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tome 1, Chapitre 11 « Peon » tome 1, Chapitre 11

Peon se pencha en avant, les coudes sur les genoux, et plissa les yeux. Il attendait ce moment depuis la veille, lorsqu’il avait vu la parade des guerrières autour de l’Amphithéâtre. Ce n’était pas tout de faire les princesses, il fallait qu’elles montrent ce qu’elles avaient dans le ventre : étaient-ce bien leurs ancêtres qui avaient bâti les grandes cités mushadines, ces oasis de verdure en plein désert hostile ? Étaient-elles capables des miracles qu’on leur attribuait ? Avec superbe, elles descendirent les marches des gradins pour rejoindre l’arène. Chacun de leurs gestes était teinté d’arrogance, et elles prenaient bien soin de ne croiser le regard de personne, comme si aucun d’eux n’en valait la peine.

Les guerrières ne s’étaient jamais entraînées dans l’arène, c’était donc la première fois qu’elles en foulaient le sol. Leur attitude conquérante annonçait la couleur : elles étaient ici pour gagner.

Peon les observa se placer en quinconce, à une distance d’un mètre les unes des autres. Elles saluèrent, puis gardèrent les yeux rivés sur leur déesse. La belle et glaciale Laosha leva lentement une main lourde de bijoux et au-dessus de ses Filles, un nuage se gonfla et obscurcit le ciel. Les Mushadines prirent à l’unisson une grande bouffée d’air et se mirent en mouvement au moment où la pluie torrentielle tomba. Des exclamations surprises jaillirent de la foule. Le tambour retentit à nouveau, cette fois seul et dans un rythme à trois temps.

Aucune goutte de pluie ne toucha l’assemblée : les guerrières avaient dompté l’eau en de longs filets entre leurs mains. Les gestes étaient lents, jamais interrompus, et le nuage disparut, comme essoré de tout ce qu’il contenait. Les flûtes rejoignirent le tambour et les Mushadines poussèrent un cri guerrier. Leurs filets d’eau se changèrent en sabres de glace. Elles entamèrent alors une chorégraphie plus énergique, ponctuée par le maniement de leurs armes peu communes, qui au gré de leurs envies se liquéfiaient pour redevenir solides l’instant d’après. Les guerrières faisaient preuve de souplesse et de dynamisme, enchaînant les postures au ras du sol d’où aussitôt elles se relevaient dans un soubresaut. La vision de ces cinquante jeunes femmes exécutant les mêmes mouvements était assez spectaculaire.

Lorsque leur parade prit fin sur un grand écart, Laosha applaudit avec mesure, ce qui les fit se redresser, puis l’assemblée imita la déesse avec un petit laps de retard. Peon applaudit prudemment, encore stupéfait de la démonstration de force et de mesure des Mushadines. Elles étaient puissantes et maîtrisaient leur pouvoir à la perfection, à l’image de leurs tenues et coiffures impeccables.

Alors qu’elles regagnaient leur place, Vidal se pencha vers Peon et lui chuchota :

— Tu crois qu’elles sont aussi féroces au lit ?

Peon leva les yeux au ciel. Que Vidal pense à copuler avec des individus d’un autre peuple n’étonnait pas Peon : il adorait provoquer son entourage sur ces sujets tabous.

— Cinquante filles aussi affûtées que des couteaux à dépecer viennent de nous montrer à quelle vitesse elles peuvent nous descendre, et toi tu penses à coucher avec elles ?

Un beau sourire tendit les traits de son ami.

— Il faut bien qu’on pense à recharger notre énergie, non ? Autant mêler l’utile à l’agréable.

Depuis la tribune, l’héraldesse de l’empereur reprit la parole :

— Maintenant que vous nous avez montré de quoi vous êtes capables, il va falloir composer les équipes.

Des hommes apparurent depuis les quatre entrées, et Peon reconnut les censeurs de leur arrivée dans leur pelisse ocre et leur pantalon à galons. Il grimaça. Comme lui, les autres jeunes gens n’avaient pas l’air heureux à l’idée de se mêler entre peuples.

— À leur appel, vous descendrez dans l’arène pour intégrer les équipes que nous avons formées.

