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Un charleston endiablé invitait toute personne franchissant la porte du bar à danser. Les femmes s’agitaient dans leurs robes à franges ou aux drapés aériens. Leurs talons claquaient sur le parquet, leurs bouches rouges s’ouvraient en de délicieux sourires et leurs bandeaux retenaient de simples mais élégantes coiffures.

Les hommes, eux, fumaient et buvaient en parlant affaire ou prohibition. Avec leur verre d’alcool de contrebande à la main, ils ricanaient au nez et à la barbe des autorités tout en admirant la montée en puissance d’Al Capone et de O’Banion.

Beaucoup de fêtards du soir admiraient l’un ou l’autre, voire les deux. Ils représentaient la liberté du peuple face à l’oppression des lois. Ici, dans ce bar enfumé où coulait l’ivresse interdite, tous pouvaient discuter sans craindre l’autorité : Blancs, Noirs, autres peuplades et créatures. La patronne, une mama italienne au surpoids évident et à la gâchette facile, accueillait les méritants et mettait dehors les belliqueux zélés. Certains racontaient qu’au Melt, même les chefs mafieux se tenaient tranquilles.

Assis à une table, complétée de quelques ouvriers plus ou moins fréquentables, un jeune homme regardait son environnement de ses yeux sombres. Quelques mèches noires collaient à son front au teint cireux, légèrement jaunâtre. Les cartes qu’il tenait en main cognaient la planche dans un rythme lent et régulier, comme s’il entendait une tout autre musique que celle crachée par la radio. Lorsqu’il sentit l’intérêt de ses compagnons peser sur lui, il abattit ses as et rafla la mise dans un mélanges de soupirs résignés.

Il ne s’attarda pas afin que sa chance insolente ne le quittât pas en mauvaise compagnie. Il s’assit au bar en demandant un verre, que la patronne lui servit.

— Tu as perdu des d’moiselles ? Rit la mama en essuyant le comptoir.

— Elles dorment.

— À cette heure ?

— Elles sont épuisées.

Il repéra deux agents des forces de l’ordre bien trop éméchés pour faire leur travail. Les charmes de la serveuse ne laissaient aucune chance au peu de bon sens qui pouvait leur rester. Pour une humaine, le jeune observateur lui trouvait un petit quelque chose d’intéressant. Il détourna cependant son attention d’elle lorsque la porte du bar s’ouvrit sur un homme caché sous un chapeau gris.

Tous deux se fixèrent. Le nouveau venu le rejoignit et lui tendit un sachet en papier, emballé maladroitement. Le jeune aux cheveux sombres le rangea dans la poche intérieure de son trench. Puis il déposa trois billets sous le nez de la patronne.

— Nous avons un autre travail pour vous, engagea l’homme au chapeau.

— Il attendra, mes compagnes doivent se reposer.

— Ne vous croyez pas indispensables.

— C’est pourtant le cas.

Sans lui adresser un regard, il sortit dans les ruelles sombres de Chicago. Les odeurs de crasse et de cigarettes lui firent froncer le nez. Son odorat délicat supportait peu ce genre de traitement. Il fit abstraction de ce manque de confort le temps de retrouver Bronzeville. Rallier le quartier à pieds depuis Bridgeport lui prit un moment mais il ne manquait pas d’endurance.

À peine eut-il mis les pieds à Bronzeville qu’il se fit siffler par trois loubards à la peau sombre. Il leur répondit d’un signe de la main. Les adolescents reprirent leur discussion et lui, son chemin. Il passa devant les habitations standardisées avant d’entrer dans un petit immeuble déjà sale. Après une volée de marches, il pénétra dans un trois pièces du premier étage.

L’obscurité des lieux ne sembla pas déranger son regard brillant. Dans une démarche féline, il rejoignit la chambre et se déshabilla. Puis il se lova dans les draps moites. Deux corps se collèrent à lui sans qu’il n’ait eu le temps de s’installer confortablement. Il passa ses bras autour des tailles puis s’endormit, exténué. Dans sans tête résonnait encore le charleston.

