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tome 1, Chapitre 9 « IX » tome 1, Chapitre 9

Ils l’avaient allongé sur une civière. Ravel s’était tenu prêt à le sangler, mais la vision de l’adolescent aux yeux vitreux posés sur le plafond l’avait empli de doute, et les sangles pendaient à son flanc comme des pièces à conviction dans une histoire de meurtre. Ces virées à la chambre spéciale le remuaient plus qu’il ne voulait le dire. Après, il se repassait les scènes en boucle, grinçait des dents en se demandant quel nom pouvait bien porter ce genre d’émotion informe. Un mélange de peur, d’excitation et de dégoût. À ses côtés, Neve, son éternel journal sous le bras, lui lança un regard où il se plongea tout entier, trop heureux de se délester de sa culpabilité - de la partager du moins, en une communion qui se passait de mots.

Ravel fit claquer les sangles sur sa hanche pendant que Simon, Neve et les autres, guidés par le docteur Flanquin, faisaient sortir Élias.

Le printemps était morose, des rideaux de pluie grise coulaient sur les fenêtres. Tous les patients ou presque étaient restés à l’intérieur. Chargés de la civière, le docteur et les infirmiers s’arrêtaient à tous les coins pour vérifier qu’il n’y avait pas d’enfants en vue. Ils marchaient vite, gênés, effrayés à l’idée qu’on les surprenne. L’atmosphère était électrique depuis quelques jours – depuis, en fait, que les symptômes d’Élias avaient empiré. La direction avait été claire, ça ne pouvait plus continuer comme ça.

Le garçon dodelinait de la tête et remuait faiblement les bras. Drogué aux calmants comme il l’était, il n’en ferait pas plus. C’était le moment où jamais.

— Allez allez allez, chantonna Ravel en agitant nerveusement les sangles.

Le docteur Flanquin se tourna vers lui, pincé. L’infirmier baissa la tête.

On entra et déposa Élias sur le lit. Neve alla fermer la porte. Flanquin fit signe aux infirmiers de tenir Élias assis, pendant qu’il défaisait les liens de sa camisole. L’habit, ôté, révéla un torse délicat ; Élias avait l’air bien plus jeune que ses treize ans.

— Les sangles, réclama Neve.

Ravel ne les lui passa pas tout de suite, fasciné par les préparatifs experts du docteur. Neve fit une toux appuyée et il sortit de sa transe, lui tendit les accessoires, s’approcha du patient. Il lui posa une main sur le front. Une sueur tiède imprégnait sa peau. Élias avait fermé à moitié les yeux, seul un croissant de blanc subsistait sous ses longs cils. Une voix qui ne semblait pas être la sienne grondait dans sa poitrine et une sorte de fureur, éteinte par les cachets, continuait de lui faire gigoter bras et jambes.

— Pauvre enfant, dit Ravel.

Il l’avait dit pour rire à moitié, mais une vraie détresse lui nouait le ventre. Il croisa le regard de Simon et y vit son propre malaise, en plus fort, et ça le rassura. Pendant que le médecin plaçait des électrodes sur la poitrine et les tempes du patient et que Neve l’attachait, Ravel chopa dans l’armoire la compresse en caoutchouc et la lança à Simon.

— Dans la bouche, jeta-t-il avec autorité.

Simon n’aurait pas eu l’air plus choqué si on l’avait agoni d’injures. Pourtant, il entrouvrit sans broncher la bouche de l’adolescent pour y insérer la compresse.

Une fois les électrodes et la perfusion en place, Flanquin, injecta lentement l’anesthésiant dans le tuyau, suivi par le relaxant musculaire. Les seuls bruits audibles durant les secondes qui suivirent furent la pluie, qui glissait sur la vitre brouillée, les bips réguliers de la machine, la respiration de plus en plus lente d’Élias et celle, anxieuse, du personnel médical. L’air était lourd, quasi tangible. Ravel sentit de la transpiration couler dans son dos.

— Nous y sommes, indiqua Flanquin. Ravel, tenez-lui les jambes et vérifiez le brassard. Simon, Neve, le haut du corps.

