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tome 1, Chapitre 6 « VI » tome 1, Chapitre 6

Annabel observait les traces laissées par ses doigts dans la pâte. Des mini-cratères sur une terre en guerre, peut-être Dunkerque. Elle avait amorcé des sillons avec ses ongles pour mieux stimuler son imagination. Bientôt, l’image mentale d’un paysage dévasté et la sensation quasi-réelle d’une odeur de putréfaction supplantèrent le brouhaha et le nuage ambiant de sucre et de beurre. De la boue, des éclairs. Des hommes qui marchaient en bandes, telles des fourmis trop loin de chez elles. Un ronronnement d’avion passant près des toits, dans l’azur torturé d’un jour trop chaud, chaud et humide, qui invoquait d’affreuses maladies depuis les bois et marais. De l’inconfort et de l’urgence, la saleté de la guerre, la sueur, la promiscuité et une espèce d’empathie pour tous ces malheureux inconnus, ces clones imparfaits.

Annabel caressait, à travers la manche de son polo, son poignet lézardé de cicatrices. Quand son voisin lui donna un coup d’épaule, elle sortit de sa rêverie comme d’un envoûtement visqueux.

— Oups, pardon, dit Maurice dans un rire.

Il était heureux de cuisiner. Comme les autres, il avait jeté des boulettes de pâte collante à ses camarades, léché le beurre sur ses doigts, dérapé dans l’extrait de vanille et l’huile tombés par terre. Comme les autres, il avait retroussé ses manches pour ne pas tacher ses habits. Enfin, les autres… Annabel n’était pas la seule à détonner. Ce qui relevait de l’exception alarmante hors de la clinique revêtait en ses murs un terrible air de banalité. C’en était triste à pleurer.

— Bon, c’est très bien, lança l’infirmier Simon qui s’occupait de l’atelier. Mélangez les ingrédients liquides à la pâte et on pourra mettre tout ça au four. Et maintenant, quartier libre ! Rendez-vous dans deux heures pour goûter les gâteaux. N’oubliez pas de vous laver les mains et de raccrocher les tabliers en partant.

Le couloir baignait dans la lumière riche et chaleureuse du jour. Annabel plissa les yeux, une main devant le visage. Tandis que d’autres en profitaient pour recharger leurs batteries, elle se sentait agressée par l’été. C’était sans doute le sang irlandais dans ses veines qui faisait d’elle une créature de fraîcheur et d’ombre. Maurice et ses amis, bras dessus, bras dessous, se dirigèrent vers le parc, un ballon ricochait déjà contre les murs du couloir.

— Hé, Anna, tu viens ?

La jeune fille ne vit pas qui l’avait appelée, mais son cœur fit un bond dans sa poitrine, douloureux de gratitude, qui manqua de déranger son expression boudeuse savamment calculée. Elle n’était pas dans un bon jour. D’ordinaire, son enthousiasme mal léché l’aurait poussée à participer aux réjouissances malgré la chaleur. Seulement, depuis le meurtre d’Élias, rien n’était plus pareil.

— Nan, merci, marmonna-t-elle.

Elle prit le chemin de l’escalier. Se croyant enfin seule, elle se mit à chanter tout bas le refrain de sa dernière composition, une chanson sur la guerre. La musique avait toujours été efficace. Toujours, les notes réduisaient le nœud de chagrin dans son estomac et apaisaient les tremblements dans sa poitrine.

Absorbée dans ses paroles, Annabel ne vit pas tout de suite la fille assise sur la première marche de l’escalier et faillit lui filer un coup de pied. Elle laissa échapper un cri et se retint à la rampe, pendant que Jade se mettait debout.

Sorry, dit Annabel, je t’avais pas vue.

Jade serrait contre elle son livre poussiéreux, d’où dépassaient des pages volantes recouvertes d’une écriture serrée, mécanique. Lentement, elle rangea une mèche de cheveux bouclés derrière son oreille. Son expression vide troublait Annabel, qui se sentait aussi très gênée. Jade et elle avaient été proches avant la mort d’Élias. Depuis, elles faisaient leur possible pour s’éviter.

— Tu viens d’où comme ça ? demanda l’Irlandaise pour dissiper le malaise.

— De l’atelier d’écriture, répondit Jade d’une voix monocorde.

— Ah, ouais… j’aurais dû m’en douter.

Silence. Les yeux de Jade demeuraient fixés sur elle comme si elle cherchait à découvrir ses secrets les plus enfouis, ses peurs, ses hontes, pour les étaler à la lumière impitoyable du soleil. Qu’est-ce qu’il faisait chaud… Annabel ferma brièvement les yeux et le motif sur le livre de Jade se découpa en brûlure dans le noir.

— Bon, je vais y aller. Euh… à plus.

