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La bonne odeur qui s’échappait du four fit sourire Odette. Le mélange sucré du beurre et de l’amande, adouci d’une touche de vanille embaumait la cuisine d’un parfum délicieux et appétissant.

Cela s’était révélé étonnamment facile. Soazig, la vieille cuisinière, avait paru des plus dubitatives quand sa maîtresse s’était présentée pour réquisitionner la cuisine en vue de réaliser elle-même la galette des rois – une tradition dans sa famille, avait-elle faussement prétendu pour convaincre la vieille pie. Après un dernier coup d’œil perplexe sur la robe flambant neuve d’Odette et le long sautoir de perles qui entourait son cou délicat, la cuisinière avait accepté de plier bagages. Une fois le champ libre, la jeune femme s’était mise au travail.

Ce devait être prêt à présent.

La pâtissière improvisée s’empara d’un torchon, ouvrit le four avec précaution et en tira le gâteau. La pâte feuilletée chantait sous sa dorure brunie par les flammes. Odette déposa le fruit de son travail sur la table rustique de la cuisine. Qui pourrait y résister ? Un sourire de jubilation fleurit sur ses lèvres roses.

Son plan était imparable.

Odette n’avait pas toujours eu une vie facile. Mais elle était belle et elle le savait. Sa taille souple et féline, ses longues boucles noires qui venaient chatouiller le creux de ses reins, sa peau divinement pâle qui rehaussait l’éclat de ses yeux d’un vert troublant, tout en elle inspirait l’adoration. L’un de ses admirateurs, un pseudo-poète sans le sou qu’elle avait toujours dédaigné, lui avait un jour dit qu’elle était telle une fleur sous la rosée du matin, caressée par les rayons d’or pâle du soleil et la brise amoureuse du printemps.

Ce qu’il ignorait, ce qu’ils ignoraient tous, c’était que la fleur était vénéneuse.

Odette avait connu l’étreinte fétide de la misère. Elle ne connaissait que trop bien les aspects les plus vils, les plus abjects de l’homme. Elle s’était promis de ne plus jamais retomber dans ce gouffre-là. Ses armes, le ciel les lui avait mises entre les mains. Il lui revenait simplement d’apprendre à s’en servir.

C’est ainsi qu’elle avait survécu à trois époux – fortunés, cela allait sans dire – qui avaient tous trois succombé à une fin tragique et mystérieuse, laissant derrière eux une veuve inconsolable, beaucoup trop jeune pour ne pas être courtisée, beaucoup trop jeune pour ne pas se remarier.

Odette savait se faire désirer. Il ne lui avait fallu que deux petites années pour mettre le grappin sur le vieux Charles de la Boissière. Le richissime Charles de la Boissière. Une prise de choix. Mais quelques obstacles se dressaient encore sur la route de sa fortune et la jeune femme comptait bien les écarter un à un, époux compris. Ce ne serait guère plus difficile que de se faire épouser d’un homme qui avait acquis avec les ans une solide réputation de misanthrope.

Odette tâta le léger renflement que formait la fiole de poison dans son décolleté. Après presque un an de mariage, il était temps de mettre fin à la mascarade. Elle en avait soupé du contact minéral de la barbe de Charles sur sa peau si douce, des regards lubriques de ses deux fils, de l’hostilité jalouse de sa fille. Il était temps qu’ils disparussent. Tous.

Le destin était en marche désormais, songea-t-elle en contemplant le gâteau doré à l’apparence si rieuse et insouciante. Bientôt, elle pourrait jouir en paix de l’héritage.

Satisfaite d’elle-même, elle laissa la pâtisserie refroidir dans la cuisine et se dirigea vers ses appartements afin de s’apprêter pour le thé.

Tout devait être parfait.

*

Odette se mira une dernière fois dans le miroir. Le long fourreau de soie rouge qu’elle avait passé flattait sa silhouette gracile et dévoilait une longue jambe fuselée, pareille à celle d’une statue grecque. Décidant que la robe se suffisait à elle-même, elle avait laissé ses cheveux libres et n’avait pas mis d’autre bijou que le gros cabochon de rubis que Charles lui avait offert pour leurs fiançailles.

Satisfaite de son reflet qui renvoyait sa beauté conquérante, la jeune femme quitta ses appartements. Elle traversa les couloirs fanés, désormais familiers, ignora les regards hostiles des portraits de la galerie du premier étage et descendit dans le vestibule, telle une reine.

