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tome 1, Chapitre 13 « Mala » tome 1, Chapitre 13

En ce dernier jour des épreuves de Waal, Mala leva les yeux vers son compatriote qui la rejoignit sur l’arène. Ils se saluèrent, la main sur le cœur, puis l’organisateur s’occupant de leur cercle ouvrit le combat. Autour d’eux, d’autres concurrents s’affrontaient. Mala s’abaissa sur ses appuis, tout comme Bahir devant elle. Les images du jeune garçon un peu fragile qui lui demandait conseil pour la fabrication d’un onguent se confondirent avec celle qu’il lui renvoyait.

Vous devrez vous battre maîtrise contre maîtrise contre l’un des vôtres.

Ils avaient déjà combattu l’un contre l’autre, à Adeyabo, dans des séances d’entraînement. Ils avaient grandi ensemble, ri ensemble, dansé ensemble. Maintenant, ils devaient s’affronter pour la dernière épreuve de Waal. La plus fourbe d'entre toutes. Mala serra les dents. Elle savait qu’elle aurait dû mieux se préparer à l’idée d’avoir ses amis devant elle, contre elle, mais le choc avait été violent à l’annonce de Leti. D’autres n’avaient pas eu la même répugnance qu’elle : Peon avait mis à terre son adversaire orgoïe avec un sourire sadique, enflammant sa chevelure et Aomi avait fait poignardé sa concurrente mushadine avec un pic de glace. Le sang de celle-ci parsemait encore le sable sur le cercle voisin de celui de Mala. La solidarité entre compatriotes s’effritait, sous les yeux effarés des Alayis, élevés dans un sacro-sainte fraternité.

Mala ne voulait pas attaquer la première : elle ne s’en sentait pas la force. Elle reconnut le froncement de sourcils de son ami et se prépara à parer. Quelques secondes plus tard, une ronce jaillit du sable pour venir lui entourer les chevilles. Mala sauta un mètre plus loin, plongea les mains dans le sable et parvint à faire mourir l’arme de Bahir. Le jeune homme ne s’avoua pas vaincu : il tourna, entama une ronde. À chacun de ses pas, un tapis végétal naissait. Elle l’imita. Bientôt, tout leur cercle fut recouvert d’herbes qui grandirent jusqu’à griffer leurs mollets.

Que devait-elle faire ? Le laisser gagner ? Elle avait réussi les deux premières épreuves, assez pour ne pas être inquiétée par l’élimination. Son regard tomba sur Danaël, qui descendait à son tour des gradins pour rejoindre un cercle voisin. Gêné par sa jambe invalide, le Thaelin avait enchaîné les pénalités. Même s’il avait gagné son combat aujourd’hui, il l’avait fait avec beaucoup de difficultés. Mala devait compenser ses erreurs. Autrement, il serait nominé, et entraînerait toute son équipe dans sa chute. Mala ne pouvait se le permettre. Elle avait besoin de la sécurité que l’uniforme blanc et or lui conférait pour ses recherches.

Elle connaissait les points faibles de Bahir. Son endurance était limitée. Il fallait l’épuiser. Ce qu’elle fit. Elle le laissa attaquer plusieurs fois, toujours en l’évitant, parfois de justesse. Elle chargea une ou deux fois pour donner le change, tout en ménageant son énergie. Quand elle vit la poitrine de Bahir se soulever plus rapidement, Mala frappa le sol du pied. Dans un grondement, des pierres emprisonnèrent les jambes de Bahir et remontèrent jusqu’à sa taille. Mala vit l'angoisse se dessiner sur les traits du jeune homme. Avant que les pierres ne remontent plus haut, Bahir cria :

— Stop ! Stop ! Jag’ria

S’il te plaît…

Elle arrêta la progression du carcan de pierres. Bahir étant incapable de se mouvoir, elle fut déclarée vainqueur. La fatigue s'abattit sur elle, écrasante. Quand elle quitta l’arène, elle sentit les regards lourds des autres Alayis posés sur elle. Elle serra les dents en réprimant l’envie de vomir qui brûlait le fond de sa gorge.

— Mala !

Elle eut beau reconnaître la voix de Yago, elle ne se retourna pas pour autant et continua sa route. Il fallait qu’elle retrouve son refuge.