Peon serra les dents. Il s’était toujours débrouillé seul, pourquoi était-il obligé de s’allier avec trois inconnus ? Le premier censeur clama un nom orgoï. Une compatriote de Peon regarda autour d’elle. Elle se leva, d’abord hésitante, puis dévala les escaliers avec fierté. Le second censeur annonça un nom alayi, et un grand garçon la rejoignit rapidement. Le troisième appela un Thaelin, le quatrième une Mushadine. Les quatre jeunes gens se regardèrent en chien de faïence. Les censeurs recommencèrent, encore et encore, en accélérant le rythme.

— Vidal Ioreik !

— Mes quelques minutes de gloire ! À plus tard, Krasny !

Vidal descendit les escaliers avec sa nonchalance habituelle. Peon le regarda en hochant la tête, et ignora les pincements de son cœur. L’inquiétude germait au creux de sa poitrine au fur et à mesure que les gradins se vidaient, dans un silence uniquement perturbé par la voix des quatre censeurs. Puis ils ne furent plus que quatre dans les gradins. Il devina sans peine qu’ils formaient la dernière équipe.

L’équipe des rebuts.

— Peon Krasny !

Sans se démonter, Peon serra les mâchoires et rejoignit la foule présente sur l’arène.

— Mala, fille d’Ossia !

Peon analysa de haut en bas la jeune Alayi qui le rejoignit. Comme la majorité de ses comparses, elle avait retiré ses chaussures et cela lui donnait la démarche tranquille de celle que l’angoisse ne touche jamais. Mais lorsqu’elle s’approcha de lui, son regard fuyant ne mentait pas.

— Danaël Hugwin !

Le garçon que Peon avait aperçu la veille vint les retrouver. Encore une fois, il nota quelque chose de dérangeant dans sa façon de bouger, comme s’il était blessé : sa jambe droite refusait de se plier. Peon avait cependant remarqué avec curiosité la force de sa maîtrise. Était-ce une bonne nouvelle de faire équipe avec lui ? Au contraire de Mala, Danaël affronta son regard avec une colère sourde au fond des prunelles. Peon se sentit obligé de détourner les yeux.

— Aomi Za’i !

Avec une élégance et un charisme redoutables, la dernière Mushadine chemina jusqu’à eux. D’instinct, il se reconnut dans ce qu’elle exhalait : elle semblait pleine de l’envie brûlante de se battre. Malgré le masque froid qu’elle affichait, elle irradiait de cette aura fière, qui hurlait son envie d’exister. Qu’il puisse autant s’identifier à une inconnue, une étrangère, le perturba. Elle le toisa, et il fit de même.

Leur œuvre terminée, les censeurs rangèrent leur rouleau, saluèrent la tribune d’honneur et sortirent en empruntant l’entrée la plus proche. L’héraldesse brisa le silence gênant qui s’était installé et clama :

— Les dieux vous donnent une journée pour apprendre à vous connaître. Vous avez l’autorisation de quitter vos tours et de circuler dans un rayon d’un kilomètre autour de l’Amphithéâtre. Au-delà, l’armée impériale ne pourra plus assurer votre protection. Dès demain commenceront les épreuves de Waal.

Les quatre dieux élémentaires se levèrent. Peon aperçut la moue dubitative de Waal, et celle clairement agacée de Lan avant qu’ils disparaissent sans plus de cérémonie dans l’escalier qui leur était réservé. L’empereur, la Divinité Supérieure, resta quelques minutes de plus à les observer. Peon s’attendait à ce qu’il prenne la parole, mais il n’en fit rien : il attrapa le bras que son héraldesse tendit vers lui pour quitter la tribune à son tour. Un brouhaha surpris se manifesta chez les participants et le public, virant à quelques vivats de protestation. Tout ça pour ça ?

— Ils nous plantent comme ça ? s’étonna Peon.

La Mushadine roula des yeux en soupirant.

— Tu t’attendais à ce qu’ils prennent le thé avec nous ? Nous sommes là pour nous battre, pas pour babiller.

Il la foudroya du regard. Il s’avança vers elle, son feu bouillonnant dans ses veines. Elle le toisa du haut de sa tête supplémentaire, et avant que Peon ne puisse l’atteindre, quelqu’un le retint par le bras.

