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tome 1, Chapitre 3 « Mala » tome 1, Chapitre 3

Un chant d’oiseau, perdu dans les hauteurs des arbres millénaires. Le bruissement du vent dans les feuilles. La douceur d’un rayon de soleil, perçant les nuages et traversant la forêt pour venir caresser la joue de Mala. Elle n’ouvrit pas les yeux pour autant, tout juste laissa-t-elle un sourire s’étendre sur ses lèvres. Elle resta concentrée, en position du lotus, et la magie de la déesse reprit ses droits sur les terres et les êtres.

Leur cérémonie n’avait pas les frasques de celles des Orgoïs, peuple du feu et de l’hiver, qui accueillait Waal à grand renfort de feux nocturnes et de concours de lutte dans la neige. Ni l’artifice des somptueuses parades de la déesse Laosha, préparées par les Mushadins pendant toute une année dans l’espoir que leur protectrice leur soit favorable et fasse tomber les pluies d’automne sur leurs terres arides. Encore moins la joie pure et délurée du carnaval des Thaelins lorsque Lan, dieu du vent et de l’été, prenait ses quartiers sur les falaises de l’est.

C’était un océan de calme dans lequel chaque âme venait se ressourcer. Une sérénité pure, qui permettait à chaque être de se connecter aux autres, tissant un lien invisible entre leur cœur. C’était un souffle que chacun prenait des autres, une inspiration commune, un instant sacré et précieux, immobile, silencieux et pourtant plein de tout. Mala frôlait les consciences et s’abreuvait des vies qui entouraient la sienne. Ressentait ce qu’elles ressentaient. Sans aucun tabou ni secret, chaque Alayi partageait avec les siens tout ce qu’il était, tout ce qu’il avait. Personne ne pouvait comprendre ce que signifiait être un Alayi s’il ne vivait pas l’intensité de ce moment. Cette communion faisait d'eux un peuple à part. Sans gloire ni parure, avec pour seul orgueil de comprendre les signes de la nature et de pouvoir être en harmonie avec elle. Une vibration se fit ressentir, signe que la conscience de Gaïa se projetait dans les leurs.

Mes enfants…

La douce voix de Gaïa, déesse de la terre et du printemps, résonna dans chacune des consciences. Mala se sentit encore plus sereine qu’elle ne l’était déjà, et s’abandonna toute entière à sa déesse.

Le Grand Choix arrive, mes enfants… Et comme mes frères et ma sœur, je dois éveiller celles et ceux qui vont arborer mes couleurs pour poursuivre le cycle de vie de la Divinité Supérieure.

Pour la première fois, Mala était en âge d’être choisie. Elle était prête à accepter n’importe quelle décision de sa déesse. Gaïa savait qui la servirait le mieux.

Soudain, une étincelle la toucha en plein cœur et tout ce qui l’entourait lui parvint avec plus d’acuité. Les oiseaux qui lui paraissaient si haut semblaient maintenant chanter à son oreille. Elle percevait le cours d’eau où ils allaient s’abreuver, comme s’il s’écoulait à ses pieds. Sa peau ressentait chaque infime poussée du vent, à ses narines parvenaient l’odeur subtile de fleurs sauvages, celle, plus lourde, du mucus, la fraîcheur du petit ru, et les fumets des mets préparés pour la fête. Puis, cette ouverture au monde si surprenante se referma aussi soudainement qu’elle était apparue. La déesse s’en était allée.

Mala ouvrit les yeux.

— Grand-mère, je crois que c’est assez, rit Mala.

Son aïeule ne l’écouta pas et peignit encore une arabesque blanche sur son bras. Assise sur un simple tabouret depuis déjà plusieurs heures, Mala était aux mains de sa grand-mère qui la préparait pour la grande danse de ce soir. Habillée de son pagne ocre, son corps entier était recouvert des marques rituelles de sa communauté. Elle ne savait pas à quoi elle ressemblait : elle n’avait pas l’habitude de se voir aussi apprêtée et craignait de l’être beaucoup trop. La main de Nonnan se posa sur ses cheveux crépus.

— Tu es magnifique, ma petite. Je suis fière de toi, ne l’oublie jamais.

Et Mala la crut. Elles échangèrent un sourire plein de tendresse, puis elle embrassa les mains ridées de Nonnan. Le rire de son aïeule résonna comme une musique rassurante à son oreille.

