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tome 1, Chapitre 14 « La bête tapie dans l'ombre » tome 1, Chapitre 14

Maintenant que j’y repense, ces quelques mois à ne vivre que cette passion insatiable si longtemps retenue sont certainement les meilleurs moments de mon existence. En dehors des rares invitations dont je faisais l’objet, mon quotidien était tout dédié à l’art et à la plus inspirante des muses. J’admire l’insouciance dont nous faisions preuve alors : tout dévoués l’un à l’autre, notre monde se limitait à ce bosquet, ses conversations sans fin, ses soupirs nocturnes. Le monde, le vrai, se cantonnait à une vague chimère vaporeuse qui délimitait notre univers. Tapie dans l’ombre, observant, prête à nous fondre dessus à la moindre inadvertance. Et comme toujours, le jour où la bête de la réalité nous sauta à la gorge, elle prit le visage de Père.

Je ne l’avais plus revu depuis ce jour où il m’avait jeté à l’arrière de sa voiture, déception trop lourde à assumer qu’il préférait cacher au loin, dans ce domaine dont il avait manifestement choisi d’oublier l’existence. Ce retour soudain aurait sans doute dut m’inquiéter, cependant je n’étais plus l’enfant terrifié qu’il avait façonné. Fort de cet amour enflammé que je portais en armure, comme tous les jeunes gens de cet âge se drapent de leurs insouciantes convictions face à la vie, je me voyais déjà lui tenir tête, annonçant sur un air de défi qu’il n’avait pu nous séparer, Salix et moi, et ne le pourrait désormais plus. Puisque nous nous étions unis, puisque nous le faisions encore et encore chaque nuit, et que l’amour qui nous unissait avait été plus fort que tout, les lois de notre société ne faisaient-elles pas de nous des êtres voués aux épousailles pour effacer la honte et le péché ? Quel idiot je faisais. À faire tourner mon monde autour de Père, de ses décisions, de ses menaces, de ses visites, je n’avais pas réalisé que pour lui je n’étais rien d’autre qu’un indésirable qu’il s’était hâté oublier. Père débarquait à nouveau dans nos vies, oui, mais ce qu’il charriait dans son sillage n’avait rien de commun avec nos querelles d’antan.

Le spectacle qu’il offrit tandis que nous l’accueillions dans le grand hall, Mère et moi, fit taire tous mes beaux projets de déclarations enflammées. L’homme terriblement droit et sévère avait laissé la place à un être de toute évidence épuisé. Pour autant, il n’en paraissait que plus menaçant encore. Nous dûmes toutefois attendre la fin du dîner et la question de Mère quant à la durée de son séjour au domaine pour en apprendre plus sur cette ombre qui planait sur lui et sur Saulaie depuis son irruption. Le rictus méprisant qui précéda la réponse de Père raviva en un instant toutes mes envies de rébellion.

- Je ne reste pas.

Le ton sans appel présageait de ce qui allait suivre et mes poings se crispèrent sur mes genoux avant même que je ne le réalisasse. Père prit le temps d’essuyer ses lèvres déjà exemptes de toute trace de repas et consulta sa montre avant de daigner fournir plus d’explications.

- Bien heureux les ignorants reclus dans leur campagne... Cela vous a de toute évidence échappé, mais nous sommes en guerre. Et il ne sera pas dit que mon nom protège un couard. Anselme dirigera la filière automobile pour moi. Et s’il s’en montre incapable, ma foi, ils lui trouveront bien une utilité sur le front...

Glacé, je demeurai figé sur ce rappel soudain de ces angoisses qui m’avaient poussé à tout tenter pour retrouver Salix. Nous étions ensemble, nous étions heureux, nous étions en paix, et Père voulait m’arracher à mon paradis pour me jeter dans la solitude froide et désespérée de la guerre. Le monde s’écroulait et l’étincelle de l’indignation, que ce constat avivait en moi, éclata à ma gauche.

- Il n’en est pas question !

La virulence de Mère, de même que son vif redressement, nous surpris tout autant Père et moi. Il n’émut toutefois pas plus l’homme de glace.

- Ces affaires ne vous concernent pas, ma chère.

- Et je n’y prendrai pas part non plus, Père. Je n’ai aucunement l’intention de faire la guerre, de quelque manière que ce soit.

Le rictus et les gestes de Père se firent tout à coup bien plus secs, agacés, quand il se leva pour contourner la table.

- Cessez de faire l’enfant, Anselme. Vos devoirs envers votre nom comme votre patrie vont bien au-delà de vous cacher dans un vieux domaine à l’abandon. Vous êtes mon fils et agirez comme tel, de la manière dont je vous l’ordonnerai.

- Vous ne l’emmènerez pas.

Jamais je n’avais vu Mère tenir ainsi tête à Père. Pourtant, dressée entre son époux et moi, elle paraissait décidée à ne rien céder, ses poings crispés sur l’étoffe de sa robe alors que sa voix s’élevait crescendo.