— Ce n’est pas une bonne idée de s’entretuer avant de passer les épreuves communes, non ?

Mala, dont la voix s’était parée d’un voile de sérénité, posa pour la première fois sur lui son regard étrangement clair. Peon se dégagea d’un coup sec.

— Ça commence bien, soupira le Thaelin.

— Sinon, qu’est-ce qu’on fait ? s’énerva l’Orgoï. On fait semblant de s’entendre ou chacun va de son côté ?

— Chacun de son côté, ça me va, répondit nonchalamment Danaël. J’ai des choses à faire.

Aomi haussa les épaules.

— À demain, alors.

Elle se retourna sans plus de cérémonie et se fraya un chemin jusqu’à la tour des Mushadines.

— Quelle princesse, cracha Peon.

Danaël n’ajouta rien et l’imita, les quittant de sa démarche malaisée. Pukra, il avait hérité d’un foutu handicapé !

Il a intérêt à se bouger les fesses, parce que je ne vais pas l’aider.

— Peon !

Peon finissait de passer sa tunique par-dessus la tête quand Vidal pénétra dans sa chambre sans toquer.

— Fais comme chez toi, râla-t-il.

Vidal émit un sifflement.

— J’ai jamais su ce qu’Olek te trouvait, mais maintenant je comprends…

Peon lui balança son vêtement à la figure, avant d’attraper une chemise à lacets et de l’enfiler.

— Qu’est-ce que tu me veux ? lui demanda-t-il. Une journée sans moi et je te manque déjà ?

Il avait traîné dans Urbaïs sans but, profitant de son statut de Fils de Waal pour manger à toutes les enseignes de restauration gratuitement. Sa faim apaisée, il s'était rapidement ennuyé. Il avait profité du calme ambiant pour écrire à Olek et déposer sa lettre aux services postaux. Là aussi, parce qu’il était un concurrent du Grand Choix, il n’avait pas payé les frais d’envoi. En combien de temps arriverait-elle jusqu’à Olek ? Combien de temps mettrait-il à lui répondre ?

Vidal fit aller et venir ses sourcils avec un grand sourire.

— T’es monté hyper vite tout à l’heure, t’en as manqué l’annonce de Leti, mon vieux.

Peon noua consciencieusement les lacets. Il se retint de rouler des yeux.

— Et donc …? Elle disait quoi, ta cousine ?

Vidal passa un bras autour des épaules de son ami et le décoiffa. Peon lutta avec mauvaise humeur, mais son ami résista et mima un grand geste du bras devant eux, comme un explorateur devant une terre nouvelle.

— Waal est généreux ce soir ! Il nous offre des prostitués !

Peon fronça les sourcils. Le rire d’Olek résonna dans sa mémoire, et il se défit de l’emprise de Vidal.

— J’ai pas envie.

Son ami laissa passer quelques secondes de silence. Peon se sentit observé mais refusa de l’affronter du regard. Trop de choses se bousculaient et il refusait d’être dépouillé de ses propres pensées comme Vidal savait le faire. L’amusement avait déserté la voix de celui-ci lorsqu’il lui indiqua :

— Je sais qu’on a été éduqués autour de valeurs comme la fidélité, mais il va falloir que tu mettes ça de côté, Peon. T’as besoin d’énergie pour ce concours, et qu’importe si elle ne vient pas d’Olek.

— Fous-moi la paix.

— T’en as besoin, et tu le sais. Waal va pas être très sympa demain, et tu dois alimenter ton feu avant le début des épreuves.

Parce qu’il savait que Vidal avait raison, parce qu’il sentait la fatigue envahir chacun de ses muscles et alourdir ses pensées, Peon finit par céder. Ils descendirent jusqu’au rez-de-chaussée où la plupart de leurs congénères attendaient avec plus ou moins d’impatience dans la vaste salle commune servant aux repas. Beaucoup avaient sorti des jeux de dés ou des osselets pour tromper l’ennui, certains semblaient au cœur de discussions animées. La plupart se tournèrent vers Peon lorsqu’il pénétra dans la pièce. Vidal passa un bras autour de ses épaules et l’entraîna dans un coin de la pièce où deux fauteuils étaient encore libres.