Comme hypnotisée, Mala resta un instant à admirer le contraste de la peinture à l’argile blanche sur sa peau noire. Même son visage avait totalement changé d'aspect dans le miroir que lui tendit Nonnan. C'était comme s'il avait disparu derrière la représentation de Gaïa qu’elle devait être ce soir.

Dans le fond de la pièce, derrière un paravent tissé en fibres de kénaf, Mala entendit un léger toussotement. Elle se leva aussitôt pour rejoindre sa mère, couchée sur un tapis de sol. Derrière, Nonnan rangea les pots de peinture et trempa les pinceaux dans un récipient en terre cuite. Mala l’entendit quitter leur case. Elle prit la main de sa mère entre les siennes et esquissa un sourire. Ses doigts tremblèrent contre sa paume. Leurs regards s’accrochèrent.

— Moi aussi je suis fière, chuchota sa mère.

Mala sourit. Dans les prunelles d’Ossia clignota cette lueur de vie qui s’éteignait peu à peu. Depuis plusieurs semaines, elle ne pouvait plus quitter cette couche, victime d’intenses maux de tête et de fortes fièvres. Les décoctions d’écorce de saule de la guérisseuse n’avaient plus aucun effet.

— Je n’ai pas envie de te laisser, moda.

Ossia caressa les doigts de sa fille avec tendresse.

— C’est ton devoir, souffla-t-elle. La déesse t’a choisie.

La quinte de toux qui la prit soudain la força à courber le dos. Mala tapota entre les omoplates de sa mère avec inquiétude. Quand la crise fut passée, Ossia posa sur sa fille un regard impénétrable. Elle tenta de se relever à l’aide de ses coudes pour être à sa hauteur, mais n’y parvint pas. Mala souleva l’épaisse couverture orgoïe qui protégeait la malade des courants d’air et se glissa dessous avec elle, comme lorsqu’elle était enfant. Tant pis pour les arabesques de peinture blanche qui n’étaient pas encore sèches. Le souffle difficile de sa mère lui effleurait le visage. Elle se plongea dans les yeux d’Ossia, ces yeux si sombres qui avaient fait sa réputation lorsqu’elle était encore jeune et qui charmaient quiconque avait le malheur de s’y perdre.

— Il faut que tu fasses attention à la capitale, wossi, chuchota Ossia. Très attention.

Mala fronça les sourcils, interdite. Quelque chose, dans la voix de sa mère, rendait l’avertissement plus lourd que ceux dont elle la gratifiait toujours.

— Pourquoi ? demanda-t-elle sur le même ton.

Ossia posa sa main sur la joue de sa fille. Son contact était froid, trop froid sur sa peau.

— Je dois t’avouer quelque chose.

Les mots semblaient lui coûter et elle les prononça avec difficulté.

— Tu sais qu’on a toujours dit que tu étais née plus tôt que prévu ?

Mala assentit.

— Tu es née plus tôt que les autres, car tu as été conçue plus tôt. Je te portais déjà depuis un mois lorsque les réunions de conception ont eu lieu, mais j’ai consommé avec plusieurs hommes pour que tu sois considérée comme l’enfant de tous.

Mala se figea. Elle laissa sa mère continuer sans l’interrompre, et plongea son regard dans le sien. La conscience de sa mère se projeta dans la sienne et des images lui parvinrent, des images qu’elle ne comprit pas : un jeune homme, la peau claire, de longs cheveux blonds, les yeux dorés. Ses mains, si blanches, maintenant ses hanches contre le sol. L’image se brouilla avant qu’elle ne puisse la mémoriser distinctement. Cela la troubla plus qu’autre chose et attisa sa curiosité.

— Si je te dis tout cela, c’est pour que tu fasses attention. Protège ton cœur et ton corps des hommes qui peuvent y semer leurs graines, et protège ton âme de la déesse qui peut y dénicher tes secrets. Surtout ce secret.

Ce secret ? Mala dut tendre l’oreille pour entendre la fin de sa phrase. Avec une infinie tendresse, elle embrassa le front d’Ossia et la serra contre elle. Elle sentit les larmes de sa mère humidifier sa peau et couler sur les traits blancs que Nonnan avait peints sur sa poitrine. Une fois de plus, l’image du jeune homme inconnu s'imposa à elle : cette fois, il fermait les yeux et se penchait vers elle… Une seule chose était indiscutable : la couleur de sa peau n’évoquait pas celle des Alayis. Puis, des cris. De la douleur. Les corps qui se débattent. Le bruit des lames en métal qui s'entrechoquent, son souffle qui se coupe dans une fuite éperdue. La voix de sa mère la ramena à la réalité alors que son cœur s’épuisait dans une course folle.

