.

— Allez ! me supplia-t-elle. Ne sens-tu pas une étrange aura planer dans l’atmosphère ? Je n’aime pas ça, Sveta. Reste pour moi…

— Estime-toi heureuse si je continue à vous donner des nouvelles, grommelai-je. Si tu n’étais pas là, je la laisserais pourrir dans sa piaule de merde !

Je dégageai la main qu’elle me tendit et fonçai vers ma vieille voiture, la mort dans l’âme. Je percevais quelque chose, oui, mais la colère me rongeait tellement que je ne voulais pas lui donner raison. Ma fierté finira par me perdre, un jour. J’ôtai ma veste d’un geste rageur, serrai les dents pour ne pas lâcher un chapelet de jurons et m’assis face au volant.

— Tu es injuste, soupira Kaća. Mama est difficile, je le reconnais. En revanche, la situation est difficile et elle a besoin de notre soutien.

— La situation est compliquée pour tout le monde, observai-je.

— Cesse de te montrer si égoïste ! Elle a traversé tant de choses ! Si nous ne nous montrons pas solidaires les unes envers les autres…

— Il n’y a aucune solidarité lorsqu’il s’agit de vivre à mes crochets. Sans moi, vous seriez à la rue, et elle le sait très bien.

Milica se doutait que mon aide prendrait fin le jour où ma sœur trouverait un travail – un travail décent, puisque nous refusions qu’elle fréquente les réseaux du grand marš. J’y bossais depuis mes quinze ans et en pactisant avec eux, j’avais scellé mon destin pour gagner un peu d’argent et me tisser une place parmi les brutes de ce Monde. Kaća méritait mieux, quitte à s’enliser chez notre génitrice.

— Les dinars ne comble pas tout, déplora-t-elle.

J’ébauchai un rictus méprisant. Si je n’avais pas été aussi lasse, je l’aurais embarquée avec moi afin de lui montrer le véritable Beograd. Non la ville blanche calme, pavillonnaire, aux multiples commerces désertés à cause de la crise, mais la ville rongée par les trafics en tous genres, les meurtres quotidiens, les populations livrées à elles-mêmes faute de soutien des autorités.

Un jour, elle mesurerait sa chance, ainsi que les sacrifices que j’avais effectués pour elle. Un jour, mais en attendant, inutile de compter sur elle.

— Passe une bonne semaine, déclarai-je, en démarrant.

Ma sœur protesta, toqua contre la vitre, mais je ne l’écoutai plus. Je fonçai vers la rue voisine, puis allumai la radio histoire de m’informer de l’actualité. En général, les nouvelles se ressemblaient toutes : meurtres, disparitions, le prix des matières qui flambaient, le gouvernement qui demandait de nous serrer la ceinture… Rien de neuf sous le soleil, mais impossible de jouer les ermites ; mon job à l’Agencija m’obligeait à suivre chaque fait divers qui se déroulait à Beograd ou sa périphérie.

Aujourd’hui, la Croatie s’alarmait d’une série de meurtres près de la frontière serbe. La policija avait ouvert une enquête, puisque les victimes avaient toutes été vidées de leur sang. Un sourire sinistre fleurit sur mes lèvres ; ils piétineraient longtemps avant de dégoter les coupables. Je me promis néanmoins de suivre l’affaire de près. Vu les circonstances, il s’agissait forcément des Cachés. Tout le monde connaissait leur responsabilité dans ce massacre, mais la peur nous incitait à jouer les autruches.

Je quittai Beograd, puis m’aventurai sur l’E75. La route était déserte à cette heure-ci et les quelques villages que je traversai semblaient plus morts que jamais. Le mauvais pressentiment qui me hantait depuis mon départ ne partit pas, même si je me faisais probablement des idées. J’avais planqué des armes dans le coffre et mon sac à main. Personne ne m’attaquait sans en subir les conséquences ; je savais me défendre seule depuis mon entrée dans le grand marš.

Plus je me rapprochais de Leštane, plus je peinais à me repérer. Les éclairages publics grésillaient ou ne fonctionnaient pas, et la lune paraissait inexistante. J’avais la sensation que l’obscurité engloutissait la route, malgré mes pleins phares. Je m’efforçai de me calmer, mais une peur irrationnelle comprimait ma poitrine. Quelque chose se tramait. Une attaque de vampiri ? Je ne l’espérais pas. Armée ou non, ils me réduiraient en charpie en moins d’une seconde !

Ça t’apprendra à camper sur tes positions.

La radio commença à crépiter. Je changeai le canal, peu désireuse de terminer la route dans le silence. Le bruit, même futile, m’aidait à relativiser. J’avais certes l’habitude de traquer les créatures surnaturelles et de bosser de nuit, je préférais de loin la sécurité de mon studio.

Au moment de quitter Veliki Mokri Lug, une énième commune morte de Beograd, une silhouette attira mon attention. Il s’agissait à première vue d’une femme, entièrement vêtue de blanc. Je tressaillis, mais m’arrêtai malgré tout à sa hauteur. Ignorer une auto-stoppeuse au milieu de la nuit ferait de moi une criminelle, avec les dangers qui rôdaient.

Zdravo1 , dis-je en baissant la vitre avant.