La voix d’Issah baissa d’une octave tandis qu’il donnait ses indications à un rythme régulier, pour la faire entrer en transe. Mala sourit, se sentant enfin entière : les odeurs de l’appartement d’Issah, sa voix chaude, tout lui rappelait son enfance chérie. Elle en oubliait presque l’oppressante présence d’Urbaïs, derrière la fenêtre close. Son plaisir fut de courte durée : si Gaïa avait appris qu’elle était une mêlée, jamais elle n’aurait eu le droit à ces souvenirs naïfs et plein d’innocence qu’elle gardait en elle comme le plus précieux des trésors. Issah avait raison : elle aurait été rejetée. Elle aurait été contrainte de grandir ici, dans cette cité où elle ne parvenait pas à trouver ses marques et qui l’étouffait. Serait-elle devenue quelqu’un d’autre ? Était-elle, en ce moment-même, en train de devenir quelqu’un d’autre ? Les images de Bahir, emprisonné dans son carcan de pierres, lui revinrent violemment en mémoire.

Tu es une Alayie.

Issah lui rendait visite dans ses pensées. Mala s’en voulut de ne pas avoir su mieux dissimuler son trouble.

Tu es pleine de nos valeurs et grande de nos enseignements. Tu es l’une des nôtres, ne l’oublie jamais.

L’inquiétude laissa place à une confiance qu’elle savait provenir de son père de cœur. Elle relégua ses doutes au fond de sa conscience et laissa les vagues de bien-être l’envahir et recharger son énergie.

Elle prit une grande inspiration et ouvrit les yeux. Le regard indéchiffrable d’Issah se posa sur elle.

— Tu n’aurais pas dû utiliser ta maîtrise de cette manière, wossi.

— C’était un moyen rapide et efficace. Je ne lui ai pas fait mal.

— Tu aurais pu.

Les larmes lui piquèrent les yeux et roulèrent sur ses joues quand elle ferma les paupières. Bien sûr qu’elle aurait pu le blesser. C’était tellement loin des principes qu’on lui avait inculqués que le geste l’avait déchirée. Issah n’ajouta rien. L’infusion fumante de n’koyua qu’il servit dans les tasses exhalait une odeur riche et apaisante.

— Tu sais si maman connaissait des gens, ici ?

Issah se tendit presque imperceptiblement.

— Pourquoi ?

— J’ai besoin de savoir ce qui s’est passé.

La clochette de la boutique tinta et son père d’adoption se releva pour aller servir un client. Mala tourna la tête vers la fenêtre et laissa son regard vagabonder sur Urbaïs, sa forêt de pierres, ses arbres domestiqués et la fumée de ses usines, au loin. Comment sa mère avait-elle pu vivre ici et tomber amoureuse ? Était-ce pour cette raison que Gaïa ne lui venait pas en aide et la laissait combattre la maladie seule ?

Les marches de l’escalier grincèrent et Issah la rejoignit.

— Promets-moi que tu feras attention.

Il savait. Il l’avait sondée, il avait vu à quel point ces questions la taraudaient, et connaissait son caractère têtu. Quand leurs regards se croisèrent, elle vit toute l’inquiétude qui l’habitait.

Abba, je risque déjà ma vie dans le Grand Choix, tu as oublié ? Danaël a failli mourir hier matin. Peut-être que ce sera moi cette semaine.

Il soupira. Son visage semblait avoir gagné quelques rides d'inquiétude.

— Il y a un quartier dangereux, le Plevraïki. Il est assez difficile à trouver, et il est en dehors de la zone que vous avez le droit de parcourir, en aval du fleuve Thanaïs, vers l’est. Je ne te conseille pas d’y aller avec tes habits du Grand Choix, on se méfiera de toi. Cherche la devanture de Zaya l'aveugle. Tu la reconnaîtras car elle est faite du bois de chez nous. Dis que tu viens de ma part.

Mala sourit et lui embrassa la joue.

— Merci, abba.

Issah ne se détendit pas pour autant. Il planta ses yeux sombres dans ceux de Mala.

— Fais attention à toi. Prends garde à la déesse.

— Elle m’a sondée ce matin.

Et il n’y avait eu aucune conséquence. La déesse avait-elle moins de pouvoir, loin d’Adeyabo, dans cet endroit si urbanisé et moderne ? Ou avait-elle vu, mais le statut de participante au Grand Choix protégeait Mala de l’influence de la déesse ? Ou encore Mala parvenait-elle à lui dissimuler ce qu’elle avait envie ? Elle ne sut pas quoi penser de cette dernière option.

— Plus tu as de secrets, plus il est difficile de les cacher.

Une immense vague de culpabilité l’envahit à l’idée de se cacher de Gaïa. Elle lui avait toujours ouvert son cœur avec confiance, mais réalisait que le faire, à présent, lui coûterait la vie.

Elle ignora comme elle put la douleur qui piqua son cœur à cette idée. Issah secoua la tête en soupirant.