— Promets-moi de faire attention. Surtout à la déesse. Ne lui dis pas ce que je t’ai dit. Ne le dis à personne. N’ouvre plus ton esprit. Urbaïs est dangereuse, ne commets pas les mêmes erreurs que moi.

Ne fais pas comme moi.

Ce jeune homme était l’erreur d’Ossia. Mala en était certaine, et même sans avoir les détails : les souvenirs de sa mère étaient rendus flous par le temps, et par l’intensité des émotions.

Malgré la chaleur de la pièce, Mala frissonna, partagée entre la curiosité et la peur d’en découvrir davantage. L’inconnu était-il… son père ? Avait-il privé sa mère de sa dignité ? Était-elle… de sang mêlé ? Une honte sauvage l'envahit. Si c'était le cas, sa vie était en danger. Qu'arriverait-il si Gaïa le découvrait ? Elle blêmit. Sa mère, dont les larmes ne tarissaient pas, était incapable de répondre aux questions qui effleuraient ses lèvres. Dans un geste plein de douceur, Mala caressa son dos et lui chuchota :

— Je te le promets.

Un pas de plus, et elle s’arrêta. Le cœur lourd, Mala leva les yeux vers la cime des arbres qui l’entouraient. Elle posa la main sur l’écorce d’un vieux limba dont les branches s’étendaient encore avec vigueur vers le ciel, avec l’espoir que ses méninges cessent de turbiner pendant quelques instants. Le contact contre sa paume était familier et rassurant.

Un craquement de branche la fit se retourner. Derrière elle, Baako, avec qui elle avait été élevée, l’avait rejointe. Grand, sa peau noire recouverte de motifs plus secs et plus droits que ceux de Mala, il s’exhalait de lui une impression de puissance. L’air toujours tranquille et calme qu’il arborait nuançait sa robuste silhouette toute en muscles.

— Toi aussi tu es venue te ressourcer ?

Elle lui sourit.

— Je suis venue dire au revoir aux ancêtres.

Il se rapprocha, posa sa gigantesque main près de la sienne, et ils restèrent ainsi, silencieux, dans le bruissement de vie de la forêt, à écouter la nature et à ressentir les pulsations de vie que le grand limba leur faisait parvenir. Un instant, elle fut tentée de s’épancher pour ne plus avoir à porter ce lourd secret seule, mais elle se ravisa. Les pleurs de sa mère résonnaient encore en elle. Elle ne pouvait pas raconter la honte d’Ossia, même à Baako. Les images du jeune homme, ses doutes à propos de lui, et peut-être son statut de mêlée… Comment allait-elle faire pour ne pas montrer ce secret à Baako, son jiima, son tout, lors de leur prochaine méditation commune ? Il allait forcément voir les barrières qu’elle aurait érigées pour empêcher qu’une autre conscience puisse se mêler à la sienne sur le plan astral.

— Comment va Ossia ? demanda-t-il.

Mala s’efforça de cacher la tristesse mêlée de colère que l’image de sa mère, malade et presque morte, faisait toujours naître en elle.

— Elle va partir et je ne pourrai pas être là.

Son ami lui étreignit l’épaule avec douceur.

— Tu lui offres le plus beau cadeau avant son passage. Tu es choisie.

Elle hocha la tête. C’était un grand honneur que de faire partie des heureux élus, mais cela signifiait aussi laisser Ossia se battre seule dans la douleur. C’était laisser le soin à sa grand-mère, déjà âgée, de s’occuper du quotidien difficile de la malade. C’était abandonner les deux femmes de sa vie, sans lesquelles elle n’aurait pas pu devenir ce qu’elle était. Mala ne pouvait se défaire de la boule de culpabilité qui lui bloquait la gorge. Même si elle allait vivre cette aventure avec Baako, penser à tout ce qu’elle devait quitter lui étreignait le cœur.

Dans un silence qui leur était familier, ils rejoignirent la clairière où les festivités devaient se tenir. Le vieux Tafari rassemblait déjà les Enfants de Gaïa en leur distribuant des consignes. Les pères de la communauté allumaient les feux, installaient les nattes au sol, faisaient bouillir le sorgho et dispersaient les fruits dans des coupelles qu’ils distribuaient. Les mères, elles, rassemblaient leurs enfants autour d’elles. Celles dont les rejetons avaient eu l’honneur d’être sélectionnés avaient un point commun : elles ne lâchaient pas du regard le fruit de leurs entrailles. Dans la foule qui commençait à grossir, Mala chercha la silhouette de Nonnan.

