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tome 1, Chapitre 5 « Aomi » tome 1, Chapitre 5

Aomi claqua son bassin contre celui qu’elle avait sous elle et se força à ne plus penser. L’homme entortilla ses mains dans le drap. Il laissa s’échapper un long feulement de plaisir et elle le sentit, en elle. Elle se retint et endigua son propre orgasme pour emmagasiner la force de vie qu’il déployait en elle. Le propriétaire de cet endroit connaissait bien ses garçons : l’énergie du jeune homme était délicieusement compatible avec la sienne et faisait fourmiller chacune de ses cellules. Elle roula une dernière fois des hanches et se détacha de son partenaire. Dans un geste clinique, elle s’essuya l’intérieur des cuisses, attrapa sa tunique et ses braies et les enfila prestement. Elle revêtit son deel sombre, qu’elle para de sa ceinture ornementée de dragons d’or, remit ses bottes et sortit sans un regard pour l’homme resté dans le lit.

Aomi traversa le couloir bordé de chambres toutes closes. Alors qu’elle descendait les escaliers, l’énergie du prostitué courait dans ses veines, délicieuse, et s’emmêlait avec la sienne pour la raviver. À la réception, un vieux monsieur qui avait dû être beau l’accueillit avec un sourire poli.

— Tout s’est bien passé, zhatgai ?

— Parfait.

Elle eut un geste pour sortir sa bourse, mais le passeur l’arrêta.

— C’est un cadeau de la maison pour les Filles de Laosha.

Aomi assentit, le remercia, et sortit de la maison close. Le vent chaud du désert soufflait dans la rue. Elle remonta ses cheveux en queue de cheval dans un geste mécanique, et quitta les quartiers de plaisir pour rejoindre le sérail d’un pas rapide. Le tapis de sable qui recouvrait le pavé crépitait sous ses bottes. En chemin, ils furent nombreux à se courber pour la saluer. Elle répondait d’un court mouvement de tête froid, dissimulant du mieux possible le mépris que ce geste éveillait chez elle.

Depuis que la décision de Laosha avait été officialisée, les nobles de Zahira semblaient enfin se souvenir qu’elle appartenait aux Za’i.

Lorsqu’elle pénétra dans l’enceinte de la demeure familiale, elle s’arrêta quelques instants. Hauts, les trois bâtiments de briques peintes qui encadraient l’immense cour intérieure étaient surmontés de jardins luxuriants et colorés. Chaque fenêtre était bordée de plantes et de fleurs qui couraient jusqu’à l’étage d’en-dessous en une marée végétale. Alors que le pays traversait une période de sécheresse, cette abondance de verdure était un luxe que seule une famille comme la sienne pouvait s’offrir. Elle secoua la tête de droite à gauche. Quel gâchis. Elle s’avança jusqu’à l’entrée du bâtiment central.

À peine eut-elle passé le porche qu’une flopée de serviteurs lui tomba dessus pour lui proposer de changer ses vêtements et ses chaussures. Il ne fallait surtout pas qu’un grain de sable pénètre la demeure de Kaoko Za’i. Telle une poupée, Aomi se laissa faire, histoire d’être débarrassée au plus vite de ces encombrantes précautions. Elle claqua la langue contre son palais quand un jeune garçon eut le zèle de brosser son deel. Le serviteur s’éclipsa comme une ombre.

— Toujours aussi rustre.

Haoru s’approcha d’elle, les bras croisés sur son kimono bleu profond. Ses yeux noirs, plissés, la jaugeaient avec un mépris qu’il avait toujours affiché à son encontre. Elle le dépassa sans le regarder. Elle aurait voulu lui cracher sa victoire de vive voix, lui qui l'avait toujours sous-estimée, mais elle savait que son silence serait plus efficace. La déesse l’avait choisie, et pas lui.

— Si j’étais une femme, ce serait moi et personne d’autre qui porterais les couleurs de cette famille à laquelle tu n’appartiens pas.

Elle s’arrêta et se retourna. Le visage lisse d’Haoru avait beau posséder la beauté conjuguée de ses deux parents, il n’était plus qu’un ravage de haine et de jalousie. Une étincelle de satisfaction malsaine s’alluma en Aomi et se répandit dans ses veines comme un ardent feu d’été.

— Si la déesse t’a fait naître garçon, c’est que tu n’étais pas digne.

