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tome 1, Chapitre 4 « IV » tome 1, Chapitre 4

Le logo du club surnageait au-dessus des têtes et des corps pressés les uns contre les autres, dans la chaleur lascive du soir. Les températures folles de cet été ne dissuadaient pas les habitués d’aller se défouler dans les salles noires, pleines de lumières et de musique à la mode ; beaucoup étaient aussi attirés par les effluves d’alcool fort et la perspective de rencontres sans lendemain.

Leroy se situait au carrefour de tout ça. Alcool, musique, sueur. Sueur, musique, alcool. Regards fuyants, regards appuyés. Sueur.

La parole du roi. Il ne fallait pas suivre la parole du roi. Musique. Sueur. Regards appuyés, regards fuyants. Théa. Annabel. Alcool, regards. Le nom de Donnie souligné deux fois.

La discothèque avait la particularité de diffuser uniquement de l’électropop. Leroy attendait impatiemment Talk Talk, elle n’avait jamais si bien dansé et oublié que sur leurs chansons rêveuses et éthérées. Les yeux mi-clos, elle se balançait entre un gars torse nu et une fille concentrée sur la danse comme si sa vie en dépendait.

Méthamphétamine. Sueur. Musique. Élias, mort par arrêt cardiaque à cause de la méthamphétamine.

Il n’y avait pas de place. Il n’y avait pas d’air. La touffeur enivrante, l’odeur lourde de transpiration, de fatigue et de désir poussèrent Leroy vers le bar où tout était à la fois tentant et trop cher. Elle se laissa tomber sur un tabouret et fit signe au serveur. Les basses et les synthés résonnaient dans son bassin et sa cage thoracique, déjà secouée par sa respiration. Elle serra les doigts autour du verre de whisky glace qu’on venait de lui servir. La substance lui brûla la langue, juste comme il fallait. Elle laissa traîner son regard sur la chair fraîche empesée de moiteur, évaluant la perfection des formes, leurs défauts, s’attardant sur les beaux visages et les épaules nues. Mais la bête dans son ventre s’était un peu calmée. Maintenant qu’elle était assise, que son esprit reprenait ses droits sur l’inconscience, l’image du corps meurtri d’Élias sur le sol des toilettes refusait de la quitter. Elle détourna les yeux ; ils tombèrent sur un homme assis au bar non loin, penché, occupé à presser son nez sur le dos de sa main. Il redressa la nuque, menton tendu vers le plafond, pour inspirer brutalement.

Leroy n’avait plus du tout envie d’être là. Sa soif d’alcool aussi s’était tue. Dégoûtée, elle plaqua un billet de vingt francs sur le comptoir, se leva et joua violemment des coudes pour écarter la marée indigne et insensible qui la séparait de la sortie.

La pièce – une chambre ? - était plongée dans le noir quasi-total, seule la glace d’un miroir brillait encore. Leroy était roulée en boule entre les draps. Ses cils dessinaient dans le mince interstice de sa vision des formes emmêlées, en pattes d’araignées. Le silence était total, assourdissant. C’était comme avoir du coton dans les oreilles. Du vent dans la tête, en suspension. Quand elle bougeait contre les draps, pour voir, elle n’entendait rien, et une angoisse froide la prenait. Si elle ne produisait plus de son, c’était qu’elle n’existait pas vraiment. Plus la panique avançait, plus le sommeil battait en retraite et se planquait dans ses retranchements. Elle se redressa, le dos sur les coussins, les mains autour des genoux. Le miroir était juste devant elle. C’était un beau miroir encastré dans une vieille armoire en bois massif, dont les nœuds et les circonvolutions se précisaient dans la pénombre.

Concentrée sur le bois, elle ne vit pas la forme qui se précisait de l’autre côté du miroir.

Elle ne vit pas, mais elle entendit : un bruit fuyant, effacé, semblable à un souffle de vent. Il s’enroulait et se déliait au gré de lettres doucement prononcées, se faisait vide ou plein, passionné ou absent. Prière, incantation ?

Lentement, Leroy posa à nouveau les yeux sur la glace.

