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tome 1, Chapitre 12 « Le Cœur de Stjörkug » tome 1, Chapitre 12

— Pourquoi hideuse ? Qu’est-ce que c’est, hideuse ? avait répété Stjörkug, la figure tournée en direction du miroir.

Au loin, se déployait un paysage de cendre et de flammes, là où autrefois s’élevait une forêt. Deux silhouettes surplombaient le ravage et dans leurs prunelles se reflétaient les visions de promesses qui, jamais, ne se réaliseraient. Assis sur une souche moussue, que des flammèches léchaient, une ombre se délectait, un verre de vin à la main. D’entre ses lèvres entrouvertes, des mots s’échappaient, mais aucun ne lui parvenait. Dans la pénombre, ses yeux brillaient, scintillaient, dispersaient les échos perdus du ciel et lorsqu’il les ôta, il révéla les abysses qui les habitaient.

— Stjörkug ? Stjörkug ? l’appelait Ævintýri.

Mais il ne l’entendait pas, happé par les visions reflétées dans la psyché.

— Stjörkug ! Insista-t-elle, soudain inquiète.

— Oh ! Toutes mes excuses. Je… je crois… je… je me suis égaré.

Le regard vide, il contemplait sa figure contrefaite. Dans sa poitrine, son cœur battait ; deux coups sourds, l’un après l’autre, puis le silence.

— Égaré ? Où ?

La main tendue vers la glace, il ferma le poing puis les yeux, s’arrachant à la fascination de l’abîme.

— Je… je ne sais pas.

— Un souvenir ?

— Non…

Derrière lui, le miroir n’était plus qu’une immense gueule noire ; en face, Ævintýri le regardait, silencieuse, mystérieuse.

— Plutôt que la mienne, ne serait point plutôt à vous de me narrer la vôtre ? Après tout, je ne suis qu’une fugitive ; vous l’aurez deviné à présent, alors que vous…

Mais Stjörkug l’interrompit d’un geste, avant de lui servir une tasse emplie d’un obscure breuvage.

— Buvez, Ævintýri. Je vous en prie.

Circonspecte, elle huma puis en avala quelques gorgées, cependant que la douleur qui lui martelait les temps se dissipait. Néanmoins, la potion était si amère qu’elle n’arrivait pas à l’achever.

— J’insiste, murmura Stjörkug. Terminez ! Cela vous soulagera.

À contrecœur, elle prit une grande inspiration et bu d’un trait le reste de l’infusion.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, grimaçante.

— De l’écorce de saule. Avez-vous fini ?

Ævintýri acquiesça et lui tendit la tasse, cependant qu’elle ne manqua pas de remarquer l’ombre, qui passa sur visage de son hôte, comme une colère soudaine.

— Stjörkug ? Qui vous l’a enseigné ? Andlitslaus ?

Mais les mots ne franchirent pas ses lèvres. Elle devinait qu’il ne dirait rien et se refermerait. Les yeux baissés, elle contempla ses mains.

— Vous souhaitez connaître la raison pour laquelle je me suis travestie ? Pourquoi ai-je revêtu l’une de ces choses qui vous transforment en des êtres d’exception ?

Stjörkug avait relevé le sarcasme teinté d’amertume dans sa voix, mais n’ajouta rien.

— La réponse est fort simple : il est des familles où, lorsque l’on naît fille, le seul devoir qui nous échoit est d’enfanter un héritier à l’époux que l’on nous aura choisi ; en l’occurrence celui qui aurait ramené la tête du Drekung, le fléau qui sévissait en ces lieux.

— Le Drekung ?

— Oui ! C’est ainsi que nous le nommons par chez moi. Hélas, il est parti. Si j’avais pu rapporter la preuve de mon triomphe à mon père, alors il aurait été obligé de se résoudre à me rendre ma liberté.

— En êtes-vous certaine, Ævintýri ?

La voix de Stjörkug paraissait si faible, si lointaine, qu’elle en éprouva un vif frisson. Mais la colère prit le dessus et au fond de ses yeux, s’allumèrent des flammes terribles et épouvantables.

— Que cela signifie-t-il, Stjörkug ? Insinueriez-vous qu’il m’enverrait au couvent ou enfermerait, parce que j’aurai démontré qu’une femme vaut autant qu’un homme ?

