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tome 1, Chapitre 19 « Mala » tome 1, Chapitre 19

Pour Mala, c’était devenu une habitude de quitter l’Amphithéâtre pour rejoindre les Archives. Elle y retrouvait Danaël qui, depuis leur discussion, la regardait avec beaucoup moins de hauteur. Ils croisaient leurs recherches et discutaient. Il s’était étonné de sa capacité à lire, et elle avait ri. Pourquoi les considérait-on toujours comme des sauvages ?

— Ta jambe va mieux ?

Il hocha la tête avec un sourire.

— Ce n’est pas dangereux, ce que tu me donnes ?

Toujours cette inquiétude latente, cette méfiance face à l’inconnu qu’elle représentait.

— Bien sûr que non. J’ai besoin de toi vivant, je ne vais pas t’empoisonner.

La remarque ne l’avait pas fait rire : il avait blêmi. Pour changer de sujet, elle poussa une fiche de recensement dans sa direction. Une femme aux longs cheveux bruns tressés était immortalisée dans toute sa férocité sur la photographie en noir et blanc. Une Orgoïe. Garhenae Krasny.

— Krasny ?

Danaël parcourut le feuillet jusqu’à la fin : il était indiqué qu’elle fréquentait des individus de L’horizon, sans qu’aucune preuve ne soit apportée.

— Combien tu paries qu’il s’agit de la mère de notre cher Peon ?

Comme Mala, Danaël reconnut en elle les traits farouches de leur équipier, et surtout cette indomptable insolence qui le caractérisait. Il fronça le nez.

— C’est possible… Qu’est-ce qu’elle…?

— L’armée de Waal surveillait L’horizon de très près. Un cirque itinérant qui voyage dans les quatre terres, avec plein de personnes différentes, c’est dangereux. Cela montre que nous pouvons nous mélanger. La preuve, c’est comme ça que nous sommes nés.

— Que tu es née. Nous n’en avons pas la preuve pour moi.

Mala soupira.

— Si je retrouve la trace des parents d’Aomi, tu vas encore nier ?

Danaël avait beaucoup de mal à se faire à l’idée d’être un mêlé, mais les tiges qui déformaient ses crayons à papier étaient une preuve irréfutable qu’il avait du sang alayi en lui.

— Admettons que cette femme soit la mère de Peon, chuchota-t-il, il n’est pas du tout indiqué ici qu’elle avait un enfant ou qu’elle était enceinte. Il est juste dit qu’elle fréquentait les gens de L’horizon.

Mala avait toujours fait confiance à son instinct alors que Danaël ne faisait confiance qu’aux preuves. C’était agaçant. Elle repoussa les liasses de papiers et s’étira.

— Je pense qu’on devrait faire une pause.

— Je n’ai toujours pas trouvé de solution pour qu’on sorte de là en vie, argua Danaël. Et plus je creuse, moins je…

Fatigué, il se pinça l’arête du nez et soupira.

— Nous ne sommes pas en danger cette semaine, dit Mala.

— Peon l’est. Ses flammes bleues ne rattrapent pas les malus qu’il a pris aux deux autres épreuves. Et comme avec cette fichue règle…

— Je sens qu’on ne sera pas nominés cette fois.

Danaël inspira, agacé. Elle continua malgré tout :

— Je pense que le plus urgent, c’est de s’aider avec nos… secondes maîtrises.

Danaël ferma les yeux. Lui aussi avait été handicapé par l’épreuve du matin, elle le savait : il avait mis beaucoup de temps à la réussir.

— Et où est-ce qu’on peut le faire ? Jaëlam est plutôt sympa, mais de là à…

— Le gymnase. Maintenant qu’il y a moins de concurrents, il y a sûrement des salles où on pourra être tranquilles.

Il assentit en silence et entreprit de ranger avec méticulosité ses feuilles dans leur cartons qu’il remit sur le chariot de l’archiviste. Mala l’imita, avec un peu plus de lenteur.

Ils retrouvèrent les rues bondées d’Urbaïs pour remonter jusqu’au gymnase, près de l’Amphithéâtre. Grand, beaucoup plus grand qu’un Thaelin normal, Danaël dépassait les passants d’une bonne tête, et le handicap de sa jambe ne le rendait que davantage visible dans la foule. Pourtant la façon dont il se tenait montrait qu’il voulait passer aussi inaperçu que possible.

— Plus tu veux disparaître et plus on te remarquera, lui dit-elle.

Danaël lui décocha un regard désabusé.

— Quand est-ce que tu me diras quelque chose qui ne me fera pas penser à un livre de sagesse universelle ?

— Ça existe ?