Un homme se tenait près du lit. Son visage était dans le noir, mais le blanc sous ses paupières trahissait un regard intense. Il leva une main. Sa peau ressemblait à du plâtre marbré de veines dans la nuit. Il avait une feuille accrochée aux doigts. Une odeur forte, de sous-bois mouillé, emplit la pièce. Leroy mit du temps à la reconnaître : un mélange de laurier et de basilic.

Elle était pétrifiée. Pourquoi cet homme lui brandissait des herbes aromatiques ? Elle dut prendre sur elle pour pivoter la nuque et vérifier que, à côté d’elle, il n’y avait en fait personne. L’homme n’existait que dans le reflet. Soudain, il brandit son autre main. Un livre à la couverture en cuir, sur laquelle était gravé un crucifix. La voix se modifia, ses mots devinrent plus clairs et intelligibles. C’était du latin, ponctué de français, dans des tons toujours plus forts et aigus. Leroy se boucha les oreilles mais c’était comme si la voix venait de l’intérieur…

Il se mit alors à faire très chaud. Leroy avait aussi fermé les yeux, mais une lumière entre le jaune et le blanc lui coulait sur les paupières et illuminait sans pitié le fond de son crâne.

Elle risqua un regard dans la chambre.

Par la fenêtre passait maintenant un jour immaculé. Le miroir, par contraste, était devenu noir de contre-jour. L’homme avait disparu. Leroy se leva. Sans un bruit. Le parquet sous ses orteils n’était ni froid, ni rêche, il n’avait pas de consistance, il n’existait pas. Elle avançait en faisant glisser ses pieds sur du rien, des grains de saleté se soulevaient au ralenti, en nuages si fins que l’air quasi immobile les détruisait. Leroy tendit les mains devant elle. Des mains comme celles de l’homme disparu, blanches, pierreuses, d’une pureté tachetée.

Elle était devant l’armoire. Un noir profond s’y reflétait, traversé par les particules de poussière et l’étincelle dans les prunelles de Leroy. Le soleil tapait fort dans son dos et une sorte de sifflement l’accompagnait, comme remonté des profondeurs, de sous le plancher immatériel. Elle posa une paume sur le miroir. Il n’était pas là, lui non plus ; entre elle et l’obscurité, il n’y avait rien, et pourtant, elle ne pouvait pas franchir le vide.

Avec un cri, elle retira sa main et fit un bond en arrière. Une forme était apparue à la surface. Une silhouette qui ne bougeait pas et ne montrait pas son visage. Il se dégageait d’elle une telle présence, une telle force que les poils se dressèrent sur les avant-bras et sur la nuque de l’inspectrice. Elle recula encore, mais le soleil était trop brûlant et la poussait en avant ; alors, l’individu dans le miroir lui faisait peur et l’incitait à repartir en sens inverse.

Le sifflement avait forci, avait monté dans l’air vide, et se transformait peu à peu en murmures :

Seeeeeeeerrrrrrr

Hhhhhhhhaaaaaaaa

Seeeeekkkkkkkkk

Le soleil était bouillant contre sa peau et lui faisait ployer l’échine. Elle ferma les yeux. La silhouette, patiente, se découpait dans le fond de sa rétine, et la chaleur embrasait son corps.

Sseeeeeeeeekkkkk

Leroy s’éveilla en sursaut : tout son être se souleva d’un centimètre et s’aplatit sur les draps défaits, humides de transpiration. Saleté de cauchemar. Fenêtre ouverte, volets fermés, il régnait dans sa chambre une atmosphère de matin estival, de ceux qui précèdent les journées étouffantes. Le passereau d’en face y allait de sa chansonnette guillerette. Leroy avait mal à la tête. Pourtant, elle ne pensait pas avoir bu tant que ça la veille. Non, elle se souvenait maintenant : elle était rentrée tôt.

Elle alla à la cuisine, se roula une cigarette, l’alluma d’un coup de briquet et la fuma tranquillement, appuyée contre le mur près de la fenêtre. Une glace bien réelle, celle-ci, et sale. Les soleils qu’elle avait tracés dans la poussière la veille étaient toujours là.

De retour dans sa chambre, elle attendit une heure décente pour téléphoner à l’hôpital. Elle fixait le plafond et y envoyait des ronds ratés de fumée, qui moutonnaient sur la peinture.

