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tome 1, Chapitre 23 « Danse avec les Ombres » tome 1, Chapitre 23

Soucieux, Stjörkug releva la tête.

— Le roi me surveille et je n’ai le droit que de me promener dans le jardin. Accepteriez-vous que nous échangions nos vêtements ? Ainsi prendrai-je votre place et vous la mienne. Je doute qu’il désirât me voir tout de suite, car je connais le sort réservé à ces malheureux.

— J’accéderai à votre souhait, Stjörkug. Mes supérieures m’ont déjà puni et Sa Majesté n’osera entrer en conflit avec notre ordre. Ils préféreront fermer les yeux sur ma trahison, mais pas vous, surtout pas vous. Sálarhaushung ne veut y croire, mais il vous redoute, car vous représentez pour lui un péril, un péril et sa mort.

— C’est ce qu’affirme une prophétie, la coupa-t-il.

— Oui ! hoqueta l’inconnu. Elle dit…

— Elle raconte qu’un homme au visage d’airain s’en viendra, son ombre sera d’argent et son cœur d’or, et il provoquera la chute de notre souverain, mais sauvera notre royaume de la destruction, car il saura apaiser la colère du Drekvöld. Toutefois si mon ombre est d’argent et mon visage d’airain, mon cœur n’est plus d’or, j’ignore alors ce qu’il adviendra, parce que si je m’en suis affranchie une fois, rien n’affirme que je ne l’épargne pas, acheva-t-il, cependant qu’il commençait à se déshabiller.

— À présent que vous êtes moi et que je suis vous, que diriez-vous de m’accompagner au jardin ? Je n’ai pas encore eu le plaisir de le visiter.

Quelques instants plus tard, deux silhouettes encapuchonnées évoluaient en un paysage de glace ; leurs pieds s’enfonçaient sans bruit dans l’épaisse couche neigeuse.

— Pourquoi encourir de tels dangers pour moi ? Parce que je suis l’élu de votre prophétie, celui qui défera du joug d’un tyran et restaurera votre royaume…

Leurs pas les avaient conduits jusqu’à une chênaie. Nues, leurs ramures ployaient sous le poids du givre. Parfois, ils entendaient un craquement sinistre et lointain ; c’était une branche qui se brisait, vaincue.

— J’ai recueilli Ævintýri alors qu’elle s’en allait défier Tunglbarn et je l’ai soignée, car elle était blessée. Elle me confia les raisons qui l’avaient ainsi poussé à braver le danger et, parce qu’elles étaient justes, je lui ai promis de lui rendre sa liberté, poursuivait-il.

— Et des sentiments ? En avez-vous jamais eu pour elle ? rétorquait sa compagne.

Accroupi, Stjörkug contemplait les fruits rouges, prisonnières de leur gangue opalescente ; elles ressemblaient à des souvenirs égarés. Ému, il en ramassa une.

— Je ne sais pas.

Au creux de sa paume, le cocon translucide et iridescent fondait peu à peu et révélait son trésor. Posé sur sa langue, il croqua la baie qui libéra une saveur tout à la fois acidulée et sucrée ; la saveur d’une baie volée.

— Je n’ai plus dans ma poitrine, ce cœur mécanique, dont j’entendais la nuit les rouages fatigués et cabossés par les joies et les peine. Désormais, il ne fait plus le même bruit. Pour autant, ai-je une âme, alors que j’ignore ce qu’est un sentiment ?

Il ramassa un autre fruit et l’offrit à sa compagne.

— Sans doute est-ce parce que je suis un être incomplet.

Il croqua la seconde fraise ; la glace se brisa sous ses dents et une eau fraîche et désaltérante coula dans sa gorge. Les yeux tournés vers le ciel azur, il soupira :

— Nos chemins s’écartent, ma sœur.

— En effet. N’ayez aucune crainte pour moi, j’agirai ainsi que vous me l’avez recommandé.

Stjörkug s’était arrêté à hauteur d’un vieil érable au tronc creux et noueux.

— Vous ne m’avez pas répondu. Pourquoi avez-vous accepté cet échange ?

Elle posa une main sur la sienne.

— Lorsque vous saurez expliquer pourquoi vous me l’avez proposé, rétorqua-t-elle. Et ne me dites pas que vous vous conduisez ainsi à cause d’une promesse.

Interdit, Stjörkug n’ajouta rien et la regarda s’éloigner. Cependant, il eut tôt fait de marcher à côté d’elle et de la ramener à sa chambre. Jusqu’au soir, ils demeurèrent. Par la fenêtre, ils avaient pu entendre les cris, les hurlements, les encouragements et les hennissements. Trop accaparé par leurs préparatifs, personne n’avait remarqué l’absence de la sœur. À la faveur de la nuit, Stjörkug s’était déshabillé et elle avait fait de même, avant d’échanger de nouveau leurs vêtements.

