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tome 1, Chapitre 7 « Un Oeil dans la Nuit » tome 1, Chapitre 7

Derrière lui, la cité de Njördern s’éloignait peu à peu et bientôt elle ne serait plus qu’un souvenir dans son esprit. Haut dans le ciel, quelques heures auparavant, l’astre solaire se mourrait à présent qu’il se rapprochait du village de Stjarnaá, dont il apercevait les fumées blanches qui s’élevaient depuis les cheminées. La route sinuait jusqu’à l’entrée, le traversait, puis de nouveau s’enfonçait dans la forêt. Cependant, il ne désirait pas s’y attarder, encore moins croiser l’un de ses habitants. Les yeux tournés vers l’obscurité bienveillante, il poursuivit alors sur un chemin escarpé qui le contournait. Par instant, il entendait des cris ; un parent qui rappelait son enfant, ou bien une femme qui ramenait son mari pris de boisson. Dans la voûte nocturne, les étoiles s’allumaient une à une, tandis que chouettes et hiboux hululaient de concert, comme pour saluer l’apparition de la lune. Arrivé à l’orée du bois, il se détourna et prit un sentier, un sentier qui le conduirait à ce vénérable tilleul au tronc creux. Longuement, il en caressa le vieux fût, puis s’y glissa ; non sans peine, car à mesure que l’arbre grandissait sa plaie se refermait. Pieds nus, les yeux clos, il foula un chemin de terre humide qui le mena jusqu’au tertre où il avait, un jour, enseveli son compagnon.

— Écoute les voix de la forêt, lui avait-il souvent soufflé au creux de l’oreille. Elles racontent bien des choses. Ensuite, la nuit venue, elles seront tes obscures compagnes et te guideront dans le dédale de tes songes.

Assis en tailleur, les lucioles s’approchaient et l’illuminaient de leur singulière lueur, cependant qu’il s’imprégnait du calme du lieu. Enveloppé dans un cocon de douceur, harassé par sa journée, il faillit laisser le sommeil le happer. Mais la morsure du froid nocturne le réveilla et il se dépêcha de rentrer à la cabane.

Là-bas, sur le bord du lit, les yeux tournés vers les flammes, il se remémorait les paroles de Dame Ráðgáta, la dame des mystères ; dans l’âtre, le feu dévorait avec avidité les bûches avec lesquelles il le nourrissait.

— Un ver… l’avait-elle averti.

— Un ver, répéta-t-il en jetant sur ses épaules une lourde couverture en laine.

Nótt étendait ses rets et l’emportait. Incapable de lutter, il s’allongea sur sa couche et ferma les yeux. Endormi, il lui sembla entendre une voix chuchoter à son oreille. Ce n’était pas celle de la Grande Façonneuse, comme le lui avait décrit Andlitslaus, mais une voix plus proche, plus familière et si terriblement lointaine. Hélas, il ne put en saisir les paroles et, lorsqu’il s’éveilla, il ne se souvenait que l’œil, jaune et immense, qui le fixait. Dehors résonnaient des bruits inquiétants ; sabots de chevaux et de chausses de métal qui frappent le sol. Vêtu en toute hâte, Stjörkug sortit et se dirigea en direction de la troupe dont il entendait le pas. Au détour d’un chemin, il aperçut une colonne d’une dizaine de chevaliers, accompagnés de leurs écuyers. Quelles raisons pouvaient donc ainsi les enjoindre à entreprendre une quête qu’ils savaient tous sans retour ? Poussé par la curiosité, il rentra et s’habilla. Puis, sa hache sur l’épaule et sa gibecière sous le bras, il se lança à leurs trousses. Il reconnut l’un des sentiers qui menaient à la rivière et découvrit bientôt un campement dressé au beau milieu d’une clairière. Un groupe de cavaliers s’était rassemblé et discutait comme si de rien n’était. Soudain, l’un d’entre eux remarqua Stjörkug et le héla.

— Oh là, bûcheron ! Que faites-vous par ici ? Je ne souhaite pas vous chasser, toutefois vous n’êtes pas tout à fait à votre place. Vous ne croyez pas ?

— Je ne fais que passer, messire. Passer et m’interroger. Pourquoi vous battre, alors que vous vous rendez à une mort certaine ?

— Mais pour la gloire ! La gloire et la fierté de voir nos noms traverser la postérité ! s’exclama son interlocuteur dont les yeux étincelaient de mille feux.