Ludovic, le plus jeune fils de son époux, usait le miroir de l’entrée en recoiffant sans arrêt ses cheveux blonds. Il se retourna en entendant les talons d’Odette heurter le sol. Un sourire apparut sur son visage lisse et fuyant.

« Chère Odette... »

Il couva la silhouette de sa belle-mère d’un regard appréciateur. La jeune femme lui adressa son sourire le plus charmant, tandis qu’il s’avançait pour lui tendre la main. La maîtresse de maison ne lui céda que le bout de ses doigts qu’il effleura d’un baiser.

« Vous êtes splendide. »

Le compliment se passait de réponse.

« Permettez que je vous accompagne au salon. »

D’autorité, le jeune homme glissa son bras sous le sien et ils s’en allèrent d’un pas tranquille jusqu’au salon.

« Il paraît que c’est à vous que nous devons la galette des rois de cette année, susurra-t-il.

— En effet.

— Qui se douterait que sous ces atours magnifiques se cache une pâtissière émérite ?

— Attendez de l’avoir goûtée avant de me féliciter, tempéra Odette avec un sourire amusé.

— Oh, mais je ne doute pas le moins du monde que nous allons nous régaler. Vous avez su nous mettre en appétit, ma chère. »

Odette ignora l’équivoque du propos tandis qu’ils pénétraient dans le salon. Elle n’aimait pas cette pièce. Tout y était trop lourd, trop surchargé. Les tentures de brocard poussiéreux l’étouffaient. Le piano semblait une sorte d’impérieux monstre marin échoué là par hasard. Les fauteuils doublés de tapisserie fleurie semblaient vouloir concurrencer les motifs hasardeux des tapis. Et c’était sans compter l’odeur d’encaustique, de fleurs séchées et de cigare froid qui donnait à l’ensemble un effet de décrépitude avancée. Tout cela changerait très vite. Elle mettrait le manoir à son goût dès qu’elle se serait débarrassée des importuns qui le parasitaient.

Cette perspective l’aida à supporter la vision de sa belle-fille, Hélène, postée près de l’une des fenêtres, observant le paysage avec un air de mélancolie aiguë qui lui seyait bien mal. Elle estimait sans doute que cela lui donnait l’apparence d’une héroïne tragique. En réalité, cela ne faisait qu’accentuer la tristesse et la lourdeurs de ses traits ingrats.

La jeune fille se retourna à leur entrée. Un éclair de fureur envieuse traversa son visage quand son regard se posa sur Odette. Cette dernière lui sourit innocemment avant de s’installer dans l’un des fauteuils.

« Père ne devrait pas tarder, indiqua Hélène, l’air courroucé. Il termine sa correspondance.

— Et Arthur ? » s’enquit Ludovic.

La jeune fille soupira.

« Oh, il sera en retard, comme d’habitude. »

Les trois jeunes gens patientèrent un long moment, rythmé par le tic-tac agaçant de la grande horloge à pendule. Ludovic, qui ne savait pas tenir en place, ne cessait de se lever et de s’asseoir, de faire des aller-retour de la fenêtre au fauteuil et du fauteuil au piano à qui il arrachait parfois une note désaccordée.

Charles finit par faire son entrée dans un silence de plomb. Son regard d’acier détailla les occupants du salon d’un air impénétrable. L’atmosphère s’alourdit. C’était un homme dont la force de caractère écrasait tout autour de lui. La soixantaine passée, il semblait aussi solide qu’un roc et au moins aussi aimable. Il n’y avait guère que son argent qui le rendait fréquentable, et encore.

« Ma chère », éructa-t-il à l’intention de son épouse.

La jeune femme hocha la tête le plus gracieusement possible.

« Inutile d’attendre Arthur, je suppose », grogna-t-il.

Odette estima que cela indiquait qu’il était temps de faire monter la collation. Elle sonna. Quelques minutes plus tard, la sévère Madame Verolle, la gouvernante, entra dans le salon, chargée d’un lourd plateau où trônait en bonne place la splendide galette réalisée des mains de la maîtresse de maison.

« Quelle merveille ! » roucoula Ludovic avec un regard entendu en direction d’Odette.

Cette dernière rejoignit la desserte où la gouvernante déposait le plateau, faisant tinter les unes contre les autres les tasses qui s’y trouvaient.

