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Auguste était anxieux en ce dimanche matin. Sa nuit loin d’être reposante s’affichait sur ses traits burinés. Ses retournements intempestifs dans son lit lui avaient valu les foudres de sa femme. Il avait dû se résoudre à rejoindre le canapé du salon, déjà occupé en grande partie par Édouard, le chien de la maison. Un irish wolfhound aux poils poivre et sel aussi rêches qu’une éponge à récurer. Autant dire qu’avec ces quatre-vingt-quatorze centimètres au garrot, la place qu’il lui avait généreusement laissé ne permettait pas d’y poser plus d’une fesse. À son approche, Édouard avait suivi son avancée avec un tel regard, qu’il n’avait pas osé le pousser.

Il l’avait acheté pour faire plaisir à son épouse qui en réclamait un, corps et âme, depuis des lustres. Ne s’intéressant pas au monde canin, il ne s’attendait pas à se retrouver avec un poney dans la maison. Bien sûr qu’il s’était interrogé sur la longueur de ses pattes alors qu’il n’était encore qu’un chiot, sans toutefois s’en inquiéter outre mesure. Si seulement, il s’était renseigné un minimum sur cette race, il aurait pu s’opposer à son acquisition.

Comment pouvait-elle ne pas comprendre son agitation ? Sa vie future allait basculer dans un sens ou un autre dans quelques heures. Tout son travail acharné, son investissement en temps et en argent n’avaient peut-être servi à rien.

Ancien militaire, il en avait gardé la rigueur et la maniaquerie. Le jour de sa retraite à l’âge de quarante-trois ans, après vingt-cinq années de bons et loyaux services, il avait réfléchi sur son devenir professionnel. Étant plus homme de terrain que sédentaire, il était hors de question de se retrouver dans un bureau à trifouiller à longueur de temps de la paperasse.

Il avait épluché toutes les brochures à sa disposition pour une reconversion sans grande motivation. C’est alors qu’il tomba sur une fiche expliquant les tenants et les aboutissants du métier de sommelier. Rien que le nom claquait.

Il avait un penchant plus prononcé pour une bière bien fraiche, accompagnée d’une bonne pizza devant un match de foot entres amis, que pour un vin d’exception facturé au prix fort. Devait-on vraiment apprécier ce breuvage pour en faire son métier ? C’était aux clients de la payer et de la boire, rien ne l’obligeait à en être amateur.

Sa facilité déconcertante à enregistrer des tonnes d’informations lui avait permis de décrocher son diplôme haut la main. Sauf que la pratique ne s’avéra pas aussi simple. Les événements s’étaient déroulés il y a cinq ans, mais le souvenir n’en était pas moins présent.

Il avait dégoté un emploi chez un caviste renommé de la région. C’est engoncé dans son costume cravate qu’il attendait le potentiel client à conseiller. Plus habitué au baggy de l’armée, l’impression d’être dans une tenue de plongée le faisait se tortillait dans tous les sens, telle une femme enceinte à la vessie pleine.

Un manquement d’air malgré la fraicheur des lieux le faisait déjà transpirer à grosses gouttes ; ce qui n’était pas très bon pour les affaires. Il s’essuyait le front le plus discrètement possible avec un mouchoir qu’il avait cachait dans une de ses poches.

Sous pression, tout se mélangeait dans sa mémoire, un vide sidéral avait remplacé toutes les leçons apprissent par cœur. Soit tout lui reviendrait naturellement devant l’acheteur, soit il allait devoir improviser.

Son patron lui passa devant avec un air réprobateur.

— Pourriez-vous aller dans les toilettes vous rafraichir, Auguste ? La journée commence à peine et vous êtes déjà négligé ! Faites-moi le plaisir de réajuster votre nœud de cravate, il penche disgracieusement autour de votre cou !

L’armée lui avait au moins enseigné la maîtrise de soi en toutes circonstances. Il s’éclipsa, pas mécontent de se détendre. Il n’avait pas encore franchi le pas de la porte qu’il déboutonnait sa veste, secouant avec vigueur les deux pans pour aérer le tissu de sa chemise blanche au niveau de ses aisselles imprégnées de sueur.

