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tome 1, Chapitre 3 « III » tome 1, Chapitre 3

Donnie remontait le couloir du deuxième étage. Il avait redressé le bord de son chapeau de cow-boy et actionné un pistolet imaginaire vers un infirmier qui passait par là. Pouces rangés dans les poches de son jean, il s’engagea dans l’escalier. En tant que prince des escaliers, il se mettait pile au milieu et n’hésitait pas à faire des écarts, au gré de ses envies. Le personnel et les autres patients étaient habitués et ne se laissaient que rarement surprendre. En général, on le voyait venir de loin : Donnie avait des cheveux roux sombre, d’une couleur frappante qui rappelait le cuivre des vieux ustensiles de cuisine, un visage tanné moucheté de taches de rousseur, des yeux gris pétillants de malice. On ne le confondait avec personne et il était fier de ces particularités.

Donnie arriva d’un pas sautillant au réfectoire, attrapa un plateau et le précipita sur les glissières en métal. Ses doigts dansaient au-dessus des œufs brouillés et de la compote de pêches. C’était son petit-déjeuner habituel ; jamais il n’avait mangé autre chose. Jamais, hormis son premier matin à la clinique. Il s’était laissé déstabiliser par la nouveauté et n’avait pas osé réclamer la compote de pêches, plat rajouté spécialement pour lui. Son oncle payait bien assez cher comme ça. La moindre des choses était d’avoir de la compote de pêches à disposition.

Faussement indécis, Donnie parcourut les rangs des yeux. Beaucoup de têtes baissées, des nuques offertes au plafond. Un bel éventail de nuques, d’ailleurs : de la plus osseuse et rachitique à la plus rembourrée, de la plus blanche à la plus colorée. Le jeune garçon avisa Louis dans un coin ; Louis ! C’était rare de le voir à cette heure. Une infirmière était plantée non loin, un journal ouvert à la page des sports. Elle lançait de fréquents coups d’œil à son patient qui avait les mains bandées et de gros cernes sous les yeux. Sa crise avait dû être violente.

Donnie s’approcha, tout sourire.

— Salut. Je peux m’asseoir ?

Louis sursauta et les couverts lui glissèrent du bandage. Ces foutus couverts en plastique. L’infirmière fit claquer son journal, signe qu’elle surveillait la scène.

— Euh, oui, marmonna Louis.

Donnie s’installa et entreprit de mélanger ses œufs brouillés à la compote de pêches, consciencieusement, avant d’en prendre une bouchée.

— Toujours aussi bon, jugea-t-il. Tu manges pas ?

Le bol de céréales de Louis était intact. Ses yeux noirs étaient hagards, voilés. Donnie entreprit de vider sa coupelle en faisant le plus de bruits de bouche possible. Il sentait le regard de Ravel rivé sur l’arrière de sa tête, comme tous les matins. Il pivota à demi et afficha un sourire innocent, puis reprit sa dégustation. Nerveux, Louis ramena ses mains sur ses genoux et se mit à convulsivement gratter ses bandages.

— Qu’est-ce que tu as ? chuchota Donnie.

— C’est à cause d’elle, souffla-t-il.

— Elle ?

— Leroy.

Donnie fronça les sourcils. Ravel s’était approché de leur table et faisait mine de ne pas les écouter, piétinant sans but et se frappant les mains.

— T’en fais pas, finit par dire Donnie à son voisin. Tout ira bien.

Louis ne paraissait pas convaincu. À la vérité, Donnie ne l’était pas non plus, mais un agréable sentiment de sécurité continuait de l’habiter envers et contre tout. Il termina sa collation, leva une main devant l’autre garçon et ne la baissa pas avant que ce dernier l’ait tapée sans conviction ; puis il ramena son plateau à la desserte et s’en fut en sifflotant.

Leroy mangeait son sandwich dans sa voiture. Elle balaya les miettes de pain tombées sur le dossier ouvert au creux de ses genoux. Elle connaissait ces lignes par cœur, aurait été capable de reproduire jusqu’à la moindre bavure d’encre échappée des touches de la machine à écrire de Jules.