****************

Le lendemain, ce fut la pluie qui le réveilla, ainsi qu’une forte odeur de café légèrement brûlé. Il mit quelques minutes avant de pouvoir ouvrir les yeux. La chaleur de courbes contre sa peau lui indiqua qu’Alma dormait encore. Les pas d’Allan bruissaient sur le tapis du salon alors que le jeune homme se redressait. Il frotta ses yeux bridés, passa une main dans ses mèches sombres. Les émanations de tabac et d’alcool maison imprégnaient chaque cellule de sa peau dans un mélange peu ragoûtant qui le força à se lever et se laver avant toute autre action.

Son aller-retour dans la petite salle de bain ne tira pas la demoiselle à la peau d’ébène d’un rêve visiblement agréable, comme l’indiquait son sourire. Une fois un pantalon enfilé, l’éphèbe sortit de la chambre.

Le salon baignait dans la lueur grisâtre de la matinée automnale. Allen lisait, son corps aux formes pulpeuses lascivement allongé dans le petit canapé. Ses longues boucles blondes coulaient sur ses épaules et son opulente poitrine, enfermée dans une des chemises de son compagnon. Ce dernier devina qu’aucun autre vêtement ne gênait le confort de la belle trentenaire.

— Bonjour, salua-t-il d’une voix éteinte.

— Alexander ! S’exclama-t-elle en levant son pétillant regard vert vers lui. Bien dormi ? J’ai faits du café.

— Je sens cela, sourit Alexander en se penchant pour embrasser son front.

— Mrs Aïa m’a donné des galettes hier, il en reste dans la cuisine.

Il s’y dirigea d’un pas vif. Le manque de caféine le matin le rendait grognon, aussi bût-il une longue rasade du liquide amer si vite qu’il s’en brûla la gorge. Au bout de quelques secondes ne subsistait cependant plus qu’un léger picotement. La douleur disparut en moins d’une minute.

L’asiatique se servit une nouvelle tasse et rejoignit Allen, une galette sablée entre les dents. Les goûts gras du beurre et de la cacahuète chatouillèrent ses papilles dès la première bouchée. Il s’assit sur le tapis et regarda la Une du journal de la veille, posé sur la table basse. Son œil vitreux attira l’attention de sa compagne. Cette dernière lâcha son quotidien et s’assit sur ses genoux sans lui demander son autorisation. Il bougonna et l’installa entre ses jambes pour plus de confort.

— Collante, soupira-t-il en terminant sa sucrerie.

— Râleur, sourit la plantureuse blonde. Tu as récupéré notre paie ?

— Oui… Ils ont encore un travail pour nous mais j’ai refusé.

— Pourquoi ?

— J’ai lu en lui : une histoire de tuerie. Dans quelques jours, ils vont aller s’en prendre à O’Banion. Ils voulaient que nous nous en chargions.

La trentenaire afficha une petite moue défaite. Elle était d’accord avec son compagnon mais un détail la titillait. Elle le regarda par-dessus son épaule, un sourcil haussé.

— Comment comptent-ils s’y prendre ? O’Banion ne peut pas être tué pourtant.

— Le vieux troll va sans doute trouver un moyen, grogna Alexander en fermant les yeux. De quoi se mêlent-ils d’ailleurs tous les deux… S’occuper des affaires des humains, franchement…

— Et nous alors ? Rit Allen.

Alexander leva un sourcil à son tour. Elle avait raison, eux aussi se mêlaient des affaires des humains. Par ennui, ils avaient rejoint les rangs d’Al Capone, qui en échange leur payait cet appartement.

