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tome 1, Chapitre 25 « L'Ombre Double » tome 1, Chapitre 25

Lorsqu’il rouvrit les yeux, le soleil avait depuis longtemps disparu et avait cédé la place à une voûte tapissée d’étoile, couvé par le croissant d’une lune noire. La couverture jetée sur ses épaules, chaussées des larges raquettes, il s’avança jusqu’à l’entrée de la caverne et embrassa du regard le paysage. Des volutes blanches s’échappaient d’entre ses lèvres, s’élevaient, puis filaient vers le firmament. Il passa une main sous son col et en sortit le pendentif, qu’il tint quelques instants devant lui. L’éclat obscur était terne, cependant que la boucle dorée étincelait de mille feux, comme si elle attirait les milliers d’échos lumineux. Cette nuit-là, il serait lui-même et non une chimère façonnée d’ombre et de ténèbres, être imparfait et inachevé, qui oscillait sans jamais se décider.

Ce soir, elles étaient absentes ; il ne les entendait pas, il ne les appellerait pas. Les chemins s’entremêlaient, des sentiers se croisaient, d’autres s’éloignaient à jamais. Où était-il en ce moment même ? Les rejoindrait-il ? Ou demeurerait-il ici ?

Stjörkug fixait le ciel et de l’index reliait les étoiles entre elles. Longtemps, il la contemplerait, plus longtemps encore il pleurerait. Dans le lointain, un cri perçant retentit. Mais ce n’était ni celui d’une ombre ni celui d’un loup, mais celui d’un homme qui sombrait dans la folie. Qu’avait-il vu ? Il ne désirait pas le savoir ; seul lui restait agréable, sans qu’il ne puisse l’expliquer, le souvenir de cette jeune femme qu’il avait rencontré un matin, au détour d’un chemin. Ombre dans la nuit, il se déplaçait en silence, ses pieds chaussés de larges entrelacs de bois ne s’enfonçaient que peu dans l’épaisse couche neigeuse, quand d’autres s’y étaient plongés jusqu’aux genoux. De son visage, l’imprudent voyageur n’aurait croisé que les yeux d’opales et d’argent, où se reflétaient les pâles rayons de la lune changeante tandis que, tout sourire, il aurait dévoilé des d’os et sanglantes. À sa droite, il apercevait la silhouette sombre et inquiète du donjon qui surplombait la ville. Mais bientôt, elle ne fut plus qu’une image parmi tant d’autres. Le chevalier avait évoqué le temps d’une demi-journée, pourtant il lui semblait que la nuit entière n’y suffirait pas. Derrière lui, la cité ne rétrécissait plus, devant lui les collines ne grandissaient plus, alors même qu’il devinait les traces de ses pas dans la poudreuse. Soudain, il s’arrêta au milieu d’une clairière. Autour de lui, les arbres muets le fixaient de leurs ombres cyclopéennes ; seul le vent, dont les bourrasques secouaient les branches, troublait le silence. Rasséréné, il reprit sa marche, les cimes bruissaient de la neige qui tombait et, par instant, il entendait les hululements solitaires d’une chouette ou d’un hibou. Cependant, dans le ciel, la lune avait disparu, de même que les étoiles compagnes ; tout n’était plus qu’obscur et noir. En face de lui, une ombre s’avançait. De taille semblable à la sienne, elle portait des vêtements en tout point identiques aux siens. Toutefois, il ne pouvait en apercevoir le visage ; non plus que ses yeux qui brillaient de mille feux ; ses dents étaient visibles, blanches et ivoirines.

— Qui es-tu ? lança-t-il.

— Qui es-tu ? Tu devrais le savoir, enfant du miroir ! Un jour, je te confiais mon ombre et tu me prévins, car, pour le recouvrer, je devrai te combattre. Ce jour est arrivé, enfant du miroir ! Je suis là ! tonna-t-elle, d’une voix étrangement familière. Je viens te réclamer ce qui me revient de droit.

— En garde ! ajouta-t-elle dans un hurlement de pure démence, brandissant au-dessus de sa tête une large hache.