Ravel s’efforça de maîtriser les tremblements de ses mains. La peau d’Élias paraissait trop froide, et moite. Ravel vérifia une dernière fois que le brassard de tension autour de son mollet était bien serré, puis fit au docteur un hochement de tête.

La première décharge électrique, de quelques secondes, traversa le corps de l’adolescent. Il eut un soubresaut et ses jambes commencèrent à trembler. Ravel était aux premières loges et il avait envie de vomir. Le tremblement ne se calmait pas. De la sueur lui coulait dans les yeux et la nausée le força à serrer les dents et plisser les paupières.

— Deuxième décharge dans un instant, annonça Flanquin.

Ravel lâcha un soupir. Élias ne convulsait plus, mais il était pâle. Les infirmiers digéraient discrètement leur choc. Seul le docteur ne semblait pas atteint outre mesure. Sans broncher, il passa de nouveau à l’action.

N’y tenant plus, Ravel détourna le regard… et vit que la porte était entrouverte.

— Merde ! lâcha-t-il.

Il faisait des gestes maladroits vers la porte, si bien que le docteur, à son tour, remarqua la faute. Il coupa le courant et Ravel se précipita pour couler un regard dans le couloir.

Personne. C’était peut-être un courant d’air ? Mais Ravel, revenant au chevet d’Élias, avait le pressentiment que quelqu’un les avait observés.

Leroy sortit du bureau et partit comme une fusée au stock de médicaments, espérant mettre la main sur un infirmier au courant de cette affaire. Des médicaments subtilisés par deux patients, une tentative de suicide commune, et pas d’enquête sérieuse ? La colère aux joues, elle se promit de mettre le commissariat au courant dès que possible. Ils n’allaient pas s’en sortir comme ça. Plus elle avançait, plus elle avait la sensation de s’enfoncer dans un marécage trouble, une eau sale dont elle ne voyait pas le fond et dans laquelle tout un tas de créatures dangereuses et dégueulasses sommeillaient, dans l’attente de lui bouffer les pieds.

Dans le désordre, elle avait :

Un gosse dépressif drogué à la meth, frappé de lycanthropie et tué dans son propre jus. Mais qui l’avait tué ?

Un groupe d’ados férus de spiritisme. Ravel jurait leur avoir confisqué leur matériel et interdit de recommencer ; pouvait-elle vraiment lui faire confiance ?

Un gros con d’infirmier oubliant, par inadvertance ou véritable perversion, les clefs du local à médocs dans la serrure. Pas d’enquête. Mais comment était-ce seulement possible ?

Conséquence directe, deux ados décidant de passer l’arme à gauche, en totale symbiose. Qu’est-ce que ça signifiait, cette envie de crever ensemble ? Même pour un frère et une sœur, c’était louche. Devait-elle fouiller plus avant dans leur relation bizarre ? Se savaient-ils coupables de quelque chose ?

Un prêtre et sa photographe de mode prêts à jurer qu’une présence maléfique habitait non seulement la clinique, mais potentiellement un patient. Lequel ?

Un roi. Qu’ajouter de plus ? Un roi qui lui échappait, être unique ou confrérie, réalité ou chimère.

Un inspecteur, mis sur l’affaire, poignardé à trois reprises un samedi soir, comme si le ou les coupables cherchaient à l’évincer. Mais qui, qui aurait été capable d’une telle violence ?

Elle n’oubliait pas que les gamins internés ici souffraient de lourdes pathologies, mais tout de même. Malgré ses efforts et sa dévotion, elle n’avançait pas. Pire, elle reculait, se trouvait prisonnière d’une ombre compacte, et les indices lui filaient entre les doigts.

Bon sang, Jules. Je ne suis pas à la hauteur.

La porte du local était ouverte. Sans prendre le temps de s’annoncer, elle déboula comme une furie et pointa du doigt les deux seules personnes qu’elle trouva : un homme blond aux épaules carrées et une femme aux cheveux bouclés, qui parcourait des yeux le journal de la semaine. Elle se remémora brièvement leurs prénoms : Neve et Simon.