Élias Cordier était un garçon compliqué à l’histoire compliquée. Hanté par la dépression et la panique, sujet à la psychose vers la fin de sa vie, il avait laissé transparaître son mal-être accru dans les séances de thérapie qu’il suivait à la clinique. Jules avait pris d’abondantes notes après interrogation du psychiatre qui suivait l’enfant. Une vie d’angoisse, distordue par la maladie. Presque quatorze ans au moment de la mort. Un visage creusé dont l’expression bancale traversait les lézardes de poussière sur sa photo. Et ces pupilles, brillantes de non-dits, d’un silence qui pesait désormais de tout son poids sur une vie étouffée dans la drogue et le sang. On avait retrouvé le corps d’Élias dans les toilettes du premier étage, l’intérieur des bras lardé de blessures superficielles fraîchement infligées et les lèvres mousseuses de bave. Une autre photo à l’intérieur du dossier dévoilait la violence de la scène, capturée en noir et blanc, la tête baignant dans une mare bulleuse et des fleurs sombres étalées sous les poignets. L’analyse toxicologique avait révélé la présence de méthamphétamine dans son estomac. Mort par arrêt du cœur, provoqué par overdose, avait-on conclu.

Les marques bleuies sur ses bras et ses jambes, elles, avaient susurré assez tôt qu’Élias avait été violenté par un, voire plusieurs individus.

Il y avait aussi des morsures, à divers stades de guérison, sur tout son corps.

Élias était frêle. En feuilletant les dossiers de ses suspects principaux, Leroy se dit que n’importe lequel d’entre eux aurait pu avoir le dessus sur lui. À plus forte raison s‘ils s’y étaient mis à plusieurs.

Il ne fallait pas non plus oublier le reste de la clinique. Depuis le directeur en passant par les infirmiers et les médecins. Mais quelque chose, le fait que Jules ait lourdement annoté et feuilleté les pages qui les concernaient, poussait Leroy sur la piste de ces cinq enfants, chacun affublé de ses propres démons aux noms effrayants et tabous. Il y avait notamment ce frère et cette sœur irlandais, battus par leurs deux parents, qui présentaient le même syndrome post-traumatique et le même trouble de la personnalité. L’oncle d’Annabel et Donnie Lynch avait récupéré leur garde et avait fait le choix de les interner, avec le consentement du médecin qui avait commencé de les suivre. Cela faisait trois mois qu’ils étaient à la clinique ; un séjour plutôt long mais dans la moyenne. À la Clinique du Laurier-noble, on ne mettait pas les patients dehors dès les premières améliorations pour les remplacer fissa par de nouvelles âmes en peine ; au contraire, chaque enfant était traité telle la poule aux œufs d’or et gardé tant que possible entre les murs de l’établissement. Après lecture des remarques brèves de Jules sur l’oncle Lynch, Leroy s’imagina qu’il préférait les savoir placés là-bas, plutôt que d’avoir à s’en occuper. Il n’avait probablement pas pour projet de les faire sortir.

Leroy rangea la liasse de feuilles dans son sac et termina son sandwich. Elle jeta un œil par le rétroviseur pour vérifier qu’aucune miette fugitive ne s’accrochait à son visage et se décida à sortir de la voiture.

La maison des Cordier, famille d’industriels connus dans la région, avait des airs de château imaginaire. Le portail en fer forgé paraissait sorti d’un autre âge. La demeure perchée sur une colline vous surplombait avec une superbe dédaigneuse, encadrée de piliers d’inspiration pseudo-antique. Autour, le parc était entretenu de manière à laisser croire que la nature était libre de se développer comme bon lui semblait. Seuls quelques détails témoignaient du travail humain effectué sur gazon et arbustes, en un stupéfiant mélange de jardin à la française et de paysagisme anglais. Leroy tendit le doigt vers la sonnette, mais le portail s’ouvrit dans un grincement avant qu’elle ait fait quoi que ce soit. Elle s’engagea prudemment sur le sentier qui reliait le portail à l’entrée du château.

Au fil de sa marche, qui lui sembla durer une éternité, elle découvrait d’autres facettes de ces terres étrangement travaillées : des bosquets en rangs serrés, débordant de fleurs et de tourbillons de pétales emportés par des souffles de vent chaud ; un étang à la surface troublée par des grenouilles et des canards aux plumes dorées ; des rangées de chênes encore jeunes, qui déployaient et faisaient se rejoindre leurs ramures, en un toit de végétation qui dégageait une lueur verte irréelle. Le jardin bourdonnait de guêpes et de papillons. Leroy vit passer un petit chien style caniche frisotté, qui lui aboya sévèrement dessus puis s’en fut vers les chênes. Serrant la bandoulière de son sac, elle leva un poing recourbé et toqua trois fois à la porte.

