Pourquoi vous inscrire ?
«
»
tome 1, Chapitre 5 « V » tome 1, Chapitre 5

La personne qui avait agressé Jules pouvait difficilement être Annabel : bien trop corpulente. Théa, bien qu’ayant les cheveux courts, était quant à elle trop grande pour jouer le rôle de l’assassin dans la nuit. Jade, avec sa crinière de cheveux bouclés, aurait difficilement pu passer pour un garçon. Restaient Donnie et Louis… ou quelqu’un d’autre, qui sait ? Leroy n’était pas forcément plus avancée en arrivant à la clinique cet après-midi-là. L’impression de ne pas aller assez vite, comme une angoisse sourde qui pulsait dans son sang et ne se réveillait que maintenant, menaça de la submerger. Elle vacilla sur le sentier, ferma les yeux, serra les poings et se remit en marche.

L’été n’avait jamais été si chaud et agressif qu’à présent. On était début juillet, et les météorologistes avaient révisé leurs prévisions pour s’aligner sur le même diapason : une canicule telle qu’on n’en avait pas eue depuis trente ans.

Leroy épongea son front d’un revers de manche… et eut, subitement, une impression bizarre. Elle s’arrêta pour détailler le bâtiment devant elle, mais il paraissait tout ce qu’il y a de plus normal. Alors pourquoi…

Un flash claqua non loin, accompagné d’un éclair bleuâtre qui imbiba pierres et fenêtres avant de s’effacer.

Pas encore cette foutue photographe.

À peine ces mots furent-ils formulés dans son esprit que la photographe en chair et en os apparut au coin de la bâtisse, son appareil autour du cou. Elle mâchait son éternel chewing-gum, l’air aimable comme un verrou de prison, et contourna l’inspectrice non sans la gratifier d’un coup d’épaule. Leroy fit un écart maladroit. Elle aurait bien aimé lui balancer quelque chose de cinglant, mais sa tête était vide et molle.

— Il faut l’excuser.

Le père Melon venait d’apparaître au coin de la clinique. La démarche nonchalante et l’allure lente, les mains dans les poches, on aurait dit qu’il s’appliquait à imiter les maudits romantiques du siècle passé. Il pencha la tête, révélant ce même doux sourire avec lequel il avait accueilli l’inspectrice pour la première fois. Quand il fut plus près, elle remarqua que ses traits étaient tirés et que des cernes soulignaient ses yeux. Il sortit les mains de ses poches et tira un mouchoir en tissu de sa poche de poitrine pour s’en tamponner le front.

— Nous sommes là depuis tôt le matin, à travailler… elle n’est pas du matin, vous savez. C’est pour cela qu’elle semble si désagréable à première vue. Mais bonne photographe, très bonne.

Il secoua son mouchoir – Leroy s’écarta pour ne pas recevoir de gouttes de sueur - et le rangea.

— Je ne sais pas ce que je ferais sans elle. Le Catholique actuel publie régulièrement des articles sur notre travail, vous savez.

— Ah, consentit Leroy. Maintenant excusez-moi, j’ai autre chose à faire...

— Ah, inspectrice, vous voilà féroce et professionnelle. C’est bien.

Elle se figea. Comment devait-on réagir quand un prêtre inconnu jugeait votre attitude professionnelle ?

— Vous êtes bien songeuse. Seriez-vous… tracassée par quelque chose ?

— Ça ne vous regarde pas, dit-elle, sentant la chaleur lui monter aux joues. Si vous voulez bien m’excuser maintenant, pendant que vous jouez au charlatan, j’ai du travail.

Elle le contourna rageusement et s’engageait sur les marches, quand il l’interpella d’une étrange manière :

— Vous aussi, vous le sentez ?

Elle s’arrêta mais ne se retourna pas.

— Vous sentez que quelque chose n’est pas normal, n’est-ce pas ?

Elle enfonça ses ongles dans la sangle de son sac et attendit, patiente – mais la suite ne vint pas. Prenant sur elle, Leroy choisit de faire à nouveau face au curé. Plus loin dans le parc, son barda déchargé sur un banc, la photographe avait les yeux fixés sur la scène. Impossible de lire son expression.