Enfin, quand huit heures sonnèrent, elle décrocha le combiné et composa le numéro de l’hôpital.

Jules était resté dans le coma deux jours après son agression, et Leroy n’avait pu lui parler qu’une fois après son réveil. Les médecins avaient un peu présumé de ses forces et l’avaient laissé entrer dans sa chambre. Il avait eu l’air heureux de la voir et lui avait même tendu une main, qu’elle avait prise par réflexe, sans se soucier de gêne, parce que c’était ce qu’on faisait dans les hôpitaux : on prenait la main des convalescents et on s’asseyait près d’eux. Son chef lui avait déjà transmis le dossier compulsé par Jules, mais lui parler était tout aussi vital que de lire ses notes.

Cependant, il avait à peine eu le temps de lui recommander la douceur dans ses relations avec les adolescents que son teint avait viré au blanc de cadavre et sa respiration sifflante masqué sa voix. On avait fait sortir Leroy de force et, depuis, elle n’avait fait que ronger son frein, se détestant secrètement de n’attendre la guérison de son collègue que pour pouvoir lui poser plus de questions. Jules était quelqu’un de sympa, il méritait mieux. Seulement, Élias aussi méritait mieux, et puis elle se mentait à elle-même : il y avait d’autres raisons, cachées, pour lesquelles elle voulait revoir son collègue. Sans doute pas les bonnes.

Le standardiste qu’elle avait eu au bout du fil ne lui avait pas paru particulièrement hostile, et c’est d’un pas quasi bondissant que Leroy franchit l’entrée et regagna l’accueil.

— Bonjour. Inspectrice Leroy. Je suis ici pour voir mon collègue, Jules Krik. Il a été admis il y a un peu moins d’une semaine. Blessure au poumon. Il est toujours au deuxième étage ?

L’infirmière plongea le nez dans une liasse de feuilles.

— Oui, c’est exact. Chambre 211.

Leroy n’attendit pas la confirmation pour s’engager dans l’escalier et grimper jusqu’au deuxième étage.

Jules regardait par la fenêtre, occupé à mastiquer quelque chose, la main perdue dans une boîte de chocolats. Visiblement, il allait beaucoup mieux. En l’entendant, il tourna la tête et le même sourire se fit sur ses lèvres.

— Hé, salut la petite.

Sa voix était effacée, fatiguée, mais son expression respirait le contentement. Elle se sentit rougir et regretta d’être en été. L’hiver lui aurait permis de cacher ses joues derrière une grosse écharpe. Elle avança en se faisant l’impression de glisser à vide sur le parquet de son rêve, prit le poignet de l’homme et s’assit sur la chaise des visiteurs. Caché sous sa respiration, un sifflement rauque grondait.

— T’en veux ?

Il lui présenta les chocolats. Ils avaient tous l’air dégueulasse.

— Non merci. Comment tu vas ?

— Mieux. Plus trop mal quand je respire. Mais je reprends pas le travail tout de suite.

Elle hocha la tête. Ses doigts suaient contre ceux de Jules, mais elle n’osait pas briser le contact, de peur de paraître malpolie.

— T’as avancé ?

Leroy fit la moue. Avait-elle avancé ? Au mieux, elle avait pris la température à la clinique et commencé à cerner les adolescents suspects. Elle avait aussi appris que le clergé avait été mis sur l’affaire par le diocèse, et donc que quelqu’un, quelque part, avait fait une demande. Pour quel enfant ? S’il devait y en avoir un qui était possédé - si tant est qu’on croie à ces choses-là - qui pouvait-ce être et dans quelle mesure pouvait-on dire que son comportement déviait plus, ou d’une manière différente, que celui des autres patients ? Curieusement, elle hésitait à communiquer ses pensées à Jules. Elle était devenue jalouse de son enquête, la première qu’on lui confiait en titre.

— Je ne sais pas, éluda-t-elle. C’est encore assez flou, même si on entend des bruits courir ici et là.

Jules fronça les sourcils et se redressa sur ses coussins en grognant. Il toussa, fit signe à Leroy d’aller fermer la porte.