— Ta curiosité te perdra, Mala.

Issah lui avait prêté une robe simple, d’un tissu de chanvre tissé à la main, non blanchi et naturel. Le col et le bas étaient brodés de perles et de plumes colorées. Il lui avait indiqué comment se rendre chez la vieille Zaya, et Mala avait tenu à y aller seule. Elle ne voulait pas que son père d’adoption prenne des risques, car elle s’apprêtait à sortir de la zone autorisée.

Ne dis surtout pas que tu es une concurrente du Grand Choix. Cet événement n’est pas populaire dans ce quartier oublié des dieux.

Une fois qu’elle quitta Chez le sorcier, elle s’infiltra dans un réseau de venelles complexe grâce aux indications d’Issah. Les rues s’assombrissaient à cause des encorbeillements irréguliers qui ne permettaient pas à la lumière de se faufiler dans les étroites ruelles. Les bâtiments s’accolaient de plus en plus et perdaient de leur superbe, étouffant l’atmosphère. Si le centre d’Urbaïs était d’une blancheur immaculée, ici les maisons étaient faites d’un assemblage précaire de torchis, de bois et pour certaines de briques de terre. Le pavé, lorsqu’il n’y avait pas simplement de la terre battue, était trop inégal pour en porter le nom. Les badauds qu’elle y rencontrait la lorgnaient avec de plus en plus d’insistance. Mala les ignorait.

Elle prit une petite rue pour rejoindre les berges du fleuve Thanaïs qui traversait la capitale d’ouest en est pour aller se jeter dans la Maëgalis Thaïs, la Grande Mer Triste, au large des côtes thaelines. Elle se couvrit le nez avant que son envie de vomir prenne le dessus. Jamais elle n’avait senti une telle puanteur. Sur les berges, un maître tanneur montrait à son apprenti comment retirer les poils d’une peau afin d’en lisser le cuir, un boucher vidait ses lapins et en jetaient les viscères dans l’eau du fleuve, tandis que des teinturiers faisaient macérer leurs tissus dans un énorme chaudron à l’air libre. De l’autre côté, quelques petites embarcations ramenaient la pêche du jour dont l’odeur saline se mêlait à ce mélange explosif. Quelques rues plus loin, le quartier des usines et ses fumées tenaces assombrissaient encore l’ambiance.

Le Plevraïki. L’autre face d’Urbaïs la grande. Ces quartiers qu’on refusait aux candidats de visiter et dans lesquels la misère était reléguée.

Elle s’arrêta quelques instants pour reprendre ses esprits. Chez elle, à Adeyabo, l’indigence n’existait pas. L’entraide était la base de la société, et les inégalités ne trouvaient pas leur place. Un enfant la bouscula et, un instant sidérée, elle n’eut pas le réflexe de le sermonner.

— Le quartier des tavernes, dans une rue de l’autre côté du fleuve, puis l’échoppe de Zaya, récita-t-elle à mi-voix.

Mala se frotta le nez et se remit en marche. Elle traversa le pont de bois grinçant, qui devait encore tenir par un miracle, et joua des coudes pour que les passants puants de sueur ne la piétinent pas. Mala reprit son souffle et toussa, victime de l’aura nauséabonde qui régnait sur ce quartier. Elle leva les yeux : des enseignes de bois peintes annonçant des tavernes et des lieux de jeux. L’impression d’étouffer la reprit de plus belle : une fois encore, la venelle était sombre et grouillante de monde, mais aussi pleine de bruits, de rires, de cris. L’odeur de l’alcool s’ajouta à ce qui chatouillait déjà les narines de Mala. Elle dut se faufiler entre les badauds et repousser les ivrognes trop pressants. Elle s’écarta de justesse d'une flaque de vomi qui pourrissait sans doute depuis la nuit dernière.

Et puis soudain, une devanture en bois, un peu comme chez Issah, un rideau de perles pour toute porte, comme un pied-de-nez à la dangerosité de l’extérieur. Comme si personne n’oserait pénétrer les lieux. Le danger de la rue ne devait pas faire peur à cette fameuse Zaya. L’instinct de Mala hurla en elle avec violence. Elle passa à travers les perles qui chantèrent pour annoncer son entrée. Une forte odeur d’encens atténuait la puanteur du dehors et ses fumées obscurcissait la pièce déjà bien encombrée. Elle aurait dû se sentir mal à l’aise, mais la curiosité prenait le dessus. Les étagères étaient pleines, de lourds grimoires cohabitaient avec des bocaux où flottaient des animaux dans le formol et des crânes aux formes étranges. Des herbes étaient suspendues aux murs, un chaudron bouillait sur le feu en rejetant de puissantes odeurs épicées.