— Pas normal, répéta Leroy. Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Jérémiah Melon laissa échapper un rire désabusé.

— Il y a une présence, ici, mademoiselle Leroy. Sournoise et malfaisante.

— Laissez-moi deviner : un esprit ? Une présence d’origine démoniaque ?

Son sourire s’agrandit. Factice, condescendant.

— Vous ne devriez pas vous moquer, mademoiselle.

— Loin de moi cette idée, rétorqua-t-elle. Cela dit, j’apprécierais que vous me laissiez mener mon enquête sans la polluer d’histoires de fantômes ou de démons. Bonne journée.

Elle s’était attendue à ce qu’il la retienne par d’autres mots provocateurs, mais, dans son dos, il n’y eut plus que le silence. Elle n’était pas fâchée d’échapper à ce duo révoltant. Et puis, sérieusement… le Catholique actuel ? Elle ne savait même pas qu’on avait le droit de prendre et de publier des photos d’exorcismes.

Arrivée à l’accueil, encore chamboulée par sa rencontre avec Melon, elle eut du mal à trouver ses mots et s’attira le regard dubitatif de la secrétaire. Quand enfin elle réussit à faire comprendre qu’elle souhaitait parler à Ravel Montout, on l’envoya dans l’aile de gauche, à droite, tout droit et la deuxième à gauche.

Des bacs chargés de lessive et de produits d’entretien étaient stationnés de chaque côté du couloir. Elle croisa plusieurs employés en charlotte, engagés dans leurs tâches ménagères. Leroy fit halte devant la porte et toqua.

— Bonjour, excusez-moi, je cherche M. Montout, dit-elle en présentant sa carte de police quand on lui eut ouvert.

— Il est occupé.

L’homme qui se trouvait dans l’encadrement se décala et elle vit Montout, plus loin, occupé à trier et répartir des médicaments. Il avait l’air incommodé.

— C’est urgent ?

— C’est la police, M. Montout.

De mauvaise grâce, il quitta son labeur et alla la rejoindre, fermant la porte derrière lui.

— M. Montout, je voudrais vous poser quelques questions au sujet de ces cinq patients.

Elle allait décrocher son sac à dos et l’ouvrir pour en sortir les dossiers, mais il leva une main pour l’arrêter.

— C’est bon, je sais de qui vous parlez. Votre collègue avait les mêmes en tête.

Elle l’observa un moment. Accoudé au mur, la mine orageuse, il ne correspondait pas à l’image sympathique et bienveillante que patients, collègues et supérieurs donnaient de lui quand on leur demandait de le décrire. Intéressant…

— Quelle est leur relation, au juste ? Ils sont… amis ?

— Je ne dirais pas ça, répondit-il avec un faible sourire. Enfin, après, je n’en sais rien. Je ne suis pas dans leur tête.

— Non, mais vous les suivez de près ?

Il réfléchit un instant.

— C’est moi qui leur donne leurs médicaments, oui.

— Leurs médicaments. Très bien. Et les cigarettes, et la méthamphétamine, c’est vous aussi ?

— Hé, ça ne va pas ? Jamais je ne ferais une chose pareille !

Leroy dégaina son calepin, sortit la mine de son stylo et commença à gribouiller des conneries. Si l’infirmier croyait qu’elle prenait des notes sur lui, il se débloquerait peut-être.

— D’accord, c’est bon, lâcha-t-il. Je suis au courant pour la drogue… et les cigarettes. Mais je n’y suis pour rien.

— Depuis combien de temps êtes-vous au courant ?

Les yeux fuyants, il se passa une main dans les cheveux.

— Ça va faire quelques mois… pour le tabac, notez ! La drogue, j’ai appris ça après… après vous savez quoi.

— Après la mort d’Élias Cordier.

Il frissonna.

— Vous pensez qu’un autre patient a pu la lui administrer, cette drogue ?

Théa ? Louis ? Annabel ? Donnie ? Jade ? Un autre ?

— C’est horrible de penser ça, chuchota-t-il les yeux écarquillés.

— Pas plus horrible que de penser à l’autre éventualité. C’était peut-être un adulte.