Il retroussa ses lèvres dans un rictus mauvais, et s’éloigna à grandes enjambées, les dragons de son hakama dansant dans son dos. Aomi inspira à pleins poumons. L’air était chargé d’un parfum de revanche.

Elle passa le bâtiment d’entrée pour se rendre dans le patio où une débauche de végétation l’accueillit. Sur la pelouse d’un vert brillant étaient alignés de longs dragons de pierre dont la gueule, dirigée vers le ciel d’un bleu éclatant, propulsait un tranquille jet d’eau auquel venait s’abreuver une multitude de petits oiseaux colorés. Dire qu’à quelques mètres, derrière le haut mur de pierre, dans la basse Zahiara, beaucoup d’habitants devaient s’attrouper autour d’un puit presque éteint pour pouvoir boire… Aomi tenta d'oublier ces malheureux qu’elle croisait chaque jour dans la cité, sans succès. Si le lieu avait accueilli l’insouciance de ses jeux de petite fille, il s’était depuis longtemps assombri pour en venir à la dégoûter.

Elle trouva sa mère assise dans un canapé confortable, au milieu d’une foule de coussins chatoyants, les yeux posés sur son jardin dans une apparente méditation. Des papiers s’entassaient sur la table basse, à côté d’un luxueux plumier. Kaoko Za’i supportait mal de travailler en intérieur et se réfugiait toujours dans son patio, à cet endroit où les jeux de lumière changeaient d’heure en heure. Aomi s’arrêta à quelques pas d’elle et courba le dos avec respect. Kaoko mit quelques secondes à détacher son regard de son jardin pour le poser sur sa plus jeune fille.

— Bonjour, Aomi. Tu ne viens plus souvent te perdre ici.

Elle sentit comme un reproche dans le ton de sa mère, mais choisit de l’ignorer.

— Je viens vous présenter une dernière fois mes respects. Je pars pour la capitale demain matin.

Kaoko soupira.

— Je ne pensais pas que Laosha aurait aussi choisi les filles bâtardes. Elle doit manquer de prétendantes.

Aomi serra les dents pour ne rien laisser deviner des émotions contraires qui se bousculaient en elle. Sa voix ne laissa rien passer lorsqu’elle annonça :

— Si vous êtes d’accord, je porterai les couleurs des Za’i avec respect et dévotion.

Un mince sourire se dessina sur les lèvres rouges de la cheffe de famille.

— Tu peux. Après tout, tu es ma fille.

Toute la colère qu’Aomi avait ressentie pour elle la seconde d’avant s’évapora face à cette simple remarque. Elle retint comme elle le put le sourire qui menaçait de fleurir sur son visage et s’inclina avant de tourner des talons.

— Aomi !

Elle s’arrêta. Kaoko se leva pour la rejoindre. Même avec sa cinquantaine d’années, elle restait belle et gracieuse dans son hanbook. Lorsqu’elle parvint à sa hauteur, elle posa une main douce sur le visage d’Aomi.

— J’aurais aimé que tu restes près de moi, mon enfant de l’amour.

Aomi pressa sa joue contre la paume de sa mère. Le silence les enveloppa. Après un long moment, Kaoko finit par soupirer et retourna à sa paperasse. Elle congédia sa fille d’un geste de la main. Aomi se courba une nouvelle fois et s’en fut, aussi rapidement qu’elle était venue.

Elle se leva tôt le lendemain matin dans la petite chambre qu’elle louait au cœur de la basse Zahiara. Dans un sac siglé de son nom en idéogrammes, Aomi casa quelques lames dont elle caressa l’étui travaillé. Elle avait réussi à y mettre un deel de rechange, un kimono de combat solide, quelques vêtements de rechange et plusieurs bandes de tissus pour parer aux blessures les plus urgentes. Elle passa la bandoulière de sa gourde à eau dont l’outre en peau de chèvre lui ceignait le dos. Ses doigts caressèrent la ceinture à boucle de dragons. Elle attrapa son sac, le passa sur son épaule et sortit de sa chambre.

Les quelques badauds présents au rez-de-chaussée de la maison de jeux baissèrent les yeux lorsqu’ils la virent arriver. Maintenant qu’ils connaissaient tous son ascendance, la gêne assombrissait leur regard. On ne pariait pas aux cartes avec la fille de Kaoko Za'i. Aomi leur adressa une moue déçue et rassembla quelques pièces d’argent percées d’un carré pour régler sa note mensuelle. Le tenancier agita les mains.