— Pourquoi tu m’as fait descendre s’il n’y a encore personne ?

— Un vrai loup ne se cache pas devant ses proies.

Peon leva les yeux au ciel.

— T’es tellement persuadé que je vais aller loin dans ce concours, hein ?

Vidal eut un sourire carnassier.

— Je te l’ai dit, Krasny, y’a un truc en toi. Allez, décris-moi ton équipe. Comment ils sont ?

— Tu vois, le Thaelin dont je t’ai parlé hier ?

— Celui qui boîte ? Oh mince, la plaie pour les épreuves de Waal...

— Comme tu dis… Et les tiens ?

Vidal eut une moue dubitative.

— Pas aussi drôle que toi. La Mushadine nous prend de haut, le Thaelin s’engueule avec elle et l’Alayi semble complètement à côté de ses pompes, au sens propre comme au figuré. Ils ont quoi avec les chaussures, ils en mettent jamais ou quoi ? Ils marchent trop bizarrement.

— Ouais, la mienne aussi, ricana Peon.

— Quand je lui ai demandé comment ils pouvaient coucher avec leurs frères et sœurs, il s’est mis à m’expliquer en long, en large et en travers, c’était trop drôle ! Le Thaelin était rouge comme une pivoine, et la Mushadine comprenait rien.

Peon eut du mal à imaginer Mala au milieu d’une orgie. Pourquoi ça n’étonnait pas Peon que Vidal ait évoqué un sujet aussi tabou avec de parfaits inconnus ?

— Tu crois que ça va marcher, leur truc de nous réunir ?

Vidal haussa les épaules.

— Au moins si on s’entretue, ça accélérera le processus de sélection.

Peon éclata de rire. Son ami avait toujours eu le don de se moquer de tout. Soudain, le brouhaha des discussions et des jeux fut interrompu par un battement de main. Irrité d’être encore pris pour un enfant, Peon poussa un soupir sonore : Leti se tenait à l’entrée de la salle commune.

— Bonsoir à tous, Waal vous présente ses félicitations pour ce matin. Il est fier de vous.

Beaucoup s'en enorgueillirent, le torse bombé, le sourire goguenard.

— Comme vous le savez, demain débutent les épreuves de Waal. Ce soir, vous pouvez donc exceptionnellement vous rengorger de l’énergie de ces jeunes gens !

Elle se décala alors qu’une flopée de corps sublimes et vigoureux entrèrent dans la pièce. Peon s’humidifia les lèvres et se gratta la nuque. Vidal, à côté de lui, se redressa, comme le reste des Enfants de Waal autour d’eux.

— Je vous souhaite une bonne nuit, nous nous retrouverons demain !

La Donneuse de Waal les quitta. Peon remarqua qu’elle n’avait pas fermé la porte et fut tenté d’y disparaître à son tour.

— Oh non, mon ami, ce soir tu vas nourrir ton feu. Tiens, regarde là-bas, y’en a un qui ressemble à Olek.

Peon suivit la direction du menton de Vidal et reconnut le jeune homme aperçu dans la rue, lorsqu’ils étaient entrés dans la ville à la suite de Waal. Leurs regards se croisèrent. Peon tenta d’avaler sa salive, s’étrangla avec, ce qui fit naître un sourire sur le visage de l’inconnu. Vidal le poussa dans le dos pour le forcer à se lever.

— Je ne partirai de là qu’à condition que tu l’amènes dans ton lit.

Peon rougit furieusement. Alors qu’il osait s’approcher du jeune homme, il ne put s’empêcher de se rappeler du sourire qu’Olek avait toujours à son encontre.

Le vent soufflait dans l’arène. Peon avait entendu quelques Thaelins murmurer que c’était un bon présage, ce qui l’avait fortement agacé : il ne s’agissait que d’un phénomène météorologique. Après tout, Lan était absent : c’était Waal qui allait mener la danse, et aucun des dieux ne supportait la présence de sa fratrie pendant son moment de jeu égoïste.