Installé devant le lavabo, il s’examinait dans le miroir. Ses joues en feu lui donnaient des airs d’alcoolique en fin de vie. Avant d’ouvrir le robinet pour s’asperger d’eau fraiche, il dégrafa son pantalon qu’il trouvait trop étroit au niveau du ventre. Celui-ci manquant de s’échapper, l’obligeant à écarter les jambes pour le maintenir en place.

Tout à sa joie de se rafraîchir, il ne prêta pas attention à ses vêtements qui furent inondés. Il était à présent encore bien moins apprêté qu’avant son arrivée dans l’enceinte des petits coins. Il tenta d’utiliser le sèche-mains pour éponger le maximum d’eau en se contorsionnant dans tous les sens. N’étant pas très souple, il était à la limite du lumbago quand son patron tambourina sur la cloison pour lui faire comprendre qu’il devait accélérer le mouvement.

Heureusement qu’il avait gardé sa coupe de cheveux militaire, au moins une partie de son physique semblait en accord avec les standards de la profession. Son employeur s’empourpra en le voyant revenir encore plus débraillé. Il était à deux doigts de lui passer une soufflante quand un homme dans la soixantaine au port de tête haut fit son entrée. Sa sacoche en cuir estampillée de la marque d’un grand couturier donnait une certaine indication sur son milieu social.

Auguste déglutit avec difficulté en s’apercevant qu’il venait droit sur lui. Il n’était pas prêt… pas du tout…Avait-il vraiment été un soldat ? Son passé s’était volatilisé en une minute, il n’en restait plus rien : ni assurance, ni courage, ni sang-froid… Il était à deux doigts de fuir comme un sauvage.

Le client se planta devant lui en prenant bien soin de l’examiner de la tête aux pieds en grimaçant.

— J’espère que vos vins et spiritueux ne sont pas à votre image, finit-il par dire avec arrogance.

— Pardonnez mon employé pour sa présentation un brin décalée, s’empressa de répondre le responsable de l’établissement, sentant l’odeur de l’argent émaner du client. C’est son premier jour, il n’a pas encore bien assimilé les codes élémentaires de la profession. Je peux toutefois vous assurer qu’il sera de bon conseil ! N’est-ce pas, Auguste ? L’interpella-t-il tout en le foudroyant du regard.

— Euh ! Oui… Bien évidemment, sans qu’il croie un traître mot de ce qu’il venait de rétorquer.

— Bien ! J’ai un important diner ce soir dans mon domaine avec de riches investisseurs. J’aurais besoin de vos conseils pour sublimer, de la meilleure façon qu’il soit, les mets divins qui vont leur être servis.

Auguste tenta de se calmer au plus vite, prenant une grande inspiration et essuyant à la hâte son front de nouveau humide.

— Pourrais-je connaître le détail de votre menu pour m’aiguiller dans mes recherches? finit-il par demander.

— Bien entendu ! Nous commencerons par des huîtres fines de claire, du caviar russe, puis nous enchainerons avec des filets de rouget saisis, de la tapenade et du caviar d’aubergines en ravioles, de la canette de Challans, des panais, de la betterave acidulée de coing. Ensuite, nous aurons un assortiment de fromages et pour terminer un soufflé au chocolat et topinambour. Je pense ne rien avoir oublié.

Son air supérieur, son intonation de voix pour énumérer tous ces noms de plats plus longs les uns que les autres pour au final ne manger que trois crottes dans l’assiette faisait monter la moutarde au nez d’Édouard. Si son travail consistait à ne servir que des gens riches qui prenaient un malin plaisir à vous rabaisser, il préférait se retrouver au chômage.

Il jubilait d’avance du tour qu’il allait lui jouer.

— Voyons ce que je peux vous proposer d’exceptionnel… adoptant en un instant une assurance hors pair.

Il arpentait les allées à l’affut de la moindre merveille, soulevant quelques bouteilles pour en examiner l’étiquette. Claquant sa langue sur son palet pour faire croire qu’il cherchait réellement, alors qu’il avait déjà établi la liste précise de ses suggestions.