— La gloire ? répéta Stjörkug, dubitatif.

Autour de lui, aides et chevaliers s’affairaient comme s’ils s’apprêtaient à la guerre.

— Mais oui ! La gloire ! Nous méprisons les récompenses matérielles et charnelles ; seules les récompenses de l’âme nous intéressent.

Stjörkug dévisagea un instant l’homme d’arme au regard exalté, puis s’éloigna, bien qu’il eût du mal à croire ces hommes aussi désintéressés qu’ils pouvaient le prétendre. Le temps venu la colonne s’ébranlerait de nouveau et elle s’en irait en direction d’un péril qu’aucun ne redoutait. Au contraire, il le vénérait, trouvant dans la mort l’issue vertueuse d’une vie de chevalerie.

— Pourquoi agir ainsi ? Pourquoi se mettre en danger pour une chose dont jamais ils ne profiteront ? Pourquoi se jeter dans les bras de la Grande Façonneuse, alors que tous les oublieront ? Est-ce pour eux une manière de transcender leur vie et montrer leur vertu ?

Sur la route qui le ramenait à son logis, Stjörkug soliloquait.

— Parce qu’on leur a inculqué, jeune homme, lui rétorqua soudain une voix dans les arbres.

Surpris, il leva les yeux. Au-dessus de sa tête, les branches des hêtres qui se balançaient doucement et gémissaient par instant. Scrutateur, il demeura ainsi, en vain de longues minutes. Déçu, il reprit sa marche et rentra à la cabane où il vaqua à ses occupations jusque tard le soir. Il dînait lorsque de sourds grondements résonnèrent dans les bois, suivis d’une clameur d’épouvante. Par la fenêtre, il apercevait des flammes gigantesques qui s’élevaient par-dessus de la cime des arbres, tandis qu’une odeur pestilentielle se répandait dans la forêt.

— Consumé d’orgueil, vous vous en êtes venu. Calcinés par mon souffle, allez-vous en rejoindre votre Très-Haut, ricana une voix, cependant que les langues de feu refluaient.

Était-ce la créature dont avait fait mention la dame des mystères à la cour de Njördern ? Le fléau tant redouté ? Dans le silence d’une nuit imprégnée par les exhalaisons de chairs carbonisées et de bois brûlés, Stjörkug, mû par la curiosité, reprit le chemin qui l’avait mené ce tantôt au camp des chevaliers. Là bas, tout n’était plus que mort et désolation ; quelques tentes se consumaient toujours dans la clairière. Pourtant, il remarqua que presque toute la végétation était intacte, hormis quelques arbres déjà morts, dont les fûts fumaient encore. Appuyé sur un bâton, il errait dans ce paysage ravagé, observant les corps prisonniers de leurs carapaces de métal, s’interrogeant sur les promesses de gloire et de fortune qui les avaient conduits en ces lieux funestes. Fermant les yeux, il s’en éloigna et marcha en direction de la rivière qu’il savait toute proche.

Penché sur la surface, il fixait l’image miroir qu’il lui offrait en retour ; image déformée par les rides qui dansaient.

— Bonsoir, Stjörkug, soupira soudain une voix, comme dans le ciel s’ouvrait une paupière sur un œil jaune, dont le reflet masquait celui de la lune dans la rivière.

— Comment connais-tu mon nom ? murmura-t-il sans se détourner ; au fond de l’eau son visage impossible le contemplait.

— Parce que je le dois, Stjörkug, poursuivit la voix. En fait, je t’attendais, car je possède quelque chose qui t’appartient.

— Ah !

Du bout de l’index, il effleura la surface liquide et son image se troubla. Silencieux, il se releva et son regard croisa celui de la créature qui s’adressait ainsi à lui.

— Que posséderais-tu, que je désirerai ?

Il lui semblait que ses babines s’élargissaient en une parodie de sourire.

— Non ! Bien sûr. Tu ne me diras rien, soupira Stjörkug, toujours tourné vers l’inquiétante créature.

— En effet, lui rétorqua le ver. Je n’en ai pas le droit. Cependant, il t’appartient de me le reprendre. Je t’attendrai dans ma grotte. Viens lorsque tu seras prêt. Quant aux autres, s’il en arrivait à nouveau, ils subiraient le même sort.

— Au revoir, Stjörkug, ajouta-t-il tandis que son œil se referma sur la nuit.


Texte publié par Diogene, 11 février 2020 à 22h36
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