« Laissez-moi m’en charger, Madame Verolle, suggéra-t-elle avec une douceur trompeuse. J’insiste. »

La vieille femme la jaugea avec hauteur avant de s’incliner et de quitter la pièce.

Avec des gestes empreints d’élégance, Odette servit le thé, tâchant de ne rien montrer de sa jubilation intérieure. Elle servit tour à tour les différents membres de la famille avant de commencer à découper son chef d’œuvre. La pâte feuilletée craquait sous son couteau avec un son qui dansait à ses oreilles. Une bouffée parfumée d’amande, de beurre et de vanille lui chatouilla les narines, tentatrice. Elle tira six parts de la pâtisserie. Sa tâche à peine terminée, Ludovic se porta volontaire pour tirer les rois avec une euphorie enfantine qui avait quelque chose de douteux chez un jeune homme de son âge. Riant de l’expression corrosive de son père, il alla se tapir sous le piano.

A cet instant, le dernier membre de la fratrie fit irruption dans le salon. Encore vêtu de sa tenue de cavalier et de l’odeur du crottin et du grand air, Arthur embrassa la scène des yeux avant d’ouvrir grand les bras.

« Eh bien, pour une fois, je ne suis presque pas en retard ! Quelle odeur délicieuse ! »

Indifférent aux traces immondes que ses bottes crottées laissaient sur le tapis, il alla déposer un baiser gluant sur la joue d’Odette.

« Merci, chère belle-mère ! Quel enchantement depuis que vous êtes entrée dans notre famille ! Une galette des rois façonnée de vos jolies mains… C’est une première ! »

Sa familiarité outrageuse et sa constante manie de se croire autorisé à la toucher répugnait au plus haut point à la jeune femme. Elle endura l’outrage sans mot dire, trouvant un courage infini à l’idée que c’était sans doute la dernière fois qu’il pouvait se le permettre.

« Arthur, il suffit ! »

La voix de Charles claqua, sèche, sans colère, comme pour rappeler un chien à ses pieds.

« Peut-on y aller ? » demanda Ludovic de sous la piano, l’air toujours aussi enjoué.

Odette leva les yeux au plafond.

« Pour qui ?

— Les dames d’abord. Hélène. »

La jeune femme déposa la part sur une assiette bordée d’un liséré d’or et la porta à sa belle-fille. Cette dernière l’accueillit avec un regard mauvais. Elle la lui prit des mains avec agressivité.

« Ensuite ?

— Arthur », lança Ludovic.

Odette servit le cavalier qui lui adressa un clin d’œil rieur.

« Et maintenant ?

— Moi ! »

La maîtresse de maison déposa l’assiette sur le piano.

« La suivante est pour vous, Odette. »

Grand bien m’en fasse, ricana-t-elle intérieurement.

Elle laissa la part de côté, près de sa tasse de thé encore intacte.

« Et la dernière pour mon cher mari ! » clama-t-elle avec une joie qu’elle ne feignait qu’à moitié.

Le patriarche accueillit sa part de galette d’une moue renfrognée.

Odette récupéra alors sa tasse et son assiette pour s’installer dans le fauteuil qu’elle avait délaissé un peu plus tôt. Elle ne toucha pas à sa part, préférant siroter son thé, tout en observant les autres croquer dans le feuilletage parfumé et luisant. Sa poitrine lui semblait soudain bien étroite pour contenir toute l’euphorie qui s’emparait d’elle.

Les Boissière mâchaient la pâtisserie avec distraction, sans savoir que c’était leur mort qu’ils ingurgitaient. Quels idiots…

« Vous ne mangez pas ? s’étonna Arthur.

— Oh, je me sens quelque peu indisposée, mentit-elle avec aplomb. La frangipane n’a jamais été ma garniture préférée. J’y goûterai dans un instant.

— N’y manquez pas. C’est un réel délice », intervint Ludovic.

Odette accueillit le compliment d’un sourire. S’il savait…

Son estomac eut un soubresaut douloureux qu’elle ignora. Pour faire passer l’inconfort, elle avala une nouvelle gorgée de thé. D’ici quelques minutes, tout serait terminé.

La maîtresse de maison écouta les secondes s’égrener avec une nervosité croissante. Bientôt… Bientôt… chantait son esprit comme une ritournelle.