Quand Jade détourna les yeux, seulement, Annabel s’autorisa à grimper quatre à quatre les escaliers jusqu’à sa chambre.

Il n’y avait pas de verrou ni de clef à tourner pour s’assurer une intimité parfaite. Trop dangereux, car les suicidaires ne demandaient qu’à se retrouver isolés. Mais Annabel se contentait du panneau de bois et de plastique qui la séparait du couloir.

Seule avec le miroir de Mégane. Pas le sien, elle haïssait trop les miroirs pour ça. Elle les haïssait tout comme elle désirait, de manière presque physique, leur honnêteté infaillible. Alors qu’elle y posait ses yeux blessés de lumière, son cœur s’accéléra. D’angoisse, d’envie, de honte. Le corps grotesquement tordu d’Élias sur le carrelage des toilettes dansait dans son esprit et un tsunami d’émotions s’amorçait dans son estomac. Elle ne serait pas assez forte. À moins de se mettre à nu, encore une fois, face à ses pulsions auto-destructrices.

L’adolescente alla se planter devant le miroir.

Des taches de rousseur sur ses joues rebondies, un regard gris-bleu sans profondeur et des cheveux roux délavé. Une copie ratée de son frère. Les mêmes taches, la même teinte de regard et de mèches – tout en plus fade.

Annabel pencha la tête. Non, pas une copie, elle était venue avant lui. Un brouillon.

Elle alla à la salle de bains et alluma la lumière. Là, encerclée de glaces réfléchissantes, elle enleva son polo. L’ampoule soulignait crûment les excès de son corps, ses épaules moelleuses qui lui valaient des moqueries, ses hanches et son ventre qu’aucune ceinture ne domptait. Et les marques, qui se croisaient et s’enroulaient sur ses poignets jusqu’au creux des bras. Certaines blanches et presque disparues, d’autres en rouge furieux, violet triste. Les dernières dataient de trois jours. On lui avait confisqué tout objet coupant, mais elle se débrouillait aussi bien avec des dents, une mine de stylo ou un bout de bâton tranchant.

Le sentiment d’injustice, d’abandon, de faute, se calma un peu à la vue de ce qu’il lui avait déjà infligé. Ça suffit. Tu t’es assez punie comme ça.

Annabel s’autorisa à respirer.

Sans vraiment le vouloir, elle se tourna d’un quart et vit, là, sur son flanc, les premières traces des coups les plus durs. Elles ne partiront jamais.

Prise d’un frisson, Annabel croisa les bras sur sa poitrine. Ça y était. Les émotions revenaient plaquer un sac sur sa bouche pour la faire suffoquer.

— Qu’est-ce que j’ai fait, murmura-t-elle. Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Ça fait deux semaines que je n’ai rien fait, disait-il en exhibant son poignet griffé de coupures pâles. C’est bien, non ?

— C’est très bien, Donnie.

Le médecin lui adressa un sourire indulgent. La bonne humeur du garçon était communicative.

— Et au niveau de l’humeur, dis-moi, comment vas-tu ? Plutôt bien, d’après ce que j’observe.

— Ça va. Je pensais que ça serait plus difficile, vous voyez, mais… en fait… ça va.

— Difficile… par rapport à Élias ?

Donnie fit oui de la tête. Le chapeau de cow-boy était posé sur ses genoux et il en pétrissait la frange, indécis.

— Vous croyez que ça fait de moi une mauvaise personne si je ne suis pas triste ? Enfin, je suis triste, mais j’ai l’impression de ne pas l’être assez et c’est dérangeant, et…

L’homme leva une main pour calmer l’enfant qui, peu à peu, se tut.

— Tu sais, chacun gère les choses comme il peut. Le deuil est une lourde épreuve. Peut-être que ton inconscient essaie de te protéger d’émotions trop négatives. Ce n’est pas de la froideur, c’est… un mécanisme de défense. Il n’empêche pas que tu appréciais Élias à sa juste valeur et que sa disparition te peine, comme nous tous. Tu comprends ?

Les sourcils joints, Donnie fit mine de pondérer cette déclaration.

— Oui, je crois.

— Te voilà rassuré, j’espère.

Pour toute réponse, Donnie percha le chapeau sur son crâne.

— Tu ne vas pas avoir trop chaud, avec ça ? s’étonna le docteur.

— Non, ne vous inquiétez pas, pépia-t-il. J’ai l’habitude. Je peux y aller ?

— Voyons voir… oui, c’est bientôt la fin. Tu as l’air de bien te porter, Donnie. Tu fais de gros progrès. Prends soin de toi, et je te dis à bientôt.

L’adolescent fit un signe de la main par-dessus son épaule et regagna le couloir où il effectua une pirouette sur lui-même, ses talons glissant souplement sur le lino. Les cabinets médicaux se trouvaient dans l’aile ouest du bâtiment, au rez-de-chaussée ; il n’était pas loin d’une porte secrète qui menait vers le parc.