Elle ne l’avait pas encore trouvée quand Tafari lui tomba dessus. Réputé pour son intransigeance, le vieil homme organisait toutes leurs cérémonies depuis des années et ne tolérait aucune fausse note. Dans le sac de jute que transportait un petit garçon qu’il initiait, il piocha un serre-tête en tissu cousu de plumes d'ara rouge et de youyou, puis le glissa dans la chevelure épaisse de Mala.

— Tu es au quatrième rang, cinquième colonne, dit-il avec sécheresse.

Elle fila s’installer à la place désignée parmi ses camarades. Alors que Tafari terminait de répartir les candidats de Gaïa, elle observa les autres. Elle avait grandi avec la plupart d’entre eux. Elle les connaissait depuis l’enfance. Elle les considérait comme ses frères et sœurs. Et dès qu’ils auraient atteint la capitale, dès qu’ils auraient commencé le Grand Choix, ils seraient concurrents. Beaucoup y perdraient la vie et ne reviendraient jamais. Peut-être qu’elle-même rejoindrait sa mère dans les semaines à venir, dans cet endroit exempt de souffrance, avant de recommencer une nouvelle vie.

Alors que la nuit tombait, la foule grossit devant eux. Autant de visages qu’elle avait gravés dans sa mémoire, auxquels elle allait devoir dire adieu. Si certains avaient l’espoir de revenir en cas d’échec, elle sentait qu’elle ne foulerait plus cette terre de ses pieds nus, qu’elle n’entendrait plus le murmure de la forêt qui portait la voix des ancêtres ni le rire des enfants grimpant dans les arbres. Que plus jamais elle ne ressentirait cette chaleur lourde et humide accabler sa peau, qu’elle ne pourrait plus jamais sentir l’odeur des fleurs qui s’ouvrent aux premières lueurs. Son avenir n’était plus ici, elle le ressentait : il était à Urbaïs. Là où tout avait commencé pour elle, sans qu’elle le sache jusqu’à présent… L’aveu de sa mère et l’image de ce jeune homme clarifiaient cet appel qu’elle ressentait pour cette grande et effrayante inconnue qu’était la capitale.

Elle allait quitter cet endroit qui l’avait vu grandir et ces gens qui l’avaient aimée pour la gloire de sa déesse. Elle ferma les yeux. Elle acceptait ce sacrifice.

Le premier son de tambour résonna et fit taire les discussions du public. Le musicien tapa à nouveau sur la peau tendue de son instrument. Les danseurs commencèrent leur chorégraphie. Une flûte l’accompagna quelques notes plus tard, et ce fut au tour des danseuses de les rejoindre. Mala enchaîna les mouvements qu’elle avait appris depuis l’enfance, cette danse où hommes et femmes se mêlaient tout en exécutant des gestes différents, complémentaires. Elle se tourna vers la gauche, et joignit ses paumes à celles de Bakoo. Il était son partenaire attribué, et elle n’aurait jamais voulu en changer. Elle était habituée à la douceur de ses gestes lorsqu’il la soulevait, à la hauteur avec laquelle elle devait lever les bras pour s’accrocher à son cou, à la constitution puissante et rassurante de son corps. Elle perçut dans les gestes de son jiima qu’il était plus nerveux que d’ordinaire. Ce n’était plus une simple cérémonie pour l’ouverture de la saison de Gaïa. C’était leur dernière danse, ici, et ensemble. Mala esquissa un sourire discret, qu’il lui rendit avec les yeux.

Quand le tambour et la flûte s’arrêtèrent, quand les poignets cessèrent d’agiter les perles pour les féliciter de leur prestation, Mala tomba dans les bras de son jiima, de son frère. Bakoo la serra avec un peu plus de force que d’habitude.

Quand ils s’écartèrent de la foule, il la stoppa un peu brusquement. Elle le questionna du regard, de cette façon muette qu’ils avaient tous les deux de communiquer. Il leva son bras pour en retirer le bracelet que lui avait fait sa mère à son entrée dans l’âge d’homme. Puis, avec délicatesse, il attrapa son poignet pour le lui passer. Il resserra les liens en les faisant coulisser, puis lui sourit.