Peon passa les portes d’entrée en saluant Chilam, le frère aîné d’Olek qui était posté à la surveillance de la Tour Nord. Il suivit ensuite Vidal et s’installa à ses côtés au milieu de leurs congénères bruyants. Son ami prit aussitôt part dans les conversations autour d’eux sans aucune difficulté. Alors qu’il regardait l’afflux de candidats fouler le sable de l’arène et grimper dans les tribunes, il écoutait son ami d’une oreille, souriant à quelques blagues et provocations dont Vidal avait le secret.

Son attention fut attirée par un groupe de Thaelins, d’où Danaël dépassait d’une bonne tête. Sa démarche bancale était d’autant plus visible au milieu de ses amis aux mouvements fluides et aériens. Danaël croisa son regard et le lui rendit, plein d’animosité, avant de se détourner. Peon grimaça de dégoût.

Le public était déjà là, installé derrière la barrière qui les séparait des candidats. Les spectateurs se tordaient le cou pour mieux les voir, et certains passaient déjà dans les rangs pour récolter les mises sur les paris et pronostics. Peon remarqua que beaucoup étaient équipés de sortes de petites fascicules, ou des gravures de leurs portraits avaient été imprimées, avec leur nom et sans doute quelques informations. Peon connaissait le processus de l’imprimerie, ils en avaient une, à Logowa, avec tout un système de plaques de métal ou de bois sur lesquelles les illustrations étaient gravées au préalables pour être encrées et apposées sur plusieurs pages. Cependant, rien qu’au nombre de petits livrets qu’il voyait autour de lui et la vitesse avec laquelle ils avaient été fournis - la veille pour le lendemain !-, il supposait que les imprimeries d’Urbaïs étaient beaucoup plus efficaces que celle de sa ville natale, encore archaïque.

Comme la veille, l’héraldesse de l’empereur pénétra dans la tribune officielle. Le silence se fit petit à petit dans les gradins. Peon se demanda d’où est-ce qu’elle venait : grande, elle faisait penser à une Orgoïe, mais ses cheveux lisses et ses yeux bridés étaient typiques des Mushadins. Or, les individus de ce peuple avaient la réputation d’être plutôt petits. Aomi, elle aussi, en était le parfait contre-exemple.

— Waal, seigneur du feu et de l’hiver, premier des Quatre !

Peon se joignit aux rugissements de ses congénères. Waal apparut alors, un sourire féroce peint sur ses traits. Il salua les siens avant de prendre place sur son trône et, après plusieurs minutes d’applaudissements sauvages et démesurés, il calma ses Enfants d’un geste de la main. L’héraldesse put poursuivre.

— L’empereur Maëlan, premier du nom, incarnation actuelle de la Divinité Supérieure.

Comme la veille, Peon fut frappé par le charisme puissant qu’il exhalait malgré la fatigue apparente de son corps. Son âme faisait vibrer l’air. Il s’installa en arrière, aidé par son héraldesse. Son regard se balada sur les gradins et, après avoir secoué la tête, il s’adressa à la foule :

— Le fait de vous avoir réunis en équipes n’était pas anodin. Je veux qu’à partir de maintenant, dès que vous serez en ce lieu, vous soyez accompagné de vos coéquipiers.

Évidemment. Peon serra les dents. Les jeunes gens se regardèrent puis, d’une mauvaise grâce plus ou moins dissimulée, obéirent à leur souverain suprême. Le brouhaha et le désordre enflèrent rapidement. Peon attendit le dernier moment pour se décider à bouger et, parmi toutes les personnes en mouvement, il eut du mal à repérer ses propres coéquipiers. Quand finalement il réussit à les voir, il s’aperçut que Mala et Aomi encadraient Danaël au bas des gradins. L’infirme avait choisi de ne pas grimper en hauteur.

Il va m’handicaper, pensa une fois de plus Peon en les rejoignant.

Il envoya un regard noir à une Alayie pour l’intimer à se pousser un peu, puis s’installa lourdement à côté d’Aomi. La Mushadine ne le regarda même pas. Maëlan attendit que tous les participants soient de nouveau assis dans les gradins pour faire un geste vers son héraldesse, qui reprit :

— Les épreuves de Waal débutent aujourd’hui, et ce pour trois jours. Chacune d’entre elles vous attribuera des points individuellement en fonction de votre place dans le classement. Les vingt derniers auront une chance de rester dans la compétition s’ils sortent victorieux d’un duel d’élimination.