— Il y a quelqu’un…?

Mala n’avait pas vu le lourd rideau dans le fond de la pièce, d’où apparut une petite bonne femme. Les rides ratatinaient son visage, son dos était bossu par une vie de labeur, et ses mains, aux longs doigts fripés, étaient lourds de bagues en toc. À ses poignets pendaient des bracelets de bois et de plumes, bruissant à chacun de ses mouvements. Mais la chose la plus saisissante, c’était ses deux yeux d’un blanc effrayant, contrastant avec sa peau sombre.

Une Alayie aveugle.

— Je… je viens de la part d’Issah et…

— Ossia ? C’est bien toi ? Ta voix n’a pas changé depuis tout ce temps, wossi.

Sa mère connaissait cette femme. Cette vérité la frappa comme un éclair traverse un ciel d’orage. L’aveugle avança vers elle et sembla la renifler de loin.

— Tu n’es pas Ossia.

— Je… je suis sa fille…

La tête de Zaya se pencha et un sourire édenté se dessina entre ses lèvres sèches.

— Alors tu es enfin ici, ma petite ? Tu dois avoir plein de questions.

Mala secoua la tête avant de se rappeler que la vieille ne pouvait la voir.

— En effet…

— Viens.

Zaya fit demi-tour et l’invita à la rejoindre dans la seconde pièce, derrière le rideau. Mala hésita un instant, puis se rappela les mots d’Issah. Tu trouveras toujours un ou une des nôtres pour t’aider dans la difficulté. Il ne l’aurait pas envoyée vers Zaya si celle-ci n’était pas une personne sûre. Elle emboîta le pas de l’aveugle.

Zaya s’installa sur un fauteuil abîmé et lui présenta le lit, sur lequel Mala s’assit avec précaution. Les ressorts grincèrent. La vieille dirigea vers elle son regard aveugle et Mala eut la bizarre impression d’être observée.

— Ça fait longtemps que je t’attends, Mala.

— Vous avez connu ma mère quand elle travaillait ici ?

Le visage de Zaya se fendit en un sourire emprunt de nostalgie.

— Oui. Elle est venue à notre rencontre sans savoir ce qu’elle attendait. Elle était troublée et perdue, comme toi en ce moment. Tu lui ressembles beaucoup.

Comment le savait-elle ? Elle n’avait aucun moyen de le voir…

— Je savais que tes pas te mènerait ici et qu’un jour, tu aurais besoin de réponses. Issah est incapable de te les donner, il ne connais pas toute l’histoire.

— L’histoire entre ma mère et…

Elle ne parvint pas à finir sa phrase.

— Est-ce que tu es prête à entendre tout ce que je vais dire ?

Il y avait une solennité dans les mots de Zaya qui alourdissait les épaules de Mala. La jeune fille prit une inspiration, avant de confirmer.

— Tu dois avoir conscience que tout cela te mettra davantage en danger. Que même si Gaïa a moins de pouvoir ici qu’à Adeyabo, elle pourra découvrir tout ce que je vais te dire.

— Je le sais.

Zaya sourit

— Tu es aussi courageuse qu’elle, wossi. Je suis heureuse que tu sois venue jusqu’ici.

Ces mots touchèrent Mala davantage qu’un simple compliment sur leur ressemblance physique. L’aveugle s’enfonça dans son fauteuil.

— Ta mère tenait la petite boutique que les tiens possèdent depuis des générations dans la grande avenue, où Issah l’a remplacée. Elle avait ton âge lorsque je l’ai rencontrée. Quelques années plus tard, elle est partie quand elle t’avait dans le ventre, parce que cet idiot de Jaël a eu la bonne idée de mourir en la laissant seule.

— Jaël ?

Les images du jeune homme blond et rieur s’imposèrent à son esprit. Les souvenirs de sa mère, emprunts d’un amour profond, l’envahirent.

— Oui, celui auquel tu penses. Son premier amour.

Les yeux de Mala s’arrondirent. Même si tous les indices étaient sous ses yeux, elle n’avait jamais osé faire le lien.

— Je suis donc bien une mêlée

Le terme était lourd sur sa langue. Zaya lui attrapa la main.

— Comme tu le sais, Gaïa n’aime pas beaucoup les bâtards. C’était mon idée de la faire rentrer plus tôt pour qu’elle puisse participer à la cérémonie rituelle de conception. C’était parfait pour te cacher.