Le troll s’était au départ moqué d’eux. Un qilin, une licorne blanche et une licorne brune des savanes qui entraient dans une mafia, c’était un peu comme le début d’une mauvaise plaisanterie. Mais comme beaucoup d’êtres vivants, Al Capone avait oublié que les licornes étaient loin d’être pures. Certains clans de qilins ravageaient l’Asie de violentes tempêtes et les licornes noires d’Australie étaient connues pour leur haine et leur appétit envers la race humaine. Se dissimuler parmi eux était juste une adaptation obligatoire pour tout être surnaturel conscient.

Al Capone avait fini par confier aux nouveaux membres de l’Outfit des missions complexes, loin de celles qu’il pouvait accorder à ses ouailles humaines, auxquelles il ne faisait que peu confiance. Il avait toujours su s’entourer de faibles d’esprit facilement manipulables. Alexander le savait, il se méfiait d’autant plus de lui.

— Tu as donc refusé, très bien, et comment allons-nous vivre ? Demanda Allen en le coupant dans ses réflexions.

— Ils nous confieront un autre travail, assura-t-il.

Quelques bruissements leur indiquèrent qu’Alma se levait. La licorne à la peau brune les retrouva en se frottant les yeux. Elle était fine et son épiderme foncé avait presque l’odeur de la figue. Son visage carré était surmonté d’une couronne d’ébène frisée. Drastiquement opposées, les demoiselles étaient pourtant inséparables depuis de nombreuses années. Alexander avait mis des mois à trouver sa place.

Alma disparut dans la cuisine le temps de se préparer un thé à la menthe. Elle revint et s’assit contre le qilin en bâillant longuement. Sa poitrine menue et ses hanches étroites flottaient dans une autre chemise du jeune homme.

— Le fric ? Demanda la nouvelle venue, les yeux enflés de ses frottements.

— Oui ! Répondit Allen.

— Prochain travail ?

— Pas encore prévu, claqua Alexander.

Tous les deux échangèrent une œillade rapide avant qu’elle ne hausse les épaules. Elle but une forgée de thé avant de s’étirer de tout son long. Elle possédait toute la grâce d’un félin, ainsi que sa souplesse et ses réflexes.

— En attendant, je vais aller au Melt, informa-t-elle. Mama pourrait avoir besoin d’aide, histoire de m’occuper.

— Encore ton combat ridicule, soupira le jeune homme. Laisse les humains se déchirer.

— Et laisse les Dieux décider de ce qui est ridicule, claqua la licorne sombre.

— Alma, ils se tapent dessus depuis des milliers d’années et s’enchaînent les uns les autres pour une histoire de couleur de peau. Ils sont attardés et stupides.

— Mais ils sont nombreux et il est à notre avantage qu’ils trouvent un semblant de paix afin de ne pas nous embarquer dans leurs problèmes.

— C’est utopique de penser qu’ils s’entendront un jour, explosa le qilin.

Allen se leva en entendant trois coups frappés à la porte. Elle abandonna ses deux aimés à leur dispute et sourit au jeune rookie qu’elle trouve derrière le battant de bois, enfermé dans un costume rigide.

— Oui ?

— Je… Je m’appelle Jim, je viens pour… Excusez-moi, Alexander est-il présent ? Demanda maladroitement l’adolescent rougissant.

— Oui, il sera à toi lorsqu’il aura achevé de débattre du bien-fondé du Ku Klux Klan.

— Je vous demande pardon ?

Elle soupira devant son air ahuri et le fit entrer dans le petit appartement. Il resta sagement dans le petit vestibule le temps que la jolie blonde n’aille chercher le concerné. Les trois créatures firent face au rookie, qui se sentit d’un coup tout petit. Leurs regards l’assommèrent et ils entendirent presque ses genoux s’entrechoquer. Alexander croisa les bras et pencha la tête sur le côté.

— Que veut le troll ?

— Le… troll ?

— Le patron, précisa Alma.

— Il souhaite vous voir dans la journée, au Melt.

— Comme c’est aisé, sourit la brune. Nous y serons dans une heure.