— Vous, police, j’ai des questions à vous poser, lâcha-t-elle d’un trait.

Les infirmiers la regardaient avec circonspection ; heureusement qu’il n’y avait pas de miroir, ou elle en aurait pris un coup à voir sa dégaine de flic mal nourrie, épuisée mais en colère.

— Vous étiez au courant, pour la tentative de suicide des enfants Lynch ? dit-elle de but en blanc.

Ils se jetèrent un coup d’œil coupable. L’infirmière fit claquer son journal, le replia et le posa sur une table, près d’un bac à lessive. L’homme fit mine de prendre la parole, mais sa collègue l’en dissuada d’une main sur le bras.

— Laisse, Simon. Oui, on s’en souvient bien, dit-elle. C’était…

— Nom et prénom, coupa Leroy, maintenant le nez enfoui dans son carnet.

— Neve Blacksmith, répondit l’infirmière, troublée par les manières tranchantes de l’inspectrice.

— Et lui, là ?

— Simon Coleferd, lança l’autre, une pointe de défi dans la voix. Bien sûr qu’on se souvient de cette grosse, grosse erreur. Jules n’était pas dans son état normal quand il a fait la bourde d’oublier la clef. Il venait de se séparer de sa fiancée et il avait l’air de le vivre assez mal.

— C’est pas une excuse, souligna Neve.

— Bien sûr que ce n’est pas une excuse, tempéra Simon. Mais ça peut expliquer sa négligence.

— Qu’est-ce qu’ils ont pris ?

Les deux infirmiers prirent un air frileux. Neve alla s’assurer que personne ne les écoutait dans le couloir, ferma la porte, et dit d’une petite voix :

— Ils ont vidé les réserves d’aspirine.

Silence. Qu’un médicament si banal se démarque parmi la foultitude d’antidépresseurs, antipsychotiques et autres anti au nom barbare avait quelque chose de sidérant, et rappelait à quel point la vie était fragile.

— Bon, dit Leroy, légèrement étourdie. Donnez-moi le nom complet de cet infirmier, et une adresse si vous en avez une, que je l’interroge moi-même.

Et que j’aille le signaler au commissariat, compléta Leroy à part soi.

Il leur fallut faire un crochet à l’administration, mais Neve et Simon purent lui restituer le nom de l’infirmier fautif, la date de son renvoi – qui coïncidait avec la tentative de suicide d’Annabel et Donnie – ainsi qu’une adresse, dans la banlieue sud de la ville.

Leroy prit congé des infirmiers – elle les entendit marmonner dans son dos dès qu’elle quitta la pièce – et prit le chemin du bureau de Brisebane, déterminée à lui secouer les puces.

Jade détaillait le carnet posé en équilibre sur ses genoux croisés. Dans un style faussement ancien, il arborait un soleil doré sur la couverture, que rappelait subtilement la tranche des feuilles, dorée elle aussi. Elle le prit et le leva devant son visage ; le carnet cueillit la lumière morne du printemps et renvoya des reflets au timbre aquatique sur les murs. Des voix contenues dans leurs circonvolutions essayaient de l’atteindre, murmurant des conseils et des mises en garde, mais Jade leur ferma son esprit.

L’appréhension d’un nouveau carnet était une expérience quasi religieuse. Et celui-là était particulier ; il lui venait de sa mère, qui l’avait un jour placé entre ses mains avec cette assurance doucement murmurée : Il te protégera.

Jade n’avait jamais osé l’ouvrir, encore moins écrire sur ses pages qu’elle mourait pourtant d’envie de découvrir, de connaître. Elle s’imagina tracer ses premières lettres à l’encre noire sur un grain lisse et crémeux. Un frisson de plaisir la parcourut. Oui, le temps était venu.

Elle se leva et alla poser l’objet sur son lit. Un coup d’œil à sa montre lui apprit que, si tout se passait comme prévu, la séance allait débuter dans dix minutes.