Elle attendit. Les oiseaux pépiaient dans les arbres et en secouaient les branches ; le mouvement faisait tanguer la lumière verte et la mélangeait aux taches de soleil sur l’herbe.

Enfin, la porte s’ouvrit. Les yeux de Leroy ne rencontrèrent que l’ombre d’un hall d’entrée. Plus loin se découpait une silhouette chargée de ce qui ressemblait à une lourde machine. Leroy baissa le menton et tomba sur un visage pâle veiné de bleu.

— Bonjour. Est-ce que ta mère est là ?

Le père était mort l’année dernière. Leroy s’en était souvenue juste à temps pour ne pas commettre d’impair.

L’adolescent ne dit rien. Son regard avait une qualité étrange, perdue, voilée. Il ressemblait à Élias. Elle se préparait à répéter la question quand il se détourna et s’enfonça dans la maison.

— Suivez-moi, entendit-elle.

Elle entra et dépassa la femme de ménage et son aspirateur, concentrée sur ce dos et ces cheveux qui menaçaient de disparaître à tout moment. Ils tournèrent à droite et l’enfant passa la tête par l’ouverture d’une porte. Il y eut des murmures, un raclement de chaise, puis il s’écarta. Une femme fit irruption devant Leroy, auréolée de la lueur tempérée derrière elle.

— C’est pour quoi ?

— Je suis l’inspectrice Leroy, de la police criminelle. C’est moi qui enquête sur la mort de votre fils, Élias.

— Et votre collègue, où est-il ?

— Il est à l’hôpital, madame. Quelqu’un, probablement le meurtrier de votre fils ou un complice, l’a agressé.

Maintenant que les yeux de l’inspectrice s’étaient ajustés à la drôle de luminosité, le manque d’émotion se lisait sur le visage de son interlocutrice comme dans un livre ouvert. La mort de son rejeton ne semblait pas l’avoir affectée tant que ça, à moins qu’elle ne cache sa douleur avec talent. On invita la policière à entrer dans le salon. L’enfant la suivit sans faire de bruit. Un coup de vent ébranla la fenêtre et, en se retirant, repoussa les volets. Le jour entra dans la pièce et ce fut comme si une couche de poussière sinistre s’évaporait d’un coup. Mme Cordier et son fils prirent place sur un sofa Louis XV, chacun à une extrémité. Ils fixaient Leroy de concert, l’un avec douceur, l’autre avec animosité.

— Vous êtes sûre qu’il peut rester avec nous ? s’inquiéta Leroy. Ce que je vais dire sera peut-être un peu choquant et...

— Vous l’avez trouvé, alors ? coupa Mme Cordier.

Leroy prit sur elle pour ne pas s’énerver.

— Le coupable ? Pas encore, Mme Cordier. Je viens d’arriver sur l’affaire.

— Alors qu’est-ce que vous fichez ici ?

La policière afficha un sourire poli.

— Vous êtes la famille du défunt. Il est normal que je vienne vous poser quelques questions.

— Votre collègue a déjà fait tout ça.

— Je sais, mais il est essentiel que je vous rencontre et vous pose ces questions moi-même. Pour mieux comprendre, ajouta-t-elle. Bon… pour commencer, de quoi exactement souffrait Élias ?

À la mention des troubles de son frère, le garçon se tortilla sur le canapé, mal à l’aise. Sa mère ne lui jeta pas un regard.

— Élias était un grand sensible. Vous ne comprendriez pas.

Une drôle de tension transparaissait maintenant dans la voix de Mme Cordier, et ses prunelles s’étaient allumées d’une étincelle fière. À croire qu’elle avait chéri les fragilités psychologiques de son fils plutôt que son fils lui-même.

— Essayez tout de même, la poussa Leroy.

— Vous voulez le diagnostic, c’est ça ? dit-elle sur un ton moqueur. Il était dépressif. Dépressif chronique, on nous a dit.

— Et comment gériez-vous cela, à la maison ? Avant son admission à la clinique.

— Ça ne vous regarde certainement pas.

Leroy fit mine de gribouiller sur son calepin. Le ronronnement de l’aspirateur s’alluma quelque part dans la maison. Juste le temps de feindre la distraction et de réfléchir au prochain angle d’attaque.

— Mon collègue semble avoir noté qu’il était lié à ces cinq patients, à la clinique. Leur nom vous dit-il quelque chose ? Élias vous a-t-il parlé d’eux ?

