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tome 1, Chapitre 19 « La Cité Imaginaire » tome 1, Chapitre 19

Il avait marché des heures durant en sa direction, traînant derrière une luge chargée de vivres, pourtant elle lui semblait toujours aussi lointaine. Prisonniers des écrins de blancheur qui les accablaient, les arbres se tenaient immobiles, leur ramure ployait sous le poids de la couche duveteuse et, dès que la bise soufflait, il entendait leurs branches gémir, puis craquer quand elles cédaient avant de s’écraser dans la poudreuse. Par moments, il surprenait des oiseaux endormis et alors ils s’envolaient à tire d’ailes en poussant des cris perçants. Assis sur le bord de sa luge, il se reposait et mangeait, puis repartait, inlassable. Voyageur errant, chacun de ses pas devenait un peu plus lourd à mesure qu’avançait le jour. Quand s’en vint le soir, accompagné d’un vent glacial, les hautes murailles de pierres lui semblaient toujours aussi lointaines. Désespéré, il se refusait à abandonner et poursuivit. Soudain, il avisa alors un groupe arbrisseaux. Il ramassa quelques branches et autres branchettes puis se confectionna un toit de fortune, qu’il couvrit ensuite d’une couche de neige épaisse, avant de jeter par-dessus les peaux, comme le lui avait recommandé Arnbjörn. À la lueur d’une lampe à huile, il mangea. La viande était glacée et coriace, chaque morceau qu’il en arrachait était semblable à une petite victoire. Son repas achevé, il hésita un instant, puis se roula en boule et ferma les yeux ; le cœur hanté par de terribles visions. Toutefois, le lendemain matin, il fut tiré de son sommeil, non par un froid mordant, mais par des éclats de voix, rugueux et avinés. Surpris, il sortit de son abri et découvrit, à quelques centaines de pas de là, les reliefs pierreux des hautes murailles, dont il n’apercevait la veille que la silhouette déchiquetée. Il ignorait s’il devait remercier Tunglbarn ou bien le Drekvöld, mais il n’en salua pas moins le ciel azuré, encore voilé par la brume. Son traîneau chargé, il s’assit un instant sur une vieille souche et savoura le paysage qui s’offrait à lui. D’un côté, l’enceinte d’une austère cité aux portes de laquelle circulait une foule bigarrée, de l’autre, un désert blanc d’où n’émergeaient que des ombres informes et étranges. Vêtu de peaux, il s’empara de sa besace puis avisa un fourré dans lequel il dissimula sa luge.

Nowendörm, Njördern, pourtant de contrastes, ces villes n’en demeuraient pas moins si semblables à ses yeux ; cependant qu’il remarqua les mines singulièrement fermées de ses habitants, malgré l’animation qui y régnait. Il traversa des rues encombrées par les étales des marchands ; les mendiants assis sur une toile jetée sur le sol, exposant leur misère et leurs stigmates, et autres êtres en déshérence ; au centre, le pilier noir du donjon dominait la cité. Arrivé à ces pieds ou presque, il découvrit une vaste cour pavée, peuplée seulement par une sombre soldatesque.

— Que voulez-vous ? aboya un garde, lorsqu’il l’aperçut.

— Massif, mafflu, l’homme, peu aimable, avait un visage en forme de trogne, taillé à coups de serpe.

— Je suis originaire de la cité de Njördern, je fais commerce de peaux. Chemin, je me suis arrêté dans une auberge, situé à quelques lieux d’ici. Je ne pensais y rester qu’une nuit. Hélas, la tempête m’a contraint à y demeurer plus de temps que nécessaire.

— Et alors ? Ces tempêtes sont fréquentes dans nos régions, surtout en cette saison. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ? maugréa le soldat.

— Hé bien, le propriétaire de l’établissement, Arnbjörn, m’a affirmé avoir aperçu la silhouette d’une créature, qu’il a appelé Drekvöld.

— Drek… Drekvöld ! Vous avez dit, Drekvöld ? Suffoqua soudain l’homme d’armes.

Silencieux, Stjörkug acquiesça d’un hochement de tête.

— Je… Je vais vous conduire de ce pas au gouverneur, vous lui rapporterez vos propos.