— Oh non, je ne peux pas faire payer une Fille de Laosha.

Aomi ne l’écouta pas et claqua les pièces sur le comptoir avant de sortir. Ce n’était pas Aomi Za’i qui payait, mais la jeune fille qui avait trouvé un refuge, une bouffée d’air dans ce lieu si loin de la demeure seigneuriale de sa mère.

Elle quitta les quartiers mal famés pour rejoindre le centre de la ville, réservé aux élites. Cette fois, les soldates qui gardaient cette frontière se rangèrent aussitôt pour la laisser passer. Un peu plus loin, un homme balayait la rue pour en dégager la fine couche de sable qui revenait sans cesse, charrié par le vent du désert. Elle détourna le regard et avança.

Comme la veille, elle fut saluée à chaque fois qu’elle rencontrait quelqu’un. La boule de revanche qui grossissait en fond de sa poitrine se teintait à chaque fois d’un peu plus de dégoût envers ces gens qui avaient attendu l’approbation de Laosha pour la considérer. En levant les yeux, elle vit les hauts bâtiments de briques enduites, habillés d’une prodigieuse verdure. Le Gynécée. Au beau milieu de l’énorme place publique se tenait un gigantesque bassin d’eau claire où des poissons colorés se mouvaient lentement. Aomi le contourna, pour gravir la flopée de marches et parvenir aux lourdes portes d’entrée. Elle pénétra dans l’enceinte sacrée sans même sortir ses papiers d'identité.

Le sol était paré d’un marbre bleu dont les nervures imitaient le remous des vagues. Les grands murs blancs étaient habillés de tentures, représentant des scènes colorées. Le bruit d’une cascade vint à ses oreilles. Peu de temps après, une servante se présenta et la mena dans une vaste pièce où d’autres filles de Laosha attendaient. Ses concurrentes la dévisagèrent. Certaines cachèrent mal leur curiosité de voir enfin la bâtarde de Kaoko Za’i. Elle réajusta la lanière de son sac qui s’échappait de son épaule et descendit les marches pour les rejoindre.

Au milieu de cette foule, Aomi détonnait. Elle s’était parée de son habituel deel noir aux reflets bordeaux, qui descendait jusqu’à la mi-cuisse, de son ample pantalon rouge qui bouffait aux genoux où ses bottes de cuir sombre à lacets remontaient. Le seul signe de sa richesse était sa ceinture aux dragons d’or. Aucune parure dans ses cheveux noués en un haut chignon serré. Aucun bijou. Pas de hanbook coloré, pas de kimono chatoyant, aucun maquillage. Elle était venue pour combattre, pas pour se pavaner.

Un coup d’œil circulaire à l’assemblée lui indiqua qu’elle était la seule à avoir opté pour autant de sobriété. Si toutes les filles des Mushadins étaient éduquées en guerrière, elles n’en restaient pas moins les émissaires de leur famille. Laosha les avaient choisies pour la noblesse de leur sang. Et, au vu des moues dégoûtées à peine dissimulées par les fards, personne ne comprenait la présence d’Aomi. Les conversations reprirent leur cours alors que la jeune femme alla s’installer au bout d’un banc molletonné et parés de coussins. Sa voisine, même à l’autre extrémité, se leva aussitôt.

En silence, Aomi poursuivit son observation des autres filles de Laosha. Elle en connaissait beaucoup de noms, car la noblesse était un vase clos dans lequel personne n’avait de secret. Elle savait qu’Iwako Jo’ra, en train de parader dans son kimono fleuri, était une redoutable adversaire une arme dans la main. Elle savait également qu’elle avait été surprise avec un homme de basse condition dans les écuries de ses parents. Un peu plus loin, Fan Ha’o, petite et nerveuse, était rapide, mais aussi très émotive et incapable de garder la tête froide. Sur elle circulaient des rumeurs de tentatives de suicide. À la force de son rire, personne n’aurait pu le deviner.

Aomi accepta la liqueur de rose sucrée qu’une servante lui proposa et la sirota. Les parfums que certaines de ses concurrentes portaient, mêlées aux effluves de nourriture, donnaient un mélange assez lourd. Aomi sentait poindre un mal de tête, que les discussions et les rires autour d’elle n’arrangeaient pas. Elle soupira, et regarda à nouveau parader les autres filles de Laosha. Quarante-neuf jeunes femmes qui se connaissaient toutes, qui avaient évolué dans les mêmes milieux, desquels Aomi avait toujours été tenue à l’écart. Quarante-neuf concurrentes qui se jaugeaient sous des apparences mondaines.