- Regardez dans quel état il m’est revenu la dernière fois. Et à aucune occasion vous ne vous êtes inquiété de sa convalescence ! Vous nous avez enterrés ici, libre de faire Dieu seul sait quoi dans ces soirées avec vos amis. C’est moi qui me rongeais les sangs chaque fois que notre enfant frôlait la mort, moi qui prenais sur moi pour qu’il puisse s’amuser comme tous les enfants de son âge, moi qui culpabilisais quand une fois encore les médecins préconisaient de se préparer au pire ! Il est mon fils bien plus que le vôtre et s’il ne veut pas vous suivre, vous ne l’y contraindrez pas !

Mère devait bien moins connaître Père que moi puisqu’elle n’esquissa pas le moindre mouvement à la lueur glaciale dans son regard, tandis que je m’interposai entre eux sans y réfléchir.

- Je ne vous suivrai pas, Père. J’aime Saulaie, c’est ici que je vivrai.

L’expression paternelle plus dure encore me figea sur mon erreur.

- Je veux dire... J’aime vivre à Saulaie, c’est ici que j’ai grandi et le domaine gagnerait à être dirigé depuis ses murs. Je peux vous être utile ici.

- Cessez donc de me prendre pour un imbécile.

Le ton me convainquit de ne pas aller plus loin, aussi demeurais-je muet pendant que Père me toisait avec un mélange de suspicion et de dégoût qui coula sur Mère.

- Et vous, comment pouvez-vous vous prétendre sa mère en cautionnant pareille dépravation ? Quand comprendrez-vous que je m’évertue à en faire un homme digne de ce nom ?

J’interrompis Mère d’un geste alors que son inspiration vive me faisait craindre une réplique de trop. Père nous observa en silence encore un moment, nous défiant presque de lui donner une raison d’aller plus loin. Finalement, il tourna les talons dans un « soit » sec et repartit à pas déterminés vers le hall.

Je lâchai un soupir dès qu’il fut sorti et la main qui se posa sur mon bras trahit toute la tension que Mère avait accumulée. Père s’en allait, nous lui avions tenu tête, nous l’avions chassé, et si je doutais que cela fut de bon augure pour l’avenir, je savourai tout de même cette petite victoire. Jusqu’à ce que, le soulagement envolé, je réalisasse que je n’avais point entendu la voiture de Père repartir ou même la grande porte d’entrée claquer sur son passage. Un doute soudain s’immisça en moi et je rejoignis le perron pour m’assurer de ce qu’il en était. Le véhicule attendait toujours, mais nulle trace de son propriétaire. Mon mauvais pressentiment se mua en certitude alors que je m’élançais dans les marches, me précipitant dans mes appartements. Comme je le craignais, j’y trouvai Père, le contenu de mes tiroirs jeté à ses pieds, mes carnets et feuillets étalés sous ses yeux. Le dégoût profond qui habitait les traits paternels me figea un instant, puis j’avisai les croquis crépitant dans le feu de mon âtre et me jetai à leur secours avec un cri indigné.

- Ne m’écouterez-vous donc jamais ?

Il avait raison sur ce point : trop occupé à extraire des flammes ce qui pouvait l’être, je n’avais que faire de ses discours.

- Vous ne me laissez donc pas le choix...

Ses mots n’atteignirent ma conscience qu’avec les échos mourant de ses pas dans l’escalier. Lorsque je compris ce que cela signifiait, je dévalai les marches, le souffle coupé, le cœur sur le point d’exploser. Jamais je ne permettrais qu’il fît le moindre mal à Salix. Jamais !

Je rattrapai Père au bas du perron et le poussai avec tant de vigueur que nous percutâmes tous deux son véhicule. J’empoignai alors son col et me figeai soudain, surpris par ma propre violence, incapable de mettre des mots sur mes pensées. Père ne cilla pas une seconde et son sourire narquois reparut aussitôt.

- Pauvre imbécile. Poursuivez ainsi et vous pourrez dire adieu à votre héritage.

Je lâchai l’homme sans m’éloigner pour autant, bien plus par respect envers moi-même que par quelconque peur.

- Faites donc, si cela vous chante. Je n’ai que faire de votre héritage, Père.

- Nous en reparlerons quand vous serez chassé de Saulaie...

Mon choc dut s’afficher sans la moindre retenue sur mon visage car son responsable s’en amusa.

- Vous êtes chez moi, Anselme. Rien ici ne vous appartient et rien ne vous est dû. Je pourrais vous jeter à la porte sur l’instant, mais vous ne méritez pas cette miséricorde. Précipitez-vous dans ses bras, courrez à cette perte contre laquelle je vous mets en garde depuis votre tendre enfance. Lorsque vous comprendrez, lorsque vous reviendrez à moi en me suppliant de vous pardonner votre égarement, là je vous renierai.

Et sur cette obscure prophétie, Père s’engouffra dans sa voiture et quitta le domaine pour ne plus jamais y revenir.


Texte publié par Serenya, 6 janvier 2020 à 09h44
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