Embarrassé, il lui fit signe de le suivre, puis ils s’en allèrent en direction d’un huis gigantesque, gardée par une monstrueuse herse, qui n’attendait qu’un ordre pour s’abattre. De l’autre côté, passé une minuscule porte cochère, ils s’enfoncèrent dans un dédale de couloirs somptueusement décoré. Tendues aux murs, des tapisseries narraient des scènes mythiques, des batailles magnifiées, ou bien encore des divinités rassemblées. Entre, étaient exposés des portraits, peints avec tant de souci du détail, qu’ils en paraissaient vivants, semblant s’amuser de la vie de la ruche humaine. Dans les corridors, des personnes allaient, venaient, saluaient, échangeaient des lettres ou des politesses. Pourtant Stjörkug ne pouvait se départir de la curieuse impression d’un formidable théâtre d’ombre, orchestré par les gens eux-mêmes, pour maintenir toutes les apparences polies d’une entente et d’une cordialité sincère.

— Nous y voici, marmonna soudain son compagnon, tandis qu’il frappait quelques coups discrets à une porte, dissimulée dans un renfoncement.

Le regard fuyant, ce fut à peine s’il avait élevé la tête pour lui parler, pendant ce temps une voix maugréa de derrière, puis le panneau s’entrebâilla. À l’intérieur, assis dans un large fauteuil, un homme aux cheveux grisonnants les détaillait de biais.

— Gouverneur ! s’exclama le garde. J’ai là, avec moi, un jeune trappeur qui s’en vient de l’auberge d’Arnbjörn. Il affirme que ce dernier lui a confié avoir vu… avoir vu…

— Avoir vu le Drekvöld, reprit-il d’une voix étouffée.

— Le Drekvöld ! s’étrangla le gouverneur, soudain encore plus pâle que le marbre de son bureau.

— Oui… oui, gouverneur, confirma le soldat, blême.

Dans sa chaise, l’homme était devenu flasque et ses traits s’étaient décomposés. D’un geste brusque, il congédia son subordonné, puis se redressa.

— Voulez-vous bien m’attendre ici quelques instants. Je me dois d’en référer, tout de suite, au secrétaire particulier de Sa Majesté.

— Sauf votre respect, gouverneur. Je ne suis qu’un messager et je rapporte seulement les paroles d’un aubergiste. En quoi me garder dans vos quartiers vous importe-t-il autant ?

Embarrassé, il ne savait que répondre, puis se ravisa :

— Fort bien ! En ce cas, je vous demanderai de demeurer en ville, au cas où nous devrions vous interroger à nouveau.

— Si telles sont vos conditions, j’accepte. D’autant que je me suis rendu ici, pour y trouver de nouveau déboucher à mon commerce de peaux ; je n’ai donc guère de raison de quitter la cité tant que j’en aurais à vendre.

Sur ces mots, Stjörkug salua le gouverneur et s’en repartit du donjon, soulagé de l’atmosphère pesante et étouffante qui régnait à l’intérieur. Toutefois, s’il avait délivré son message, il ignorait encore tout du lieu où était retenue Ævintýri et de la manière dont il pourrait s’y prendre pour organiser son évasion. Songeur, il traversa la cité, indifférent à l’agitation et aux cris qui jaillissaient de toutes parts, et marcha ainsi jusqu’à l’orée du bocage. Arrivé à hauteur du fourré, il en dégagea son traîneau, puis s’enfonça dans les terres, en direction d’une grotte, située sur le flanc d’une des collines, qu’il avait aperçues le matin même, décidé à y établir son campement. La nuit tombait déjà lorsqu’il y parvint et de gros flocons flottaient dans le ciel. À l’entrée, les yeux tournés vers le firmament, il les contempla ; ils étaient pareils à des larmes sèches. Le froid lui piquait le visage, mais son corps ne le ressentait pas ; protégé qu’il était par les épaisses fourrures qu’il portait. Soudain, il crut entendre le vent chanter, mais sans doute n’était-ce qu’une illusion. La main tendue en direction des blanches ténèbres, il attrapait un peu de ces grains célestes, si fragiles, si éphémères ; ils fondaient déjà, à peine les avait-il cueillis.

— Stjörkug… bruissa tout à coup une voix, derrière lui.

Surpris, il sursauta et se retourna ; personne n’était là, cependant que la neige s’engouffrait à présent avec violence dans la grotte, prête à étouffer les frêles flammes de son foyer. Attristé, il s’en alla rejoindre sa flambée et s’allongea à quelques pas d’elle, avant de s’endormir aussitôt.


Texte publié par Diogene, 23 février 2020 à 13h11
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