Danaël ne prit pas la peine de lui répondre, mais quelque chose dans son attitude s’était débloqué. Elle sourit.

— Tiens, dit-il alors qu’ils approchaient de l’entrée, c’est pas Peon et Aomi ? Qu’est-ce qu’ils font ensemble ?

— Et alors ? Toi et moi on est bien ensemble.

— Oui mais… eux, ils manigancent quelque chose…

Mala haussa les épaules.

— Je trouve que tu te concentres beaucoup trop sur ce que fait Peon.

— Il me tape sur les nerfs, répondit Danaël alors qu’il poussa la porte.

Mala esquissa un léger sourire qui fit soupirer d’agacement son acolyte. Ils s’approchèrent du comptoir derrière lequel le gymnasiarque, abandonnant seau et balai, se rendit.

— Ce serait pour une salle d’entraînement, demanda Mala.

— Vous aussi, vous la partagez ? C’est du jamais vu, ça !

— Comment ça, nous aussi ? demanda Danaël.

— D’habitude, les candidats ne se mélangent pas entre peuples. Une Mushadine et un Orgoï s’entraînent ensemble depuis plusieurs jours.

— Ah tu vois ! s’exclama Danaël.

— Et alors ?

Danaël maugréa. Mala attrapa la clef que tendit leur interlocuteur et, après l’avoir remercié, traversa le palestre.

— Tu es déjà venue ?

— Je m’y suis entraînée avec des amis lorsqu’on est arrivés.

Adija, Yago, Baako. Depuis le début des épreuves, elle n’avait pas passé de temps avec eux. La culpabilité menaçait de l’envahir, mais Mala la repoussa et se concentra sur sa mission. Elle devait exercer suffisamment Danaël pour qu’il puisse dissimuler sa maîtrise.

Le Thaelin referma derrière lui la porte coulissante qui claqua. Mala passa son regard sur les quatre vases, disposés aux quatre coins de la pièce. Un pour chaque élément.

— On commence par quoi ?

Danaël haussa les épaules et croisa les bras. Elle s’approcha de lui.

— On va réussir à se sortir de là, mais d’abord, il faut qu’on cache nos petites maîtrises.

— Comment tu peux en être aussi convaincue ?

Elle sourit.

— Mon instinct.

Il roula des yeux, mais décroisa les bras.

— Il dit quoi, ton instinct, sur la façon de m’entraîner ?

Elle lui tira le bras vers le milieu de la pièce, puis alla chercher le vase du mur sud. Plein de terre, elle le reposa devant Danaël. Elle l’invita d’une main à s’asseoir sur le sol, ce qu’il fit, la jambe droite tendue et l’autre repliée dessous.

— Je vais t’apprendre à faire appel à ta terre et à communiquer avec elle. Mais il faut que tu saches une chose…

Danaël fronça les sourcils, signe qu’il était concentré.

— Gaïa a l’habitude de venir dans nos têtes, nous ses enfants. Elle sait qui a du sang d’Alayi en lui, elle le sent. Maintenant que tu as réveillé ta terre… Il se peut qu’elle te rende visite.

L’anxiété de Danaël se mua en angoisse.

— Comment ça ? Elle vient dans vos têtes et lit vos pensées ?

— Oui.

Il s’éloigna d’elle, posant les mains derrière lui.

— Il va falloir que tu te barricades. Que tu caches ça dans un coin et que tu n’y penses pas.

— Pourquoi tu me le dis alors ? Je ne vais penser qu’à ça !

— Je sais, je vais devoir la détourner de toi, mais il faut que tu fasses un effort. Occupe tes méninges avec des souvenirs, des choses intenses qui ne laisseront pas la place à ça.

Danaël hocha prudemment la tête. Elle poursuivit :

— J’espère que ton air sera assez solide pour qu’elle ne voit pas ta terre, mais en attendant, il faut que tu apprennes à la faire taire. Il faut que tu la contrôles un minimum. Prêt ?

Elle tendit la paume vers lui. Tout doucement, Danaël revint vers elle et posa sa main contre la sienne.

— D’accord. Mais après, c’est à moi de te faire souffrir !

Le matin trouva Mala dans son lit bien trop confortable, les yeux ouverts. Elle descendit dès que l’heure du petit-déjeuner retentit, ses bottes glissant avec une étrange légèreté contre les escaliers de pierre. Dans la salle commune, les premiers réveillés prenaient déjà leur bouillie de millet, agrémentée de quelques fruits et d’un jus d’agave. Elle vit Baako, Adija et Yago et s’installa près d’eux. Yago lui envoya un regard noir.

— Ah tu te rappelles notre existence ?