Désarmé, Stjörkug esquiva de peu la charge, en apparence désordonnée, de son adversaire, cependant qu’il balançait sa cognée dans un mouvement descendant, à même de lui faucher la jambe. Plein de grâce, il se déplaçait avec souplesse, aucun des gestes qu’il exécutait ne semblait lui coûter. Bercée, sa hache paraissait animée d’une vie propre, comme si l’être qui la maniait n’en était qu’une extension, une projection. Reviens lorsque tu verras au-delà des ténèbres et de la lumière, l’avait enjoint le Drekvöld. Autour de lui, seule l’obscurité régnait et d’elle émanait ce double, ce reflet de lui-même ; il le savait. La vérité était à ce prix, au prix d’une danse mortelle, au cours de laquelle l’un frappait et l’autre feintait. Soudain, il se précipita de côté en direction d’un massif d’aubépines, auquel il arracha deux branchettes fines et acérées. Face à lui, son adversaire sembla marquer une hésitation, décontenancée par l’arme improvisée, avant de reprendre sa singulière chorégraphie.

— Sauras-tu voir au-delà des ténèbres, au-delà de la lumière ? soufflait une voix dans sa tête.

— Tu prétends être moi, murmura Stjörkug à son antagoniste. Alors, dis-moi qui tu es, puisque j’ignore moi-même qui je suis.

Surpris, ce dernier suspendit un instant son pas, un pied s’en allait vers la droite, l’autre vers la gauche. Confus, il semblait incapable de la moindre réaction, cependant que son corps était parcouru d’innombrables frissons.

— Tu ne peux répondre, poursuivit le jeune chasseur qui, d’un bon ample, s’était rapproché pour lui faucher les pieds. Car comment l’innommable ?nommer

Comme ralenti par des fils invisibles, son double tombait, la figure tournée vers lui, les paupières grandes ouvertes, le dos cambré à l’extrême.

— À présent, oublie que tu as été ! conclut-il en plantant ses deux branches acérées au plus profond de ses yeux argentés.

Sa bouche voulut s’ouvrir, mais aucun son ne s’en échappa ; son corps achevait sa chute, sa hache posée sur sa poitrine. Aucun sang ne jaillit de ses orbites vides, seulement un minuscule filet de fumée blanchâtre qui s’épaissit à mesure que le cadavre se recroquevilla. Bientôt, il ne resta rien, sinon quelques traces de pas.

— L’illusion, les ténèbres… sois heureux Stjörkug, car tu as triomphé et tu as su voir au-delà des apparences, résonna soudain une voix, cependant que le paysage s’estompait.

— Drekvöld… souffla-t-il.

À la place du corps se dressait un dragon, dont les écailles bleutées scintillaient à la lueur des étoiles.

— Suis-moi ! Je possède quelque chose qui te revient.

Stjörkug ouvrit la bouche, mais se ravisa.

— Tu allais dire quelque chose ? sourda la créature.

Les yeux baissés, il secoua la tête.

— Peut-être, mais c’eut été une regrettable erreur, car un être doué de raison ou d’émotions n’appartient à personne.

Silencieux, le Drekvöld l’observa un instant, ses crocs dévoilés en une parodie de sourire.

— Oui, c’eut été regrettable, confirma-t-il en écho à son propos. Maintenant, suis-moi, je te prie.

Dans les bois, aucun chant nocturne, aucun bruissement, aucun feulement ne venaient troubler leur marche. Stjörkug plaçait ses pas dans les traces gigantesques de son compagnon qui le précédait. Derrière eux, la cité n’était plus qu’un ligne de crête déchiquetée d’où s’élevaient des panaches de fumée.

— Que regardes-tu ainsi, jeune chasseur ? l’interrogea-t-il.

— Rien en particulier, je me questionne seulement, soupira-t-il, le visage tourné en direction du donjon.

À côté de lui, le dragon demeurait muet. Au fond de ses yeux, ses pensées étaient toujours aussi indéchiffrables. Pourtant, il lui semblait apercevoir un vacillement, comme une vérité qui devrait rester cachée, un secret à jamais dissimulé. Il faillit ajouter quelque chose, mais il se détourna et sa queue fouetta les cieux.

— Viens !

Sa voix grave était soudain empreinte d’une étrange roideur, comme s’il se refusait à obéir, ou plutôt à honorer une promesse qu’il aurait faite. Stjörkug le regarda s’éloigner quelques instants, puis le rattrapa. Même son pas s’était ralenti et, désormais, il marchait à sa hauteur. Enfin, ils débouchèrent sur une clairière d’où il apercevait l’entrée de sa tanière.

— Stjörkug. Je t’ai confié tout à l’heure que je possédais quelque chose qui t’appartenait. Sache, cependant, que ce qu’elle t’apportera pourra te conduire aussi bien à la folie qu’à la vérité.


Texte publié par Diogene, 1er mars 2020 à 08h41
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