Peon calcula rapidement : cela voulait dire, à chaque épreuve, dix éliminés. Étrangement peu. Il fronça les sourcils. L’empereur reprit :

— Nouvelle règle : chaque éliminé emportera dans sa chute ses trois compagnons.

— Pardon ? s’insurgea Peon.

Autour de lui des murmures de surprise et d’indignation parcouraient la foule. Il jeta un œil mauvais à Danaël et lâcha, plein de venin :

— T’as pas intérêt de nous faire perdre.

Danaël haussa le menton mais ne répondit rien. Ils s’affrontèrent du regard pendant une longue seconde, avant que la Mushadine ne soupire. Peon s’emporta :

— Quoi ? T’as un truc à ajouter, toi ?

Elle roula des yeux et l’ignora. Profondément vexé, il s'apprêtait à lui répondre quand il ressentit une énorme chape de plomb lui tomber sur les épaules et le forcer à se taire. D’une œillade vers les tribunes, Peon comprit : Maëlan avait les deux paumes levées en direction des gradins et imposait le calme. Loin d’être apaisé, Peon bouillait de l’intérieur mais ne pouvait le manifester.

Je me fous de ce que tu penses, mais tant que je serai en vie, c’est moi qui ferai la loi dans cette famille. N’oublie pas que tu portes mon nom.

Son poing se serra et ses ongles courts lui blessèrent la main.

— Les seules aides médicales qui vous seront apportées sont celles de vos coéquipiers. Les éliminations peuvent se faire pendant les épreuves en cas de blessure grave ou de mort du candidat. Le désistement n’est pas autorisé.

Le héraut se tourna vers Leti Ioreik, qui s’avança à son tour au bord de la tribune.

— Bonjour à tous. Au nom de Waal, je vais organiser cette série d’épreuves. Le but est de tester votre force physique, et d’en repousser les limites.

Peon se rengorgea.

Il avait fallu une vingtaine de minutes à Leti et les organisateurs pour diviser l’arène avec diverses activités : de la course de vitesse, du tir à l’arc, du lancer de poids de différents calibres, du saut en hauteur. Elles étaient individuelles, et à chaque stand, un censeur avait été dépêché pour surveiller et les évaluer. L’arène avait des allures d’énorme fourmilière géante.

Si dans un premier temps, cette première journée d’épreuve n’avait pas paru spectaculaire, les candidats avaient vite déchanté : on leur avait distribué un collier mangeur de magie pour aspirer leur énergie vitale et les fatiguer plus vite. Un Thaelin s’était évanoui à la fin de sa course, un autre pendant son saut, une Mushadine en plein milieu de l’arène et une Alayie avait manqué la cible et sa flèche était partie se ficher dans l’épaule d’un Orgoï. Depuis sa place dans la file pour la course de vitesse, Peon observa la scène : l’Orgoï, un grand garçon sec qu’il connaissait de vue pour être l’ami de Chalae, se tenait l’épaule et l’insultait vertement. Chalae accourut.

— Toi !

Elle bouscula l’Alayie. Mala eut un mouvement pour aller aider sa compatriote, mais Aomi l’en empêcha.

— T’en mêles pas, ça va mal se finir et je veux pas être concernée.

— Mais…

— Elle a raison, l’appuya Peon, Chalae est une fouteuse de merde.

Danaël, lui, serra les bras autour de lui en silence. Mala protesta encore, mais Aomi la menaça :

— S’il faut te faire mal pour que tu restes ici, je le ferai. Et je suis sûre que notre Orgoï m’aidera.

Peon assentit. Mala eut quelques mots dans sa langue, certainement pas des compliments, et détourna les yeux.

D’autres n’avaient pas eu la présence d’esprit d’Aomi : plusieurs Alayis encadraient maintenant leur comparse, formant comme un bouclier autour d’elle. Et puis, une flamme partit et brûla plusieurs jeunes hommes.

Les organisateurs, immobiles, regardaient la scène sans intervenir. Dans les gradins, le public hurlait son enthousiasme.

— Ils vont les brûler…

— Non, intervint Danaël en tapotant sur son collier. Pas assez d’énergie.