Le rookie acquiesça puis s’en fut sans demander son reste. Allen regarda les deux autres, partagée entre l’amusement et l’agacement.

— Vous avez terminé ?

— Allons nous préparer, ordonna presque l’asiatique d’un ton rude.

La jolie blonde leva les yeux au ciel avant d’enfiler une jolie robe jaune et des chaussures à petits talons. Alexander et Alma optèrent pour leurs habituels costumes sobres. Jim, qui les attendait dans l’entrée de l’immeuble, les précéda vers une Simson Supra noire. Le moteur vrombit, capota avant que la voiture ne se mette en route. La fumée envahit la ruelle le temps que le véhicule n’en sorte.

Le trajet fut inconfortable et bruyant. Les trois créatures supportaient mal toute forme de pollution mais l’ennui les avait poussés à quitter leur campagne. Chicago avait été leur Évidence. Les Dieux avaient voulu qu’ils s’y rencontrent. Mais leur désir de quitter la ville se faisait de plus en plus fort. Loin de leur habitat naturel, les licornes – comme beaucoup d’autres êtres surnaturels – perdaient leur substance. Au bout de quelques années, elle se mêlaient tant aux humains qu’elles en oubliaient leur nature extraordinaire.

Le véhicule crachota une ultime fois lorsque Jim le stoppa à quelques rues du bar clandestin. La journée, l’endroit n’était qu’un petit restaurant italien des plus légal et agréable. Les trois comparses y pénétrèrent avec assurance. La musique et l’agitation de la nuit s’étaient tues pour laisser place à des discussions plus sages. Quelques parents et ouvriers occupaient les tables croulant sous des petits déjeuners gras et généreux.

La patronne les accueillit en souriant. Elle leur offrit une bise à chacun malgré la grimace d’Alexander. Puis elle les invita à la suivre d’un petit mouvement de la tête. Elle les précéda dans une petite pièce, près des cuisines. Sobre, elle n’était meublée que d’une table, de cinq chaises et d’une petite commode au bois rayé. Une ampoule nue versait depuis le plafond fissuré une lumière jaunâtre.

Déjà assis les attendait Torrio. Si Alexander et Alma en pâlirent, Allen le salua sans se départir de sa bonne humeur. L’homme leur indiqua de s’asseoir face à lui alors qu’il vidait le fond d’un verre d’alcool. Son aura écrasante fit courber l’échine des trois équidés. Le qilin faillit en gronder. Tous les membres de son clan savaient se méfier des renards dans son genre.

Une fois passée la surprise de se retrouver face à lui, les compères fixèrent leur supérieur dans l’attente de ses ordres. Il se racla la gorge et prit tout son temps. Il se délectait de sa domination naturelle.

— J’ai su que vous aviez refusé le travail concernant O’Banion, ronronna-t-il.

— En effet, acquiesça l’asiatique en assumant sa faute. Nous ne sommes pas des assassins.

— Vous avez à vous trois plus de sang sur les mains que mes meilleurs hommes, ricana le parrain.

— Tuer ne nous dérange pas, assassiner si, rectifia le qilin.

— Dans ce cas, il ne fallait pas venir frapper à ma porte. Dans l’équipe, on obéit pour le bien commun. Si vous n’êtes pas capables de le comprendre, vous pouvez me quitter.

La tension monta d’un cran et l’atmosphère devint tout bonnement étouffante. Alexander serra les poings sous la table, à s’en faire blanchir les phalanges. Mais avant qu’il n’explose de rage, Allen posa délicatement sa main sur sa cuisse.

— Vous savez pourtant que vous êtes comme un père pour nous, assura-t-elle d’une voix chantante. Dites-nous quoi faire pour vous faire plaisir.