Les parts étaient entièrement dévorées. Ludovic avait poussé le vice jusqu’à se resservir. Aucun des Boissière ne manifestait le moindre signe de malaise.

Dans un instant, se répétait Odette. Dans un instant…

Mais chaque minute qui passait se révélait décevante. La douleur dans son estomac en revanche l’aiguillonnait de plus en plus fort. Après un long moment à souffrir en silence, elle ne parvint plus à la cacher. Une grimace déforma ses traits.

« Cela ne va pas, ma chère ? interrogea calmement Charles.

— Je... »

Odette prit une grande inspiration.

« Ce… Un étourdissement. Cela va passer, assura-t-elle, se sentant blêmir.

— En êtes-vous sûre ? Cela n’a pas l’air... » insista Hélène sur un ton mielleux.

La garce !

« Reprenez donc un peu de thé, proposa Arthur.

— Je… oui, merci. Cela me fera du bien. »

Ludovic se pressa de lui remplir sa tasse. La jeune femme empoigna l’anse pour se donner une contenance. Sa vision flanchait. La douleur gagnait sa poitrine et l’opprimait. Un violent haut-le-cœur remonta un goût âcre et métallique dans sa bouche.

« Tenez, mon amie, susurra Charles en lui tendant un mouchoir. Vous semblez en avoir besoin. »

Odette bredouilla un remerciement. Involontairement, elle lâcha sa tasse qui s’écrasa au sol avec un bruit sec. Le tapis absorba aussitôt le reste de thé. Sans se soucier de s’excuser, la jeune femme pressa le carré de batiste contre ses lèvres. Son estomac semblait comme criblé de milliers de fines aiguilles. La souffrance était telle que les larmes jaillirent de ses yeux et brouillèrent encore davantage sa vision.

Elle ôta le mouchoir de ses lèvres. Des taches rouges y avaient fleuri. Interdite, Odette observa le phénomène sans comprendre. Le goût métallique du sang envahissait sa langue.

« Co… Comment ? Pourquoi ? » bredouilla-t-elle.

Les Boissière s’étaient levés et la toisaient de haut, l’air méprisant. Disparus les airs hostiles, obséquieux, graveleux ou enjoués.

« Vous pensiez donc qu’un peu de poison allait suffire à nous abattre ? demanda Charles. Qu’était-ce au juste, d’ailleurs ?

— De la strychnine, je crois…répondit obligeamment Ludovic en se léchant les lèvres.

— Mais, je... »

Une violente quinte de toux l’interrompit. Des gouttelettes de sang constellèrent la chemise immaculée de Charles et le chemisier d’Hélène. Ils ne parurent même pas s’en apercevoir.

« Admettez que vous n’aviez aucune idée de l’endroit où vous mettiez les pieds », poursuivit Charles.

Une vague de souffrance tordit le corps d’Odette. Elle ne comprenait pas. Elle avait tout calculé, tout panifié, tout...Comment était-ce possible ? Comment avaient-ils pu…

Charles se pencha alors sur elle. Dans son regard minéral brillait une lueur rouge qui n’avait rien de naturel. Il fit glisser son index sur la joue veloutée de la jeune femme. Une sensation de brûlure intense la traversa. Elle n’eut pas la force de crier. Son gémissement s’étrangla dans sa gorge.

« Cela devait bien se produire un jour, déclara-t-il avec un léger sourire en coin. Mais nous aurions bien joué un peu plus longtemps. Tant pis pour vous. »

Ses lèvres entrouvertes laissèrent alors apercevoir une rangée de dents en lames de rasoir acérées.

*

« Qu’allons-nous faire d’elle ? » demanda distraitement Arthur en délogeant une miette de pâte feuilletée d’entre ses dents.

Charles contempla le corps inerte à ses pieds. Les effets du poison qu’il avait glissé dans le thé de la jeune femme avaient été dévastateurs. Les vaisseaux sanguins de son visage avaient explosés, noircissant ses joues diaphanes. Elle avait été si belle, pourtant. Quel gâchis...

« Reste-t-il de la place sous les châtaigniers ?

— Oh, sans doute, assura Arthur.

— C’est dommage, tout de même, commenta Ludovic, l’air pensif. Sa galette était vraiment excellente. Nous aurions peut-être dû lui en soutirer la recette, non ? »


Texte publié par Pixie, 19 janvier 2020 à 15h06
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