Elle se retint de l’accuser une deuxième fois. Elle s’en voulait déjà d’apprécier l’expression de déconfiture extrême de l’infirmier, et le sentiment de puissance que cela lui procurait. Cette impression de tout contrôler, de détenir le pouvoir, elle la connaissait bien ; c’était celle-là même, à l’époque, qui la poussait à endosser le rôle de la gentille à la poursuite des méchants dans la cour de récré. Le moment qu’elle préférait, c’était serrer ces saletés et les mener manu militari à la prison, derrière l’école, près des toilettes malodorantes. Elle nouait leurs bras autour d’un tronc et leur administrait des coups de fouet symboliques à l’aide de brins d’herbe.

Leroy soupira. L’infirmier, sans voix, avait les doigts qui tremblaient, mais elle ne se laisserait pas attendrir.

— On a reçu les analyses de sang, lança-t-elle. On n’a retrouvé aucune trace de méthamphétamine dans l’organisme des autres patients. Pas la moindre. Élias est le seul à avoir consommé la substance de manière régulière. Elle a sans doute été introduite spécifiquement pour lui, à croire que le meurtre était prévu de longue date.

— Ne dites pas ça, c’est affreux, protesta M. Montout.

— Pourtant, ça aurait du sens… on pourrait aussi supposer qu’Élias a ingéré la drogue de lui-même, mais j’ai de gros doutes. Et puis, il reste les adultes. On n’a pas encore testé le sang des adultes, mais ma demande devrait bientôt aboutir.

D’un geste incertain, l’employé hocha la tête, puis émit un son de gorge difficile à interpréter. Approbation, anxiété ?

— Bon, souffla-t-elle en accrochant son stylo à la couverture du calepin. J’espérais que vous pourriez m’aider un peu plus concernant la petite bande, mais ce n’est pas grave. Je vais simplement élargir la liste des suspects.

— Comment ça ? s’alarma-t-il.

— Malgré ce que vous dites, en tant que préparateur et distributeur de médicaments, vous avez un accès privilégié aux substances que ces enfants ingèrent quotidiennement.

Sans croiser le regard de l’infirmier, Leroy fit mine de remettre le carnet dans sa poche et de s’en retourner. Il l’arrêta d’un geste. Main tendue, doigts encore tremblants.

— Attendez.

La policière leva innocemment les yeux.

— Je n’aime pas ça, maugréa-t-il. On peut aller ailleurs, s’il vous plaît ?

— Je vous suis.

Il la prit par une épaule et lui fit traverser le couloir. Plusieurs personnes se retournaient sur leur passage, curieux. Ravel Montout se grattait nerveusement le nez, la tête rentrée dans les épaules comme s’il espérait disparaître.

Après quelques détours, ils atterrirent dans un salon, du genre que Brisebane avait légué à Leroy pour ses premiers interrogatoires. Sauf qu’ici, il y avait des livres, trois bibliothèques bien garnies. Comics, romans policiers, littérature classique, science-fiction… la parfaite collection de l’adolescent type - ou plutôt, de l’adolescent somme, celui qui les regroupait toutes et tous, différences et similitudes confondues.

— Bien, dit-elle en lui faisant face. Je vous écoute.

L’infirmier avait collé son poing à ses lèvres en un geste de réflexion intense. Enfin, il rejeta la tête en arrière et expira longtemps.

— L’autre inspecteur l’avait remarqué, et il avait raison, concéda-t-il. Ces cinq-là, six avec Élias… ça fait un moment que je le remarque.

— Vous remarquez quoi, exactement ?

Lèvres pincées, il secoua la tête.

— Toujours fourrés ensemble, murmura-t-il après un temps. La dernière fois, je les ai surpris dans la cave avec un… comment on appelle ça… une chose pour invoquer les morts ou je ne sais quoi… enfin bref, ils étaient là, à faire leurs magouilles, en pleine nuit !

— Vous êtes en train de me dire, récapitula Leroy, qu’ils s’adonnaient à des séances de spiritisme dans la cave ?

— Ça paraît fou, non ? lâcha-t-il dans un rire.