Son charme naturel eut raison des menaces voilées de Torrio. Son sourire éclatant ne laissait personne indifférent et elle possédait une lumière pouvant éclairer les cœurs les plus sombres. Torrio s’adossa dans sa chaise et tapa de l’index contre la table. Il fixa les trois licornes pendant de longues secondes.

— Un convoi d’alcool doit arriver depuis New York ce soir, informa-t-il. Sécurisez-le contre les irlandais et vous retrouverez grâce à mes yeux, mes enfants.

Alexander acquiesça et Alma croisa les bras. Un accompagnement de convoi était une mission simple mais importante. L’Outfit vivait en grande partie de la revente d’alcool de contrebande depuis le début de la Prohibition. Chaque chargement perdu les coulait de quelques précieux milliers de dollars. Torrio leur accordait donc de nouveau sa confiance. À eux de ne pas le décevoir.

Ils se levèrent d’un mouvement commun puis quittèrent la salle étouffante. La Mama leur offrit à chacun un jus de pomme sucré qui les aida à se remettre de leurs émotions. C’était la première fois que le renard se montrait si sec avec eux. Lorsqu’ils quittèrent le restaurant, Jim les attendait à côté de la voiture.

— Dégage de là, le bouscula Alma avec mauvaise humeur.

— Nous allons rentrer à pieds, lui sourit Allen. Merci de nous avoir accompagnés.

Puis ils s’éloignèrent dans l’agitation de Bridgeport alors que le rookie remontant dans la Simson.

****************

Un troisième verre se brisa sur le mir ? de la cuisine. Allen et Alma échangèrent un regard en coin. Alexander se saisit d’une assiette mais la jolie blonde la lui reprit en fronçant les sourcils.

— Les verres d’accord, mais pas touche à la porcelaine de ta mère ! Des assiettes de Chine, c’est rare, un peu de respect ! S’exclama-t-elle.

— Et si tu te calmais ? Claqua la jeune femme à la peau brune d’un ton beaucoup moins tonitruant et accusateur.

Ils s’affrontèrent du regard et Allen se mit de nouveau entre eux. Elle les sépara en gardant son sourire avant de leur offrir à chacun un baiser aux coins des lèvres.

— Cessez de vous disputer tous les deux, nous avons du travail ce soir.

— Accompagner un convoi, la bonne plaisanterie, grogna Alma en, s’affalant dans le canapé aux ressorts grinçants. Il nous prend pour ses esclaves.

— Il nous prend pour ce que nous sommes, nous l’avons bien choisi, soupira Alexander, de mauvaise foi. À nous d’aller jusqu’au bout.

— Sa mort ou la nôtre ? Broya la licorne brune. ?

— Stop enfin ! S’exclama Allen. Je déteste vous entendre parler de cette manière.

Devant sa petite moue, les deux autres ne purent résister. Alexander lui embrassa la nuque tandis qu’Alma la serrait contre elle. Les trois êtres s’échappèrent dans la chambre durant le reste de la journée. Allen parvint à calmer la colère d’Alexander et l’agacement d’Alma avec toute sa tendresse.

Puis ils se préparèrent en début de soirée. En bas de l’immeuble patientait Jim et sa Simson. Ils le rejoignirent et la licorne blanche prit le volant. Lorsque sa compagne s’installa, elle regarda le jeune humain toujours dehors d’un air sévère.

— Nous la ramenons tout à l’heure.

— Je… ne viens pas ? Hésita-t-il.

— Trop dangereux.

C’était faux, cette mission avait tout d’un travail plus que banal. Mais il était hors de question qu’un petit merdeux ne vienne leur mettre des bâtons dans les roues. Ils seraient de retour chez eux avant le lever du soleil. Allen lui offrit un petit sourire avant de le planter devant la porte de leur immeuble.

