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tome 1, Chapitre 16 « Chaînes et liberté » tome 1, Chapitre 16

L’angoisse permanente qui planait sur notre avenir unit tout en une mélasse de souvenirs indistincts. Mère et moi vivions chaque jour dans l’attente du verdict du destin, pendant que Salix s’appliquait à me faire oublier, nuit après nuit, ce spectre qui planait sur nous. Je ne pouvais me détacher de l’idée que, tôt ou tard, Saulaie ne nous appartiendrait plus. Pourtant, les mois passant, force nous fût de constater que les usines rescapées de Père n’avaient guère besoin de lui pour continuer à tourner, puisque l’argent affluait toujours. Avec certes moins d’entrain qu’autrefois d’après Mère, mais il suffisait de s’attarder sur le voisinage pour constater que ceci s’appliquait à tous. Et comme après l’annonce des premières attaques, cette vie étrange reprit son cours, imperturbable malgré la disparition de Père. En vérité, il avait été si absent toute ma vie durant que j’en vins à oublier qu’il n’était plus. Dans le fond, cela ne changeait strictement rien à mon quotidien. Jusqu’au jour où la guerre prit fin.

Un peu moins d’un an après le décès de Père, près de deux après ses premiers échos dans notre campagne, le conflit cessa officiellement dans une célébration soulagée. Le bilan était tel que j’avais du mal à saisir si nous étions parmi les vainqueurs ou les vaincus, mais le principal était que la menace de mort qui planait sur nous était enfin envolée. Elle fut toutefois remplacée par une autre, plus sournoise. La paix établie, le pays entier pouvait reprendre sa routine coutumière et ses rouages manquants appelaient à être remplacés. Père n’était plus et les notaires comme ses associés paraissaient s’en rendre compte seulement alors, à moins qu’ils ne se sentissent tout à coup incapables de poursuivre sans lui. Ainsi fûmes-nous convoqués en ville, ou tout du moins dans sa banlieue où siégeaient ces gens qui détenaient le fin mot de notre avenir. Mère était plutôt sereine. Si ce n’était la crainte de découvrir ce que la guerre avait épargné de l’empire paternel, elle se savait en sécurité : son fils hériterait de tout et jamais il ne l’abandonnerait à son sort sans le moindre sou. Si elle avait parfaitement raison sur le second point, je ne partageais pas son assurance quant au premier. Père avait assuré qu’il me jetterait un jour à la porte, sa volonté de me déshériter était évidente. Toute la question était de savoir s’il avait eu le temps de le faire, ou s’il avait repoussé les formalités administratives à plus tard, persuadé d’avoir toute la vie devant lui.

Les stigmates des affrontements étaient de plus en plus flagrants à mesure que la voiture de Père nous rapprochait de notre destination. Et encore ne circulions-nous que dans les quartiers résidentiels, bien moins touchés que les zones industrielles d’après le chauffeur. La bouche sèche et le cœur battant, je prenais la pleine mesure de ce à quoi nous avions échappé à Saulaie. Je n’avais pas été si loin de la réalité en imaginant que tout pouvait s’arrêter d’un jour à l’autre... Je fus tiré de mes réflexions par l’arrêt du véhicule devant un hôtel particulier. Manifestement, nous étions arrivés.

Il est amusant de constater que je conserve bien plus de souvenirs du trajet que du rendez-vous en lui-même. Je me souviens surtout de mes mains moites que j’essuyais discrètement avant chaque poignée de mains, et de tous ces costumes sombres qui nous présentaient leurs condoléances en me donnant du monsieur Nielsen à tout va. Il y avait erreur sur la personne : Père était monsieur Nielsen, je n’étais que le rejeton dont il avait tant honte. Je me souviens également du silence religieux à la lecture du testament paternel. En réalité, Père n’avait pris aucune mesure particulière et la voix monocorde s’appliquait plutôt à lister l’ensemble de ces biens. Et plus que tout, je me souviens de cette chape glacée qui s’était abattue sur moi lorsque j’avais compris. Père n’avait pris aucune disposition, tout me revenait. Notre hôtel particulier, les usines, quelques terres dont j’avais ignoré jusque là l’existence, et, surtout, Saulaie. Le domaine était mien, jamais personne ne pourrait plus m’en chasser ! Malheureusement, il n’y avait là qu’une joie bien amère : Saulaie était à moi, mais pour le conserver en l’état et pouvoir y vivre, il me faudrait m’assurer du bon fonctionnement de l’empire de Père, mon empire. Ce boulet enchaîné d’office à ma cheville me contraindrait à demeurer en ville, loin de Salix. Cette seule constatation me plongea dans un effarement bien plus grand que l’annonce du décès de Père.

Je garde vaguement en mémoire la somme astronomique de papiers à signer et les inquiétudes de toutes ces personnes qui étaient présentes non pas dans l’espoir d’hériter de quoi que ce fût, mais dans celui d’assurer leur avenir auprès du nouveau monsieur Nielsen. Je ne savais que faire d’autre que leur assurer que tout demeurerait comme sous la direction de Père. En réalité, je n’avais pas la moindre idée de l’étendue des décisions que je pouvais prendre ni de l’impact qu’elles auraient sur tous ces gens. Et, surtout, je ne voulais pas d’une telle responsabilité. Je n’avais jamais envié la vie de Père, je n’avais jamais imaginé endosser son rôle, me glisser dans son costume. Alors lorsque, de retour dans la voiture, le chauffeur de Père, mon chauffeur, me demanda où nous conduire, je lui répondis en bégayant que je voulais rentrer à Saulaie. En avais-je le droit ? N’attendait-on pas de moi que je demeurasse en ville, que je fisse le tour des usines ou de ce qu’il en restait ? Le sourire bienveillant de Mère me rassura cependant quelque peu.

Le silence régnait depuis un bon moment dans l’habitacle quand la sagesse maternelle le brisa.

- Vous n’avez pas à vous comporter comme votre père si vous n’en avez pas envie, Anselme. Tous les hommes d’affaire ne sont pas aussi acharnés que lui, nombre d’entre eux se reposent sur leurs associés et leur personnel. Faites comme bon vous semble, vous êtes libre désormais et c’est vous qui donnez les ordres.

Et ce fut ce que je fis, grâce à Mère. Dans les jours qui suivirent, je convoquai, avec l’aide de mon chauffeur qui en savait bien plus long sur Père que moi, toutes les fréquentations paternelles qui avaient quelque intérêt dans nos affaires et leur confiai les commandes, avec l’assurance d’un intéressement conséquent s’ils géraient mon empire avec le même soin que s’il avait été leur. Puis j’offris à Mère de jouir de notre hôtel ainsi que des services du chauffeur à sa guise. Je savais à quel point la ville lui manquait et j’étais bien assez vieux pour vivre seul dans ma propre demeure. Ceci réglé, j’avais enfin tout ce à quoi j’avais toujours aspiré : maître sous mon propre toit, je pouvais vivre comme bon me semblait mon amour pour Salix.


Texte publié par Serenya, 13 janvier 2020 à 09h10
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