Rapidement, les combats se firent à mains nues. Chalae et ses comparses prirent vite le dessus, sous les vivats de la foule. Les Alayis se retrouvèrent presque tous au sol. L’organisateur le plus proche égraina leurs noms puis ajouta :

— Disqualifiés ! Et vos coéquipiers avec vous ! 500 points de malus chacun !

Mala ragea.

— C’est injuste ! On aurait dû…

— Non, la coupa Aomi, ou alors c’est nous qui serions à leur place.

— Grande nouvelle pour toi, l’Alayi : la vie entière est injuste et c’est les plus forts qui s’en sortent ! nargua Peon.

Danaël renâcla. Peon l’avait surveillé et si jusqu’alors il ne lui avait rien dit, c’était parce qu’il s’était plus ou moins bien débrouillé. Il avait touché la cible lors du tir à l’arc, son lancer de poids n’était pas très réglementaire mais correct et il s’était aidé lors du saut de sa maîtrise de l’air. C’était à la limite du règlement, car les autres n’avaient pas cet avantage, mais la Donneuse ne l’avait pas spécifiquement interdit. Et Peon, prêt à tout pour gagner, ne l’avait pas relevé. D’ailleurs, après la rixe dont ils venaient d’être témoins, peut-être même que les organisateurs avaient eu pour ordre de fermer les yeux sur la triche. Une première pour des jeux orgoïs

Alors qu’un nouveau groupe passait sur la piste, Danaël se pencha pour masser son genou droit. Peon lui lança d’une voix tranchante :

— T’as pas récolté assez de points aux trois autres épreuves, tu ne peux pas échouer.

— Je sais, rétorqua Danaël sans le regarder.

— Tu n’as pas…

— Je sais, fous-moi la paix.

— Parle-moi autrement.

Danaël se releva. Il le dépassait d’une bonne tête.

— Lâche-moi.

— Oh Krasny !

Vidal s’approcha d’eux et fila un bourrade entre les omoplates de Peon.

— Bien joué, ton tir de tout à l’heure !

Peon eut un sourire fier.

— Merci ! Pas mal, ta course.

— Oh, ce sont tes coéquipiers ?

Vidal les examina rapidement et sourit en croisant celui de Danaël. Il ne dit rien, mais l’analysa de haut en bas, s’attardant sur la jambe droite. Danaël, qui portait la majeure partie de son poids sur la jambe gauche, rectifia sa posture.

— Mal barré, Krasny.

De mauvaise humeur, Peon répliqua :

— Dégage.

Vidal eut ce sourire supérieur qui donna envie à Peon de le cogner. Il trottina pour rejoindre sa propre équipe, dont la Mushadine décochait à Aomi un regard noir. La même expression pleine d’ire et de férocité tirait les traits d’Aomi. Elles avaient quoi entre elles, les Mushadines ?

— Sympa ton pote, l’Orgoï, railla Aomi.

— Sans doute plus que la tienne, rétorqua-t-il.

— C’est tout sauf une amie.

Peon avança d’un pas alors qu’un groupe supplémentaire venait de participer. Plus la ligne de départ s’approchait et plus l’envie d’en découdre lui tiraillait le ventre. Quand ce fut enfin leur passage, ils se rangèrent chacun dans un couloir, limités par des ficelles attachées d’un bout à l’autre par des piquets plantés dans le sol de sable. À l’autre bout de la piste, deux censeurs, chacun équipé d’une petite boîte dorée sur laquelle deux cadrans avaient été posés. Des montres à pendule, devina Peon. Il se pencha tandis que le troisième censeur leva le drapeau avec lenteur pour le baisser d’un seul coup. Peon partit comme une flèche, déployant tous ses muscles dans l’intensité de l’effort. Le vent lui battit le visage et s’éparpilla dans ses cheveux. À la ligne d’arrivée, l’un des censeurs arrêta le chronomètre de sa montre à pendule dans un cliquetis mécanique. Peon reprit son souffle, une fierté indomptable explosant dans sa poitrine. Aomi le rejoignit quelques secondes plus tard. Un regard vers la piste l’informa que Mala était presque arrivée… mais que Danaël s’était arrêté au milieu de la piste, cassé en deux, les mains sur son genou.