Elle connaissait bien les rues de la ville et ils arrivèrent en un temps record sur le lieu du rendez-vous. Vide. Allen gara la voiture relativement proche en cas de problème et ils attendirent jusqu’à ce que la nuit soit suffisamment avancée pour dissimuler les actes répréhensibles. Le mois d’octobre apportait sa froideur. Alma, qui appréciait plus la chaleur de l’été, avait enfilé un long trench-coat sombre. Avec son chapeau melon noir vissé sur la tête, elle se fondait dans les ombres. Seuls ses yeux luisant d’une étincelle dorée indiquaient sa présence. Elle ne bougeait pas, elle ne semblait même pas respirer.

De son côté, Allen faisait les cents pas en sautillant. Elle n’aimait pas patienter. Elle se retenait d’engager la conversation car elle savait qu’Alexander se concentrait sur tous les bruits qui les entouraient afin de leur éviter une mauvaise surprise. Sur le qui-vive, il ne relâcherait la pression qu’une fois à l’abri chez eux.

Quelques heures s’écoulèrent. Les trois compagnons eurent du mal à avaler un tel retard, pourtant loin d’être le premier, du convoi. Ils l’entendirent avant de le voir. Le véhicule, un camion de livraison d’une boulangerie, s’arrêta devant la licorne blanche. Elle salua le conducteur, un homme d’une cinquantaine d’années au teint cireux et aux yeux enfoncés dans leurs orbites. Un ouvrier qui acceptait de jouer les chauffeurs afin d’arrondir ses fins de mois.

Il leur laissa le véhicule en évitant leurs regards. Les êtres surnaturels ne s’en offusquèrent pas. Ils étaient habitués, ils impressionnaient facilement les humains sans que ces derniers ne comprennent pourquoi, surtout lorsque leur esprit était faible.

Allen regarda ses deux camarades monter à sa droite. Elle démarra le camion en souriant.

— Dans quelques heures, nous serons chez nous, chantonna-t-elle.

Alma posa sa main sur sa cuisse alors que le qilin acquiesçait en silence. Lorsque le camion s’engagea dans les rues de Chicago, une chape de plomb lui tomba sur les épaules. Il plissa les yeux et ne cessa de chercher le moindre ennemi ou danger autour de leur précieux chargement.

Allen contourna Bridgeport. O’Banion n’aurait aucun scrupule à attaquer une livraison de Torrio qui passait sur son territoire et les trois livreurs souhaitaient éviter de genre d’affrontement inutile.

Elle emprunta donc un chemin plus long mais sûr. Sa compagne se détendit lorsqu’ils entrèrent dans West Chesterfield. Quelques minutes à peine les séparaient de l’entrepôt devant lequel le troll les attendait. Au final, ce travail aurait été effectué comme tous les autres : efficacement et rapidement. Le camion fut garé dans l’ombre titanesque des bâtiments industriels de l’Outfit. Le silence les y accueillit. Allen resta à sa place tandis que ses compagnons allaient inspecter les environs. D’ordinaire, quelques hommes récupéraient et rangeaient la cargaison. Les trois êtres sentirent bien qu’ils n’étaient pas dans une nuit ordinaire.

Les réflexes d’Alma la sauvèrent d’une volée de balles. Deux d’entre elles lui sifflèrent aux oreilles alors qu’elle roulait au sol. Elle se rua derrière un bidon d’acier qui avala une nouvelle rafale.

— Allen, dégage d’ici ! Hurla-t-elle à pleins poumons.

Elle n’arrivait pas à croire qu’O’Banion ait envoyé ses moutons ici. Il prenait beaucoup de risques pour une simple livraison d’alcool. À la lueur des étincelles produites par les armes à feu, elle reconnut les traits du jeune Jim. Elle en serra violemment les mâchoires.

— Torrio, enfoiré…

Allen restait paralysée au volant du camion. Face à elle, le renard la fixait d’un regard glacial. Un sourire malsain ourlait ses lèvres fines. Il se tenait à quelques mètres du véhicule, les mains posées sur une canne en ivoire. Le pommeau en forme de tête de loup semblait la fixer de ses yeux en jade.