Atterrée, Mala resta silencieuse. Sa mère ne lui avait jamais rien dit. Elle lui avait mentit, même pas omission, et jamais Mala n’avait pensé cela possible.

— Regarde sous le lit, lui dit Zaya de sa voix graveleuse. J’ai un album que j’ai réussi à leur cacher. Tu verras.

Mala hésita, mais le mal était fait : il fallait maintenant qu’elle sache jusqu’où s’étendait le mensonge de son existence. Elle s’agenouilla sur le sol sale et tira de sous le lit, entre des tonnes de moutons de poussière, un vieux livre dont les pages craquèrent lorsqu’elle en ouvrit la lourde couverture. Des photographies en noir et blanc s’y étalaient, et sur la toute première, des jeunes gens, heureux, souriaient devant un chapiteau rayé sur lequel on pouvait lire L’horizon.

Là, assise sur les genoux d’un homme aux cheveux longs et clairs, sa mère portait ses mains à son ventre pas encore rond, le sourire aux lèvres. Les larmes lui piquèrent les yeux.

— Voilà ta mère et ton père, peu de temps avant que les soldats de Waal ne viennent tout saccager.

La voix de Zaya était lourde, comme accablée par le passé.

— Ossia envisageait de partir sur les routes avec nous, mais le destin en a décidé autrement. À la place, elle a fait ce qu’il fallait pour te protéger : rentrer dans sa famille.

Après une pause, elle ajouta dans un souffle :

— Jaël est mort sous leurs coups.

Mala essuya ses joues. Jamais elle n’avait vu sa mère aussi heureuse que sur cette photographie, sur les genoux de cet homme aux traits fins, à la peau pâle d’un Thaelin. Il était aussi beau qu’Ossia, aussi jeune, le regard débordant d’amour pour elle. Ce n’était qu’une photo usée, mais la puissance de leurs sentiments était palpable.

— Est-ce que… Issah…

— Non, il ne sait pas qui est Jaël. Je lui ai demandé de te guider jusqu’à moi si un jour, tu venais à avoir des questions.

Mala fronça des sourcils.

— Vous saviez que je viendrais ici.

Zaya posa un doigt tordu d’arthrite sous son œil voilé.

— Je ne vois pas de la même manière que toi.

Mala écouta les battements de son cœur affolé en essayant de retrouver son calme. Les pensées se bousculaient, mais surtout, il y avait cette sensation de trahison qui lui donnait envie de vomir.

— Je dois… je dois rentrer avant que…

— Bien sûr. Reviens ici quand tu en as besoin.

Mala s’échappa et fit le chemin inverse comme dans un brouillard. Elle se souvint à peine s’être arrêtée au milieu du pont pour renvoyer le repas qu’Issah lui avait offert.

Issah lui avait demandé comment cela s’était passé. La jeune femme n’avait rien dit. Elle avait remis son uniforme et rendu la robe. Elle avait été tentée de lui parler, de se confier, mais face à l’ampleur du secret, elle avait renoncé. Elle avait simplement ajouté une petite boîte à cacher au regard de tous ceux qui viendraient visiter son esprit.

Plus tu as de secrets, plus il est difficile de les cacher.

Elle leva les yeux vers le soleil pour surveiller l’heure. Il n’était pas encore temps de rentrer. Elle n’avait pas le courage d’affronter les autres, de constater à quel point elle devenait différente d’eux de jour en jour. Elle avait évité les questions de ses amis, et espaçait ses méditations avec eux. S’ils devinaient ? S’ils trouvaient ses boîtes et s’ils cherchaient à l’intérieur ? Ses pas la guidèrent aux archives, où elle avait déjà atterri quelques jours plus tôt sous les conseils d’Issah.

Jaël. L’horizon. Pourrait-elle en retrouver la trace ? Où ?

Elle frappa à la porte. L’homme mal-aimable de la dernière fois la reconnut et eut un sourire de façade. Il l’installa à la même table que la dernière fois, en face de Danaël qui fit semblant de ne pas la reconnaître. Elle l’observa quelques minutes, en attendant que le fond d’archives qu’elle avait demandé lui soit fourni. Consciencieux, il y avait plusieurs tas de papiers et d’ouvrages reliés devant lui, qu’il analysait l’un après l’autre avant de noter des choses dans un carnet légèrement plus grand que sa main.

Elle fronça les sourcils, papillonna des yeux, se les frotta. Mais l'illusion ne se dissipa pas. Entre les doigts de Danaël, au bout du bois de tilleul qui entourait la mine graphite, une petite tige avait poussé et une feuille y éclosait.


Texte publié par Codan, 25 novembre 2020 à 19h19
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