Adija tiqua de sa langue contre son palais pour toute remontrance.

— Quoi ? Elle n’est jamais avec nous même quand on a besoin d’elle, et on laisse passer ?

— Besoin de moi ? Pourquoi ?

Baako regarda ailleurs, tandis que Adija soupira. Elle lâcha d’une voix résignée :

— Baako est nominé.

Une pointe d’angoisse piqua le cœur de Mala, et tout le poids de la terre lui tomba dessus. Elle avait manqué l’annonce des nominés faite la veille au soir.

— Comment ça se fait ? Tu avais de bons résultats !

Car oui, elle avait surveillé du coin de l’œil malgré tout.

— C’était la Mushadine de son équipe qui devait s’y coller, seulement elle s’est tirée comme une lâche, et Baako s’est proposé pour la remplacer.

— Tu es inconscient ! gronda Mala. Tu sais qu’il n’y a pas de limite, là-dedans !

— Oui, je sais, ton Thaelin a failli tuer son adversaire la dernière fois.

Les images de Danaël qui étouffait le grand Orgoï sur le sable de l’arène lui revinrent en mémoire. Cela lui paraissait extrêmement loin, mais seulement quelques jours s’étaient écoulés.

— Ce n’est pas grave, d’accord ? De toute façon, on doit tous y aller à un moment ou à un autre.

— Tu t'en inquiétais pas hier, quelle différence ça fait aujourd'hui ? cracha Yago.

— Je ne savais pas.

— Si tu étais restée…

Mala sentit la bile qui montait en elle, acide, et qu’elle ne parvenait pas à contrôler.

— Tu ne sais même pas ce que je dois affronter, alors tais-toi.

Sa voix était dure, cassante, loin de la douceur qui la caractérisait. Yago eut un mouvement de recul, mais continua à mordre.

— Tu n’as pas médité avec nous depuis notre arrivée ici, comment pourrais-je le savoir ? Tu as des choses à cacher, Mala, fille d’Ossia ?

Les secrets n'existaient pas chez les Alayis, c'était une faute impardonnable de les garder pour soi. Une faute que sa mère avait commise. De même qu’Issah et Retha. Elle pensa à Aomi, Danaël et Peon : eux aussi avaient un passé entaché de zones d'ombres. Baako, Yago et Adija, aussi limpides que de l’eau de roche, ne pouvaient plus la comprendre. Avant, elle était comme eux. Maintenant, ils la fixaient avec une appréhension intense teintée de méfiance, comme si elle n’était plus la jeune femme qui avait grandi à leurs côtés. Et quelque part c’était le cas.

Les larmes montèrent, impitoyables, douloureuses. Elle papillonna des yeux pour les chasser. Sa chaise crissa sur le sol lorsqu’elle se leva pour sortir, s’échapper, garder tout ça pour ne pas le laisser déborder. Mala s’arrêta au bord des escaliers, le visage dans les mains, dans une tentative désespérée de dissimuler au monde entier ce qu’elle était devenue. Non : ce qu’elle avait toujours été.

Elle n’avait pas entendu Baako la rejoindre. Elle sentit juste sa chaleur rassurante la gagner lorsqu’il l’enveloppa de ses bras. Elle craqua. Explosa dans un sanglot silencieux contre son torse puissant. L’étreinte de son meilleur ami se resserra autour d’elle. C’était à elle de le rassurer, c’était à elle d’être son rocher pour lui permettre d’affronter ce qui allait advenir de lui dans une heure à peine. La culpabilité la rongea. Mala releva le visage. Sans un mot, Baako la regarda comme il l’avait toujours fait : comme un grand frère, constamment inquiet. Ses grandes mains essuyèrent ses pleurs.

Mala fit ce que son instinct lui dictait : elle l’embrassa. Pas comme d’habitude, ces baisers pour aider l’autre à se sentir moins fatigué. Un baiser intense, où elle déversa son âme. Baako avait besoin de son énergie, il avait besoin d’elle. Il la serra plus encore contre lui. Il prit une large respiration dans ses cheveux, humant son parfum.

— Si nous n’étions pas là, tu sais que…

— Je sais, souffla-t-elle, je sais. Va prendre des forces.

Mala s’arracha à lui. Il caressa son visage, esquissa un sourire et retourna dans la salle commune. Elle aurait dû le suivre. Mais elle n’avait plus la volonté de faire face à la colère de Yago et au silence d’Adija. Mala passa la porte entre les gardes postés autour pour rejoindre les tribunes de l’Amphithéâtre, qui commençaient à se remplir


Texte publié par Codan, 16 février 2021 à 19h40
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