Elle énuméra le nom des cinq suspects. La mère Cordier pinça les lèvres et secoua lentement la tête.

— Je n’en sais rien. On ne se parlait pas beaucoup sur la fin.

Donc, elle n’allait plus le voir, ou plus régulièrement.

— Pourquoi cela ?

L’enfant avait chopé un élastique et l’entortillait entre ses doigts, selon un schéma complexe. Leroy s’abîma dans sa contemplation malgré elle, et sursauta quand Mme Cordier répondit :

— Il avait changé.

Le frère acquiesça.

Leroy pressait son pouce contre le coin de son calepin. Le cuir durci lui rentrait dans la pulpe et faisait courir une douleur désagréable dans sa chair. Elle se retint d’attraper son sac à dos et d’en sortir le dossier d’Élias. Il avait essayé de cacher ses nouveaux symptômes, du mieux qu’il pouvait, par des blancs inconfortables et des yeux baissés durant les entretiens avec le psychiatre, des plaques rouges aux joues, de la sueur, des pleurs aux moments les moins explicables. On avait pensé qu’Élias, avec l’avancement de l’adolescence, développait un trouble en comorbidité avec la dépression. Son sommeil était mauvais, tout comme sa capacité de concentration. Il se mordait, traçait des lignes bosselées dans le papier peint de sa chambre avec ses ongles, allant même jusqu’au sang, qui avait laissé des traînées sombres sur la couleur blanche. Il parlait quand personne n’était près de lui, et quand quelqu’un lui tenait compagnie, il parlait seul.

De l’avis du médecin légiste, tout cela était dû à la méthamphétamine qu’il ingérait depuis probablement plusieurs mois. La substance lui avait déréglé le cerveau et le métabolisme. C’était peut-être ce qu’entendait sa mère par il avait changé ; peut-être que ces désordres psychologiques-là ne méritaient pas son attention ni sa fierté si bien qu’une dépression, passée par le filtre édulcorant et romantique à travers lequel on toisait quelques maladies mentales soigneusement choisies : celles qui s’adaptaient le mieux au cinéma et dans les livres, celles qui faisaient vendre.

— Et toi, qu’en penses-tu ? demanda l’inspectrice en se tournant vers le fils.

Agacée, la mère attrapa une boîte en métal sur un guéridon et en sortit une cigarette qu’elle plaça entre ses lèvres. Le garçon cessa d’entortiller ses mains.

— C’était très difficile, murmura-t-il. Personne ne comprenait.

Il retourna à son élastique. Quand Leroy fit mine de revenir à sa mère, il ajouta rapidement :

— Il se prenait pour un animal.

— Un animal ?

Mais elle ne pourrait plus rien en tirer : il s’était mis à chantonner pour lui faire comprendre qu’il n’écoutait plus. Elle nota un commentaire dans la marge et revint à la matriarche.

— Mon collègue vous a mise au courant, je crois, du fait qu’Élias avait consommé de la drogue…

— N’importe quoi, asséna-t-elle. Mon enfant n’était pas un drogué, inspectrice.

— Mais les rapports…

— Au diable les rapports et vos insinuations.

— Mme Cordier, vous m’avez mal comprise. Je pense justement qu’Élias a été influencé, voire contraint par un de ses camarades.

La femme tira sur la cigarette et bloqua sa respiration, sans doute pour laisser les volutes de fumée bien imprégner ses bronches. Enfin, elle relâcha le tout.

— Trop tard, inspectrice. Je n’ai plus tellement envie de vous parler.

— Mais...

— Sortez. Sortez de chez moi.

Leroy leva les mains en signe de paix et ramassa ses affaires avant de sortir de la pièce. Silencieux comme une ombre, le frère d’Élias l’avait suivie et la raccompagnait jusqu’à la porte. Quand elle voulut le remercier, ses grands yeux noirs à l’intensité remarquable lui nouèrent la gorge.

— Tu m’a dis que ton frère se prenait pour un animal, dit-elle à la place, quand elle eut retrouvé sa voix. Tu sais lequel ?

— Un… gros truc, réfléchit-il, avant de hausser les épaules.

Un gros truc.

— D’accord. Eh bien, au revoir.

— Attends, inspectrice. J’ai quelque chose d’important à te dire.

— Quoi ?

— Surtout, ne suis pas la parole du roi.


Texte publié par Jamreo, 15 janvier 2020 à 10h42
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