Muet, Stjörkug avait posé la tasse sur la table, dans un seau. Délicats, tous ses gestes semblaient empreints d’une grande solitude, malgré l’amitié profonde qu’il avait dû éprouver pour Andlitslaus. Songeuse, Ævintýri soupesait ses propos. Par une simple interrogation, il avait semé en elle les graines du doute. Néanmoins, n’étaient-elles point déjà présentes, alors qu’elle s’introduisait dans l’armurerie. Trop occupé à célébrer la fête des Lumières et a préparé les si délicieuses galettes et autres couronnes, garnies de haricot sec, personne n’avait remarqué la disparition de plusieurs pièces. Bien sûr, il lui aurait été impossible de quitter le château, sous un prétexte quelconque, en cette froide période, sans éveiller les soupçons. Aussi avait-elle enduré, avec toute la patience dont elle était encore capable, ces ridicules cérémonies. Sa seule satisfaction avait été le soufflet administré, et fort mérité, à l’aîné du Comte Blóðtal. Osé lui voler un baiser, car il l’avait désigné reine, ayant découvert dans sa part de galette la fève. En outre, son père, d’habitude si sévère et rigide, n’avait point trouvé à redire ; il avait même esquissé un sourire, qu’il désirait sans doute complice. Toutefois, cela n’avait entamé en rien sa détermination et quelques semaines plus tard, par un beau matin, alors que tous dormaient encore profondément, elle s’enfuit.

— Stjörkug ? appela Ævintýri d’une voix éteinte.

Assis sur une chaise, non loin du lit, il releva la tête.

— Oui ?

Que dissimulait donc ce visage, ce visage assemblé de choses mortes ou inertes ? Troublée, Ævintýri n’arrivait à s’en détacher, fascinée par son secret.

— Je crois… je crois que je vous dois des excuses, soupira-t-elle.

— Pourquoi ? Vous ne m’avez ni frappé ni insulté ; rien qui ne mérite que vous me présentiez des excuses.

Incapable de détacher son regard de sa figure ; elle n’était là que depuis quelques jours et, pourtant, elle ne désirait pas partir.

— Vous avez raison. Cependant, j’ai failli vous mentir. Fille, femme, quel que soit notre courage, notre force, notre sagesse ou notre intelligence, nous demeurons prisonnières de l’image dans laquelle notre sexe est enfermé. J’eus pu porter la tête d’un dragon, au bout de mon bras, que je serai toujours une chose vivante, à qui l’on dénie le droit de vivre. De plus, j’aurai ajouté à mon crime l’humiliation ; là où des hommes auront échoué, une femme aura triomphé.

Désinvolte, mais peut-être pas, Stjörkug s’était levé.

— Où allez-vous ! s’alarma-t-elle, inquiète de le voir s’éclipser.

— Dans le sous-bois, ou nous n’aurons guère de quoi manger ce soir. Rassurez-vous, je ne m’éloignerai pas longtemps, sourit-il.

— Buvez ceci ! Cela vous apaisera. Dormez un peu, vous en avez besoin, ajouta-t-il en lui tendant un bol rempli d’un liquide au parfum de fleurs fanées.

Silencieuse, elle accepta et avala l’infusion tandis qu’elle le regardait partir. Elle lui avait narré son histoire et maintenant, elle demeurait face à une énigme. Distant, il l’était. Toutefois, elle ne l’attribuait pas à la perte de cet homme qui fut son ami, Andlitslaus, dont il n’avait cessé de murmurer le nom la nuit passée, non plus qu’à ces années de solitude dont elle devinait l’existence. Mais la tisane commençait à faire effet et le sommeil la gagnait. Résignée, elle s’allongea et s’endormit. Pendant ce temps, Stjörkug relevait ses pièges et, alors qu’il jetait un magnifique faisan dans sa gibecière, il lui sembla que quelqu’un l’épiait. Sans préjuger de rien, il poursuivit ses activités ; les sens aux aguets. Soucieux, il décida de s’attarder, plus que de raison, car, s’il ne voyait ni n’entendait rien, il sentait la morsure du pendentif contre sa chair. Avisant la souche d’un arbre mort, qu’il savait creuse, il mima une chute et roula dans les épais fourrés, avant de se glisser dans la cachette improvisée. Nul doute que celui ou celle qui le surveillait ne tarderait pas à se dévoiler, puisqu’il aura disparu.

Le souffle engourdi, il fixait la clairière vierge de toute présence ; seule la brise troublait de son sifflement la quiétude des lieux. Dans sa poitrine, son cœur battait à un rythme de plus en plus lent, comme s’il s’assoupissait : toc… toc… toc. Dans sa tête, il comptait les coups, comme il compterait les échos dans la nuit : un… deux… trois… Soudain, une silhouette jaillit du chemin. Vêtue d’habits de cuir râpé, elle semblait furieuse. Une dague à la main, elle s’avançait en marchant sur la pointe des pieds, prête à bondir au moindre danger. Hélas, Stjörkug n’avait jamais guerroyé, n’avait jamais combattu qui que ce soit et cette apparition avait tout d’un homme rompu à l’art de l’assassinat.


Texte publié par Diogene, 17 février 2020 à 08h05
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