— Mais allez ! l’exhorta Peon. Le chronomètre tourne !

Le Thaelin se releva, et le foudroya du regard. De la paume, il enfonça son genou et un craquement sinistre résonna dans l’arène. Il se remit en marche. Peon leva les bras en l’air pour les faire retomber de dépit contre ses cuisses. ll marchait ! Il allait y passer trop de temps !

— Bouge-toi ! On va perdre à cause de toi !

Danaël l’ignora et continua d’avancer. L’organisateur au drapeau gardait une expression impénétrable et sans pitié, et Peon ressentit une vague de soulagement quand enfin il fit baisser une quatrième fois la bannière. Soulagement qui fut vite remplacé par la colère. Il s’approcha de Danaël à grandes enjambées pour lui cogner l’épaule.

— Qu’est-ce que t’as foutu ?

Il était hors de lui.

— J’ai terminé l’épreuve.

— Tu t’es arrêté au beau milieu ! Et t’as marché, bon sang !

Les traits de Danaël se figèrent dans une expression de colère.

— J’ai fait de mon mieux !

— C’est pas suffisant !

— Écartez-vous de la piste, intervint le censeur au drapeau.

Ils obéirent, et Peon roula des yeux face au claudiquement de Danaël. Il s’approcha de nouveau pour lui frapper l’épaule. Le Thaelin en fut déséquilibré quelques secondes avant que son air ne le remette sur pieds.

— J’en ai rien à faire que t’aies pas envie d’être là, lâcha Peon, tu ne gâcheras pas ma chance. Alors tu te bouges le train !

Danaël lui rendit sa frappe avec violence.

— Va te faire voir, l’Orgoï ! On a terminé pour aujourd’hui, non ? Bien. Alors, bon vent et à la prochaine épreuve !

Il se tourna pour rentrer à sa tour, mais Peon le retint par le bras.

— Tu me laisses en plan ?

— Peon, siffla Danaël entre ses dents, si ton dieu t’avait fait ce que le mien m’a fait, je pense que tu te foutrais de lui apporter une gloire qu’il ne mérite pas et que toi aussi, tu chercherais le meilleur moyen de te barrer d’ici. Maintenant fous-moi la paix, je vais me soigner.

Il se dégagea d’un coup sec et quitta l’arène. Trop estomaqué, Peon ne l’arrêta pas.

Peon s’accrocha maladroitement au montant de la porte de sa chambre alors que Vidal, derrière lui, le raillait de gloussements ridicules et ivres. L’imbécile supportait mieux l'alcool que Peon et l’avait emmené dans le quartier des plaisirs une fois de plus. Son besoin d’oublier l’échec de Danaël, son manque d’Olek, son mal du pays, plein de choses s’étaient mélangées et l’avait poussé à accepter. Par miracle, ils étaient revenus juste avant le couvre-feu. La voix de cette foutue Chalae résonna depuis une chambre :

— C’est pas fini, ce boucan ?!

Vidal explosa de rire. Peon posa un doigt sur ses lèvres, et tenta d’actionner la poignée d’un geste gauche. Elle lui échappa des doigts, ce qui accrut l’hilarité de Vidal et la colère de Chalae.

— Mais fermez-la !

Quand enfin, Peon parvint à ouvrir sa porte, Vidal l’applaudit. Il s’enferma mais depuis le couloir, son ami continuait de se moquer.

Peon se traîna jusqu’à la bassine de porcelaine en luttant contre son équilibre précaire. Le miroir lui renvoya un reflet rougi, les yeux brillants, et les traits tirés par la fatigue. Il poussa un soupir désabusé. L’énergie dépensée pour la première épreuve, couplée à l’ivresse circulant dans ses veines, lui ramollissaient les membres. Il voulait s’asperger le visage d’eau, histoire de se rafraîchir un peu avant d’aller dormir. Peon s’apprêta à plonger les mains dans la bassine, mais l’eau s’éleva d’elle-même pour lui atterrir sur le visage.

Complètement trempé, Peon prit plusieurs longues inspirations. Non. Il était ivre, voilà tout. Il secoua la tête pour finalement s’écrouler sur son lit.


Texte publié par Codan, 16 août 2020 à 15h01
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