Il n’avait pas prévu de tomber sur Leroy. Voilà qui contrariait tous ses plans. Son sourire vacilla à peine alors qu’il la dépassait, l’air le plus détaché possible. Encore là, celle-là ? Donnie n’aimait pas ça, il avait l’impression qu’on violait son territoire. Il ne voulait pas lui parler. D’une démarche assurée, en bon prince qu’il était, il s’éloigna.

Arrivé près de l’escalier qui menait au premier étage, il s’arrêta, indécis. Une partie de lui, toujours la même, voulait sortir et retrouver les autres, au soleil, échapper aux colonies de petits points furieux tombés des stores de l’hôpital pour entrer dans la vraie lumière estivale. D’un autre côté, il avait un étrange pressentiment. Quelque part, là-haut, l’attendait une aventure autrement plus complexe et intéressante. Il prit le temps de la réflexion, se mordant la lèvre, les pouces passés dans sa ceinture, et décida finalement de monter.

Les portes fermées de chaque côté étaient comme autant de gardiens silencieux, sapés de blanc, dépositaires d’un secret bien gardé. Qui pour témoigner des pleurs et de la tristesse, pour compter les accès de rage ou surprendre le tourbillon collant de la psychose et de la paranoïa - qui pour rendre compte du poids sidéral des symptômes qu’elles avaient abrités et assourdis au fil des années ?

Il se souvenait bien du numéro de sa sœur. La porte, comme les autres, étaient closes. Quand il y posa doucement son oreille, il ne perçut rien. Mais il connaissait sa sœur. Doucement, il leva une main et gratta le bois.

Pas de réponse. Donnie jeta un coup d’œil de chaque côté du couloir : personne, quartier libre. Il entrebâilla la porte. Sans comprendre comment, il savait qu’Annabel se trouvait là. La chambre elle-même était vide, un lit défait et l’autre soigneusement arrangé. Les fenêtres ne donnaient pas au sud, il régnait ici une pénombre revigorante. Donnie s’avança à pas légers et silencieux, une main sur son chapeau, prêt à l’enlever. Dans les situations graves et sérieuses, on enlevait son chapeau.

Un rai de lumière débordait de la salle de bains, d’où venaient aussi des sanglots étouffés. Oui, il était temps d’enlever son chapeau. Donnie le déposa sur le lit défait, tache sombre sur les draps lactés. Il se dirigea à petits pas vers la salle de bains, pris d’un mélange d’appréhension et d’impatience qui fourmillait dans son cerveau, jusque sous sa peau, sous ses doigts.

Donnie était juste derrière la porte. La main sur le chambranle, la tête posée sur le panneau comme sur un oreiller, il écoutait. Sa sœur pleurait et, dans ses sanglots, se cachaient des paroles à demi-mâchées, noyées de larmes. Écoutant son cœur, qui battait de plus en plus vite, le garçon poussa la porte.

La vision qui se présenta à lui fit naître une vague d’adrénaline dans ses veines, qui se propagea par salves dans tout son corps. Il y avait de la joie dans cette chaude sensation, de la joie mêlée à un soupçon de culpabilité.

Annabel était à moitié nue, ses coupures et blessures rouges, violettes, bleuies contre la peau claire de son dos et de ses bras. Recroquevillée par terre, entourée de ses doubles dans la glace, prostrés comme elle, statues déchues, elle se balançait d’avant en arrière et faisait de son mieux pour entourer son buste de ses bras trop courts. Donnie resta un moment à contempler le spectacle, le souffle bloqué dans sa poitrine, frappé par une beauté si terrible. Puis un élan le poussa à s’approcher, prudemment, comme d’un animal un peu sauvage.

— Anna… souffla-t-il.

Elle leva la tête, le regard brillant et sûr à travers les larmes. Un éclat de reconnaissance, un peu de panique à l’idée de se montrer si faible devant son petit frère… elle essuya son nez dans son poignet et tendit un bras. Pour l’inviter à avancer ou pour le repousser ? Donnie s’accroupit et la prit contre lui. Elle se contracta légèrement à ce contact.

It’s alright, Anna, lui susurra-t-il à l’oreille. It’s alright.

Il commença d’épouser son lent mouvement de balancier pour mieux la soutenir.

— Non, marmonna-t-elle. Oh Donnie...

— Si, je t’assure.

Il caressait les marques anciennes sur son dos. Des sillons indélébiles. Donnie posa la tête contre l’épaule de sa grande sœur.

— J’ai les mêmes, dit-il. J’ai les mêmes blessures. It’s alright.


Texte publié par Jamreo, 15 avril 2020 à 15h50
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