— Venez avec moi au jardin. Personne ne doit vous soupçonner, aussi simulerons-nous une attaque, et je disparaîtrai. Personne ne connaît votre visage ni moi le mien. J’ose espérer qu’ainsi ils se détourneront plus facilement, d’autant que vous êtes quelqu’un d’important.

Silencieuse, la sœur acquiesça puis le suivit dehors. En chemin, ils ne croisèrent personne, pas même un page ou un valet ; sûrement étaient-ils tous en train d’acclamer leurs champions. Arrivée à hauteur de l’épaisse futaie, Stjörkug hésita.

— Êtes-vous certaine de votre choix ? soupira-t-il. Sálarhaushung n’a aucune emprise sur vous, mais vos aînés vous châtieront.

La sœur haussa les épaules.

— Fuir et se taire ne sont qu’un instant avant l’assaut ; ce moment où nous mûrissons notre décision. Ensuite… Nous goûtons sereins son fruit, qu’il fût vénéneux ou heureux ; il n’en sera que toujours bon, car ce sera votre main qui l’aura saisi.

Sur le sol gelé, de minuscules taches rouges scintillaient à la lueur blafarde de l’astre. Agenouillé, Stjörkug en ramassa une et la mit dans sa bouche ; son goût était encore différent, acide, très acide même, avec une saveur de frais.

— Merci, soupira-t-il en s’emparant d’une pierre à l’arête effilée.

Puis, il rejeta sa capuche, ainsi que le haut de sa robe de bure avant de se lacérer le torse et le ventre. Stoïque, il se tranchait les chairs aussi profondément que nécessaire jusqu’à ce que le sang s’échappât à gros bouillons.

— L’on retrouvera vos vêtements plus loin, lâcha-t-il, les mâchoires serrées. Maintenant, partez et ne courez vers le château que lorsque vous entendrez hurler.

Dans les bois, leur appel résonnait et il allait leur répondre. L’avaient-elles deviné ? Sûrement, car il avait conscience de leur présence. Ombrageuses, elles rôdaient autour de la cité, invisible aux yeux des hommes. Torse nu, Stjörkug se retourna ; son faux double avait disparu. Dans sa paume gisait la pierre ensanglantée qu’il balança au loin. Le froid anesthésiait la douleur, mais l’hémorragie se poursuivait ; il était prêt. Recroquevillé dans la neige, il ferma son regard. Elles étaient là, il les sentait ; elles dont le corps immatériel frôlait le sien. Derrière lui, sous lui, son ombre grandissait, l’enveloppait ; d’abord les pieds et les mains, les bras et les jambes, sa taille et son torse. Le dos cambré, il entendait tintinnabuler la boucle dorée suspendue à son cou et il pleura parce qu’il n’oubliait pas ; même pas lorsqu’elle s’empara de son visage ; il hurla.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il les vit. Innombrables, elles l’entouraient ; bientôt il serait des leurs. Sur son torse, l’éclat de noir se balançait, suscitant des feulements de leur part, car il ne leur appartenait pas, tant qu’il le posséderait. Près de lui gisait une tunique déchiquetée. Il la ramassa, puis s’enfuit dans les bois, cependant qu’elles se dispersaient. Alors qu’il apercevait un buisson de ronces, il s’y précipita, prenant bien soin d’y accrocher la robe de bure qui se déchira. Réduite à l’état de lambeaux, il l’abandonna au pied d’un chêne, puis s’en alla les rejoindre qui l’attendaient au cœur de la forêt.

— Conduisez-moi à lui ! gronda-t-il devant l’assemblée.

— Et pourquoi accepterions-nous ? ricana l’une d’entre elles. Tu n’es encore qu’un nourrisson.

— Sans doute, mais je ne suis pas encore des vôtres. Je suis venu de mon plein gré, vous ne m’y avez point contraint.

— Cela est vrai, alors tu nous t’y amènerons, car à la fin tu seras des nôtres.

Assis dans la neige, Stjörkug ne répondait pas et se contentait de soutenir le regard de celle qui avait ainsi parlé. Finalement, deux d’entre elles se détachèrent du groupe et s’approchèrent.

— Nous te conduirons jusqu’à sa tanière, susurrèrent-elles. Ensuite, viendra le temps où tu nous rejoindras.


Texte publié par Diogene, 28 février 2020 à 07h54
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