— Laosha et sa Donneuse, Zaora Za’i ! annonça la voix forte de la maîtresse d’hôtel.

Le silence se fit. Chacune se leva et se courba alors que Laosha, suivie de près par sa Donneuse, descendait avec lenteur les marches. Parée d’un beau kimono bleu pâle et de bijoux scintillants dans ses longs cheveux noirs, la déesse embrassa la scène. Aomi sentit son regard s’appesantir sur elle, et releva la tête. Indéchiffrable, Laosha l’observait depuis la dernière marche de la salle. Zaora, une marche plus haut, lançait à sa sœur l’ordre muet de s’incliner à nouveau, mais Aomi l’ignora. La déesse choisit d’interrompre leur échange visuel et ouvrit grand les bras.

— Mes filles !

Les jeunes femmes se redressèrent, et posèrent la main sur leur cœur.

— Vous êtes les plus nobles guerrières de votre génération. Vous aurez l’honneur de porter mes couleurs et celles de vos ancêtres pour le Grand Choix. Ne faillissez pas à votre tâche et montrez-vous dignes de la faveur que je vous ai faite !

Elles s’inclinèrent de nouveau en réponse.

— Profitez de tout ce qu’il y a ici. Des chambres vous ont été assignées dans le Gynécée pour ce soir, mes femmes vous y conduiront. Si vous avez besoin d’énergie, n’hésitez pas non plus à demander, des hommes et des femmes sont à votre disposition.

Laosha fit demi-tour sans un mot de plus, et Zaora, après avoir lâché sa sœur du regard, lui emboîta le pas. Une fois qu’elles furent parties, Aomi siffla le reste de son verre, et grimpa les escaliers à grandes enjambées. Quelques mètres plus loin, son aînée l’attendait.

— Quoi ? demanda laconiquement Aomi.

Zaora posa une main sur son épaule.

— Attention à toi. Beaucoup vont te tester.

Aomi releva les sourcils.

— Tu ne m’apprends rien de nouveau.

Zaora soupira d’exaspération. Aomi l’avait souvent vue faire ça, lorsqu’elle était enfant.

— Tu es une Za’i. L’enfant bâtarde et chérie de Kaoko Za’i, celle qu’elle a cachée aux yeux de tous pendant très longtemps avant de devoir la livrer à la justice des matriarches… Elles ne te connaissent pas, mais elles ont peur de toi. Elles vont vouloir t’éliminer, qu’importe les moyens. Tu es une concurrente pire que les Orgoïs pour elles. Si les règles ne l’interdisaient pas, elles te tueraient avant même que tu poses un pied à la capitale.

Aomi serra les dents.

— Et en quoi ça te concerne ?

Zaora lui donna une pichenette sur le front. Réflexe de benjamine, Aomi se laissa faire.

— Tu es ma sœur, idiote. On vient du même ventre.

— Ça n’empêche pas Haoru de me détester.

— Haoru est jaloux d’être un homme, et moi, je suis ta sœur aînée. C’est mon rôle de te protéger. Et tu aurais pu t’habiller avec un costume de cérémonie, tu attires trop les regards ainsi.

Aomi haussa les épaules.

— Nous sommes des combattantes, non des poupées.

Zaora secoua la tête.

— Tâche de rester en vie jusqu’à votre arrivée. Je ne pourrai pas garder un œil sur toi.

— Je ne te le demande pas.

Zaora tapota l’épaule de sa sœur, et fit quelques pas pour rejoindre sa maîtresse qui attendait plus loin.

— Par contre, si tu pouvais me rendre un service, l’interpella sa benjamine.

L’aînée des Za’i se retourna.

— Demande à Laosha pourquoi elle a choisi une bâtarde pour la représenter, elle qui ne peut supporter que le contact de jeunes filles nobles et puériles.

Sur ce, Aomi s’éloigna du bruit, des rires, de l’agitation. Elle dépassa Zaora, puis sa déesse sans leur accorder un regard et s’enfonça dans les vastes couloirs, ses bottes claquant sur le marbre bleu. Elle avait besoin de retrouver sa solitude.


Texte publié par Codan, 22 avril 2020 à 11h44
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