— Et qu’avez-vous fait ?

— Je les ai réprimandés, évidemment, et je leur ai confisqué le machin !

— Vous l’avez toujours ?

— Non, répondit-il, mal à l’aise. Je m’en suis débarrassé.

Leroy le regarda un long moment sans rien dire. Visiblement dérangé par l’attention qu’elle lui portait, il tentait de garder contenance, et échouait lamentablement.

— Autre chose ? demanda-t-elle.

— Pas grand-chose.

— Dites quand même, M. Montout.

Il croisa les bras. Les muscles de sa mâchoire roulaient sous la peau, au rythme de ses dents qui se serraient.

— Eh bien, j’ai remarqué que sur leur passage… oh, ce sont des incidents. Je n’ai jamais pu les prendre sur le fait, mais je sais… je sens que c’est eux.

— Quel genre d’incidents ?

Il lui jeta un rapide coup d’œil. Gêné, presque coupable.

— Vol de médicaments, matériel cassé… patients ou personnel blessés. Mais pas de blessures graves ! s’empressa-t-il de préciser. Simplement… des choses…

Sa voix se noya d’elle-même et il resta planté là, penaud. Il fallait être idiot pour ne pas voir qu’il regrettait ce qu’il venait d’avouer.

— Tout de même, ça ne paraît pas anodin. Vous en avez parlé à vos supérieurs, M. Montout ?

— Je ne voulais pas perdre la confiance des gosses. Il faut comprendre…

— Je comprends, coupa-t-elle froidement. Donc, vous étiez au courant mais vous les avez laissés faire.

— Non, j’ai essayé d’intervenir !

Il avait fait deux pas vers elle. La veine dans son cou battait dangereusement et une teinte rougeâtre se diffusait sur ses joues.

— J’ai fait ce que je pensais juste, inspectrice, dit-il plus calmement. J’ai de l’autorité sur eux, vous savez, et je leur ai fait promettre de se calmer.

— Donc, ils ont cessé ?

— Oui. Donnie m’a donné du fil à retordre, mais…

Il se tut dans un soupir. Une autre information qu’il aurait voulu ne jamais donner.

— Pourquoi Donnie en particulier ? l’encouragea-t-elle.

— Donnie, c’est le charmeur de la bande, dit-il d’un ton presque amusé. Il est malin, ce gosse. C’est un peu lui qui dirige.

— Je vois.

La curiosité piquée, Leroy reprit son calepin.

Suspects : Spiritisme ? Incidents. Donnie → tire les ficelles.

— D’accord, dit-elle quand elle eut fini. Merci de votre collaboration, M. Montout.

— C’est… c’est fini ?

— Pour le moment, oui.

En revenant à sa voiture, l’estomac bougon à cause de la faim qui commençait à s’installer – elle n’avait rien avalé depuis près de quinze heures – Leroy se sentait plus légère, plus confiante. Enfin, elle comprenait un peu mieux ce qui liait ces adolescents. Donnie était le coupable tout désigné de leurs divers méfaits, vol, casse ou blessures. Un petit charmeur, hein… mais il ne fallait pas s’emballer. Ce n’était pas parce que Donnie faisait un bon coupable qu’il fallait tout lui mettre sur le dos. Ce chemin-là était même dangereux, trompeur… et cet infirmier, disait-il forcément la vérité ? Non, bien sûr.

À mesure que ses ruminations venaient ternir sa confiance naissante, Leroy ralentissait l’allure, et ce fut ainsi qu’elle remarqua, devant elle, sur le sentier qui menait au portail, un objet.

Il brillait d’un violent éclat au soleil. Une lame ? En même temps, quelque chose, de la saleté peut-être, l’assombrissait.

Alors, le cœur de l’inspectrice de mit à battre. Trop vite. Elle courut presque jusqu’à l’apparition providentielle.

Un couteau. Et sur la lame, du sang séché.


Texte publié par Jamreo, 15 avril 2020 à 15h47
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 5 « V » tome 1, Chapitre 5
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2629 histoires publiées
1177 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Audrey02
LeConteur.fr 2013-2024 © Tous droits réservés