Il n’y avait plus de reflets sur les murs. La marque brillante du soleil se concentrait en un point sur le plafond et une voix unique en émanait, concentré des précédentes, à la fois multiple et seule. Le visage levé, captivée, Jade écouta ce que l’être caché dans l’or lui disait.

— Oui, marmonna-t-elle en retour. Je ferai ce que vous voudrez.

Elle leva les mains, signe dévot qui plut à l’entité. La voix retomba au stade de murmure et Jade sut qu’elle pouvait partir.

Les fenêtres du couloir donnaient sur le parc. À gauche s’esquissait, derrière les trombes d’eau, l’aile ouest de la clinique. Les bosquets de laurier semblaient illuminés de l’intérieur, gorgés d’un vert profond qui évoquait la vitalité et transperçait la grisaille. La vision lui brûlait les yeux, Jade ferma un instant les paupières.

Quand elle les rouvrit, son cœur fit un bond. Une ombre glissait sur l’herbe et le gravier du chemin. Non, il y en avait deux. Elles arrivaient depuis le fond du terrain, passèrent sur le laurier. Elles allaient depuis en plus vite. Jade recula, le souffle court. Les ombres venaient vers elle, elles allaient traverser les murs… Jade se détourna, tremblante, la sueur trempant ses cheveux et son front. Il ne fallait pas rester là.

Jade se mit à trottiner. Le jour sombre peignait des reflets fantômes sur le sol clair comme de l’eau ; c’était un monde silencieux qui se déployait sous ses pas, copie du sien propre, et la turbulence des ombres qui continuaient de progresser vers elle y créaient des ondées mystérieuses. Oh non ! Elles l’encerclaient… si la jeune fille ne bougeait pas, elle mourrait. Quelque part dans sa tête l’entité approuva.

Cours. Plus vite.

Jade filait si vite, les ombres accrochées à ses jambes comme à un fil qui menaçait de casser ; elle se jeta dans les escaliers tel un noyé sur une barque de sauvetage. Ses poursuivantes, crénelées par les marches, se firent plus ténues et incertaines. Jade continua sa course, exaltée par l’idée même de la victoire.

Arrivée au premier étage, elle tourna à droite et se rencogna derrière une armoire, dans son coin habituel. Les ombres acceptèrent leur défaite et refluèrent sans bruit.

Les yeux rivés sur sa montre, Jade comptait mentalement les secondes.

Le brancard et son cortège passèrent devant elle sans la voir, dans un concert de murmures et de gémissements malades. Elle attendit de les voir disparaître au tournant, tout là-bas, avant de se remettre en mouvement.

Troisième porte à gauche.

Jade passa un œil au coin ; un dos blanc d’infirmier disparaissait justement derrière la porte, qui se referma. La jeune fille patienta quelques secondes avant de s’approcher et de poser une main sur le chambranle, une oreille contre le panneau.

De l’autre côté, ça bougeait et lançait des ordres. Des machines bipaient et cliquetaient, des étoffes se froissaient.

— Nous y sommes, résonna une voix. Ravel, tenez-lui les jambes et vérifiez le brassard. Simon, Neve, le haut du corps.

Tout doucement, Jade entrouvrit la porte.

La première chose qu’elle vit fut le pied d’Élias, pointé vers le plafond, pris de cabrioles horribles. La main d’un infirmier lui tenait la jambe, et elle aussi tremblait – de peur, de dégoût. Jade se repaissait du spectacle, du silence électrique, ponctué de respirations lourdes et d’une attente interminable.

La première décharge déclina lentement, le pied d’Élias revint au point mort.

Jade referma la porte.

De retour dans sa chambre, elle alla s’asseoir sur le lit et prit délicatement le carnet. L’or dansait sur sa peau et elle en cueillit le chuchotis du bout des doigts, comme on attrape la rosée sur l’herbe.

Pour la première fois depuis qu’elle l’avait reçu, Jade ouvrit le carnet, et commença à écrire.


Texte publié par Jamreo, 15 mai 2020 à 11h33
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