— Entendu parler du roi ? dit-il quand elle fut revenue.

Leroy cilla.

— Qui est-ce, ce roi ? demanda-t-elle.

— Pas eu le temps d’y penser. Mais à mon avis, quelqu’un de la clinique. Ou plusieurs personnes.

— Comme une sorte… d’organisation ?

Jules haussa les épaules. La jeune inspectrice prit son courage à deux mains :

— Je me disais… j’avais pensé… peut-être que ce personnage, ce roi, est simplement né de l’imagination d’un de ces gamins. Enfin… imagination, hallucination, délire, je ne sais pas comment appeler ça.

Jules secoua la tête. Comme s’il n’avait pas entendu, il passa un distrait coup de langue sur ses dents, faisant ressortir sa lèvre supérieure, puis il ferma la boîte de chocolats et la posa sur la table de chevet. Il s’abîma dans la contemplation du ciel sans nuages.

— Je sais pas, avoua-t-il finalement. Ces gamins sont timbrés… enfin, pas bien dans leur tête.

L’impression d’avoir dit une bêtise, d’avoir trahi ce qu’il pensait vraiment des patients de la clinique, l’avait fait jeter des regards alarmés autour de lui. Mais il n’y avait personne, et la porte demeurait close. Jules se pencha vers Leroy et, suivant son instinct, elle inclina la tête. Leurs fronts se touchaient presque et le souffle de l’inspecteur tombait sur sa gorge ; mais, cette fois, les joues de la jeune femme restèrent blanches.

— Il n’empêche que j’ai… j’ai senti quelque chose. Quand j’étais là-bas. Une présence…

— Bien sûr. Il y a des tas de patients, des infirmiers, des docteurs…

— Non, c’est pas ça. C’était comme si quelqu’un ou quelque chose m’observait.

Sceptique, Leroy recula, appuya son dos sur le dossier de la chaise. Jules était-il dans son état normal ? Quelques secondes plus tôt, il affirmait croire que « le roi » était quelqu’un de la clinique. Il faisait peut-être de la fièvre, la blessure sous la gaze qui entourait son torse était peut-être inflammée.

— Tu veux que j’appelle les infirmiers ? fut tout ce qu’elle trouva à dire.

Il croisa les bras, la mine boudeuse, et retomba sur ses oreillers.

— Non, reprit-il plus calmement. J’avais pas les idées claires vers la fin. C’est un endroit bizarre, cette clinique.

— Comme beaucoup de cliniques, j’imagine.

Il acquiesça.

— Bref, soit « le roi » désigne quelque chose d’irréel, mais qui a tout de même une influence sur l’attitude d’un, voire de plusieurs enfants… soit il se cache vraiment quelqu’un derrière ce nom, proposa Leroy.

Ils demeurèrent silencieux un instant. Leroy se rendit compte que la chambre était chaude, malgré les stores baissés et une aération qui hurlait au plafond.

— Une idée ? lança-t-il au bout d’un temps.

— C’est trop tôt, murmura-t-elle. Je ne les connais pas assez. Et toi… je voulais te demander… pourquoi ces cinq enfants ? J’ai lu les dossiers et tes notes plusieurs fois, il y a des choses que tu expliques, mais ça…

Elle haussa les épaules pour signifier son incompréhension. Il ne répondit pas tout de suite, et le sifflement dans sa respiration parut gagner en puissance.

— Parle à Ravel Montout, l’infirmier. M’a mis sur la piste. Élias et ces gosses, très liés. Pour quelque chose.

— C’est peut-être même l’un d’eux qui a donné la drogue à Élias, réfléchit Leroy.

— Possible.

— Et pour que la drogue entre dans la clinique, il a fallu tromper la vigilance des employés…

— … ou soudoyer quelqu’un.

Leroy revoyait Annabel assise à la fenêtre et la cigarette qui brûlait dans le noir. Aucun doute, des substance généralement non autorisées circulaient à la clinique. Cela dit, elle se rendait bien compte qu’il y avait une énorme différence entre un peu de tabac et de la méthamphétamine.


Texte publié par Jamreo, 15 janvier 2020 à 10h47
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