— Allen, ne fais pas de bêtise, dit-il d’un ton mielleux. Descends et accepte cette punition. Si tu courbes l’échine, je t’épargnerai.

La peur de la jeune femme monta d’un cran. Les paroles de Torrio figèrent son sang dans ses veines. De nouveaux tirs nourris résonnèrent. La police ne viendrait pas. Ils étaient punis pour leur refus d’obéir.

Cependant, sa fierté prit le dessus. Elle n’était pas une simple humaine qui se laisserait faire. Toute douceur quitta son visage. Elle démarra, écrasa l’accélérateur. Mais avant que le moteur ne puisse rugir, le regard de Torrio scintilla et le fit exploser sous le capot qui sauta dans les airs, avant de retomber près de l’entrepôt. Allen serra les dents. Une puissante aura blanche émana d’elle, ses cheveux flottèrent autour de ses épaules et une corne se matérialisa sur son front. Elle sortit du camion, mue par un ardent désir de sauver ses compagnons.

— Vous ne les toucherez pas, cingla-t-elle alors que ses iris devenaient blanches.

Une détermination sans limite l’envahit. Son aura résonna dans tout le quartier. Alma et Alexander la sentirent mais ne réagirent pas. Faisant appel à toute sa puissance, la jeune femme se rua sur Torrio, un surin dans le poing. C’était la première fois qu’elle ressentait aussi intensément l’envie de tuer. Elle balança son arme vers le visage du parrain.

Dans une explosion d’auras, la demoiselle gémit de douleur. Son surin tomba aux pieds de son ennemi. Ce dernier avait saisi Allen à la gorge. D’une main, il la souleva de quelques centimètres afin de lui faire quitter le sol. Elle le foudroya de ses yeux clairs et trembla en croisant des pupilles fendues. Torrio resserra ses doigts autour de la gorge délicate, lui arrachant un second gémissement empli de souffrance.

— Quel dommage, tu aurais eu un beau succès dans une autre branche de l’Outfit, sourit le mafieux. Mais tu vas juste subir le même sorts que tes deux amants.

— Qu… Que leur avez-vous… faits ? Gronda difficilement la demoiselle.

Elle se rendait à peine compte du silence ambiant. Elle pâlit avant de tenter de se débattre. La poigne s’intensifia et elle ferma les yeux sous la douleur qui lui enflamma la trachée. En manque d’air, elle ne parvint pas à retenir quelques larmes. Les gouttes nacrées roulèrent sur les arrondis de ses joues, jusqu’à mourir sur les phalanges de Torrio.

Il la lâcha soudainement. Elle s’écroula sur le bitume en s’arrachant s'irritant ?la gorge à force de tousser. Elle porta ses doigts sur les traces rougeâtres marquant sa peau. Un bruit sourd la força à soulever les paupières et son monde s’écroula. Tout autour d’elle, jusqu’au sol qui la soutenait, tomba en poussière. Elle plongea dans un gouffre interminable de souffrance et de dénis.

Sous ses yeux, Alma et Alexandre gisaient dans leur sang. Elle tendit ses mains tremblantes vers eux et les secoua, sans grand espoir.

Elle sursauta en sentant un objet froid se poser contre son front, juste sous sa corne. Elle crispa les mâchoires, le cœur battant à tout rompre.

— C’est vraiment du gâchis, tu me vois navré de faire cela, lui dit le parrain, comme il aurait gentiment réprimandé un enfant pris sur le fait. Mais l’ère des êtres surnaturels s’achève. La prochaine génération, il en naîtra moins, jusqu’à leur extinction complète. Nous devons nous adapter.

Un ultime coup de feu résonna dans West Chesterfield. Puis le renard s’éloigna, laissant le reste du travail à ses hommes. Dans son ombre s'épanouissaient neuf queues touffues.


Texte publié par Loune, 25 novembre 2019 à 21h15
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