Aucune réponse. La femme leva ses yeux d’eau vers moi, le visage impénétrable. Ses traits me rappelèrent vaguement Kaća en plus âgée. Elle portait un voile qui enserrait sa chevelure platine, ainsi qu’une longue robe blanche. De grands bracelets d’or ornaient ses poignets fins, tandis qu’un médaillon luisait autour de son cou.

— Puis-je vous déposer quelque part ? demandai-je. Je vais à Leštane.

Elle acquiesça et ouvrit la portière arrière. Les battements de mon cœur s’accélérèrent de nouveau ; quelle mouche m’avait piquée ? La radio s’éteignit brusquement et je priai pour qu’elle se montre plus loquace durant le trajet.

— Si vous désirez vous débarrasser de vos affaires, n’hésitez pas à les laisser sur le siège à côté, proposai-je en redémarrant.

Je ravalai ma salive et m’obligeai à me concentrer sur la route, en dépit du silence monacal. J’essayai de rallumer la radio, en vain. Ou j’entendais des grésillements désagréables, ou le canal ne fonctionnait pas. C’était bien ma veine ! Mes tentatives de lancer une conversation se soldèrent par un échec cuisant. La passagère gardait les lèvres closes et un visage toujours aussi angoissant. Je capitulai, en me jurant de ne jamais répéter cette histoire à Kaća. Si elle le découvrait, je récolterais des sermons pour l’année à venir.

Nous roulâmes plusieurs minutes ainsi, jusqu’à nous enfoncer au milieu d’une petite forêt. D’ordinaire, j’appréciais ce brin de nature, mais maintenant, j’enfonçai l’accélérateur pour atteindre au plus vite la civilisation. Bon, il me restait moins de dix kilomètres avant l’arrivée et si cette femme m’angoissait trop, je la larguerais à l’entrée de Leštane. Je déglutis, incapable de comprendre mon état. Pourquoi la peur me dévorait-elle à ce point ?

Je m’apprêtai à emprunter un virage serré, dernier avant le prochain village, lorsque la passagère m’agrippa le bras.

— Attention, Svetlana !

Un hurlement strident retentit ensuite. Mon cœur effectua un bond contre ma poitrine et je perdis brièvement le contrôle des pédales. La voiture fonça vers la bande d’arrêt d’urgence et j’appuyai in extremis sur le frein avant qu’elle ne s’écrase dans le fossé. Finalement, nous nous arrêtâmes juste avant, dans un crissement retentissant.

L’alarme de mon véhicule s’activa. Je clignai des yeux, le souffle coupé. Nous avions échappé de justesse à la catastrophe.

— Vous êtes tarée !

Je n’achevai pas ma phrase ; il n’y avait personne derrière moi. Je me figeai, puis attrapai mon pistolet par réflexe. Que fichait-elle ? Je sortis en trombe de la voiture, sans me préoccuper de mes jambes flageolantes et de mon cœur battant trop vite. Je parcourus les alentours du regard, avant de me rendre à l’évidence : la passagère s’était volatilisée !

Il me fallut plusieurs minutes pour accepter les faits. Je refoulai mes larmes naissantes, puis me forçai à calmer ma respiration hachée. Je n’avais pu halluciner, car j’avais senti le contact de sa main sur mon bras. De plus, en dépit de la fatigue, je ne consommais ni drogues ni alcool. Mes sens étaient en alerte et j’en savais assez sur les créatures surnaturelles pour me douter que j’avais affaire à un fantôme ou quelque chose du genre.

Une fois mes pensées remises en ordre, j’inspectai la voiture. À l’intérieur, un médaillon brillait sur mon siège. Mon sang se glaça ; il ressemblait à celui que la passagère avait autour du cou. Entièrement en argent, il paraissait ancien. Je discernai à la lueur de ma montre un symbole, qui représentait un soleil entouré de la croix du Christ. Une goutte de sang coulait sous la branche droite du crucifix. Je faillis le lâcher en me remémorant son origine : il s’agissait de l’emblème des vampiri.

Horrifiée, je composai sur ma montre le numéro de Michail, le patron de l’Agencija et accessoirement l’un de mes meilleurs amis. Son hologramme se matérialisa presque aussitôt. Son expression agacée aurait dû me culpabiliser, mais la vue d’une personne familière me remontait le moral.

— Tu fous quoi ? grommela-t-il. J’espère que t’as une bonne raison de me tirer du lit à…

— Accident de voiture.

— T’es sérieuse ? Où ça ?

— Juste avant l’entrée de Leštane. Je…

— Pourquoi t’appelles pas Dimitrije ? Je peux passer te prendre, mais je serai là que dans une heure. Je suis occupé avec ma fem…

— J’ai pas besoin de savoir que tu fabriques avec elle, le coupai-je.

— Ouais, en attendant, tire-toi de là.

— Je compte rentrer, inutile de te déplacer. Misha, je t’ai appelé parce que…

Je disciplinai à nouveau mes pensées vagabondes. L’image de la passagère assaillit mon esprit et j’observai le médaillon, de plus en plus mal à l’aise.

— Nous devons parler, dis-je en masquant les trémolos dans ma voix. Il y a un problème avec les vampiri. Et… et je crois que j’ai rencontré une Bela Dama.


Texte publié par Elia, 22 février 2020 à 14h23
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