Elle admira le bijou. Fait de perles de bois peintes en rouge, bleu, vert, de plumes d’oiseaux rares, elle savait que c’était le bien le plus précieux de son ami. En échange, elle retira le sien, conçu avec fébrilité et lenteur par Ossia déjà malade, fait de perles de verre colorées attrapant la lumière et de grigis de métal éloignant les mauvais esprits. Elle en ajusta la taille sur le poignet de Baako.

Ils échangèrent un rire gêné, puis il passa un bras autour des épaules de Mala pour rejoindre la fête à ses côtés.

La nuit fut rythmée par les danses, les contes et les rires. Nonnan ne put les rejoindre, occupée par les soins apportés à Ossia, mais Mala passa tout de même un excellent moment. Depuis maintenant plusieurs heures, elle était assise à la natte de Retha, une tante de sa mère. Elle lui racontait ses jeunes années passées à la capitale en compagnie d'Ossia, dans cette petite échoppe tenue par les leurs depuis des siècles. L’attraction qu’exerçait encore cette cité sur elle, maintenant mêlée à un dégoût teinté d’amertume.

— Mais ne te fie pas à ce que tu vois, ma petite, soupira-t-elle. Là-bas, on croit qu’on peut faire ce que l’on veut, que le dieu qu’on prie n’a pas d’importance, et que celui des autres non plus. On te fait croire que la paix existe entre les peuples.

Retha secoua la tête, tiqua de la langue contre son palais.

— N’oublie jamais, Mala, jamais, que tu es une Alayi, que tu pries Gaïa et que ce sont là les deux seules choses que l’on voit de toi. Personne ne cherchera à te connaître. On te mettra dans une case pour que tu n’en sortes plus. Et si tu essaies de la quitter, on te rappellera à l’ordre.

Un frisson parcourut le dos de Mala. Elle repensa à l’aveu de sa mère, quelques heures plus tôt. Était-ce ainsi qu’on l’avait remise à sa place, en la forçant à partir ? Comment pouvait-elle faire parler Retha pour le savoir ? Retha porta sa coupelle de liqueur de manioc à la bouche et en siffla une bonne rasade. Mala eut un geste pour l’arrêter mais se retint au dernier moment : les anciens avaient souvent la langue déliée par l’alcool.

— Pourquoi êtes-vous rentrées ? Qu’est-ce qui s’est passé pour que vous changiez d’avis ?

Retha gloussa, mais son rire n’avait rien de joyeux. Il avait ce ton sec et froid de ceux qui ont perdu leurs illusions.

— Toi, wossi. Toi. On ne pouvait pas te laisser naître là-bas. Ils auraient su et…

Elle s’arrêta d’un seul coup, consciente d’en avoir trop dit. Elle reposa sa coupe, s’essuya la bouche avec le dos de sa main, puis fit craquer quelques vertèbres.

— Je crois qu’il est temps pour ma vieille carcasse d’aller se reposer quelques heures. Ces fêtes ne sont plus de mon âge.

Mala l’aida à se relever et la raccompagna à sa case. Elles traversèrent la clairière pour rejoindre les allées plus étroites entre les arbres où habitait Retha. Mala tenta bien de faire repartir la conversation, mais la vieille femme resta silencieuse. Avant de la quitter, sa grand-tante lui serra l’avant-bras. Les peintures s’effacèrent sous la moiteur de sa paume.

— Oublie ce que j’ai dit, d’accord ? Fais attention à toi et ne te fie à personne. Ce n’est pas un bon endroit. Là-bas, on oublie ce qu’on doit aux autres.

Mala acquiesça et Retha ferma la porte. En revenant vers la clairière, elle médita sur ces paroles. Oublier ce qu’on doit aux autres ? Ne se fier à personne ? Pour eux, Alayis, vivant en communauté soudée, c’était inenvisageable. Elle mit en relation les dires de sa mère avec ceux de Retha. Ce qu’elle en comprit lui donna le vertige.

Quand elle vit Baako en train de rire avec des amis, elle choisit de ne plus penser et les rejoignit. Baako lui fila un léger coup de coude en guise d’accueil, et son malaise passa au second plan. Demain, ils deviendraient des concurrents. Pour l’instant, jusqu’à la fin de la nuit, ils restaient ces jeunes adolescents qui avaient grandi ensemble et qui partageaient un moment de joie.


Texte publié par Codan, 25 mars 2020 à 08h16
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