Son manège dura bien une vingtaine de minutes. L’homme d’affaires semblait faiblir sur ses jambes frêles à attendre comme une statue. Édouard s’en approcha enfin d’un pas lent, restant silencieux un instant devant son comptoir.

Allez mon petit Auguste ! Sors-lui le grand jeu.

— Après mûres réflexions, j’ai trouvé des vins à la hauteur de vos exigences…

— Je suis tout ouïe.

— Pour l’entrée, je vous propose un blanc de blancs qui s’accordera à merveille avec l’iode de l’huître et avec le caviar, évitant ainsi trop de mélanges. Concernant les filets de rouget, un Cabernet Sauvignon. Pour la canette, un domaine Leroy Richebourg grand cru, côte de Nuits. Pour le dessert, un Petrus, Pomerol.

Il se retenait de s’éclaffer devant tant d’âneries. Le diner du client allait être un fiasco à moins que les convives ne comprenant rien aux accords subtils des vins ne s’émerveillent que du prix exorbitant des bouteilles.

— Vous m’étonnez… un rouge avec du poisson !

— Il faut savoir sortir de sa zone de confort pour épater la galerie. Faites-moi confiance, votre réception fera la première page de Marie Claire, je peux vous l’assurer !

— C’est vous le spécialiste, enfin il parait !

Auguste ignora cette dernière remarque, se contentant de préparer la marchandise. Le sourire lui revint quand il annonça l’addition astronomique à ce prétentieux plein aux as.

Son patron dénia s’adoucir le pensant finalement l’employé modèle qui le rendra riche.

Son euphorie fut de courte durée. Dès le lendemain matin à l’ouverture, l’homme d’affaires vint se plaindre du désastre de son repas qui lui avait coûté une signature de contrat d’une importance vitale. Auguste se fit renvoyer avec perte et fracas. Il en était à la fois peiné et soulagé. Il trouverait bien une solution pour rebondir, de toute façon ce travail ne lui correspondait en rien. Le vin n’était pas un problème, la clientèle en poserait certainement plus.

***

Sa femme le réprimanda d’avoir perdu son emploi. Comment allaient-ils payer les factures dans ces conditions ? Ils ne pourraient pas vivre éternellement sur leurs économies.

Il en était conscient et se mit en quête d’une autre option au plus vite. Une étincelle de lueur lui vint dans la nuit alors qu’il peinait à trouver le sommeil.

Je vais planter des vignes, avoir mon propre vignoble. Au moins ma formation m’aura appris les rudiments des cépages. Le travail de la terre ne me fait pas peur.

C’est tout émoustillé qu’il en fît part à sa conjointe au petit déjeuner. Celle-ci, au lieu de l’encourager, lui hurla que son projet était voué à l’échec. Que le seul toit qui leur resterait sur la tête serait celui de leur voiture, s’ils arrivaient à la sauver.

C’est à grand coup d’explications, de supplications, de potentiel bénéfice qu’il obtint gain de cause. Elle avait tendance à crier plus vite que son ombre, mais avait aussi la sagesse de revoir son jugement.

Ils s’aimaient plus que tout au monde. Comme tous les couples, ils connaissaient des hauts et des bas, sans pour autant parvenir à faire vaciller leur attachement. Elle finit par lui donner son accord, si telle était son envie.

Il obtint un lopin de terre à un prix raisonnable aux enchères agricoles. Il choisit, après moult renseignements, des pieds de vigne qui promettaient un raisin de haute qualité. Des heures et des heures de dur labeur lui furent nécessaires pour les positionner à la perfection. Il était inconcevable qu’ils ne soient pas alignés à l’identique.

Son épouse s’était bien moquée en le voyant utiliser une règle d’enseignant de géométrie au lieu de se servir d’un mètre ruban.

— Penses-tu vraiment que ton raisin sera supérieur juste pour une question de symétrie ?

— Je souhaite que tout soit parfait. Je n’envisage pas seul instant que l’on me reproche le désordre dans mes rangs. J’aspire à être le meilleur, pas un simple copieur.

— As-tu oublié que tu ne fais plus partie de l’armée ? Cette vie est derrière toi.

— On n’en sort vraiment jamais. Au fond de toi, tout ce qu’on t’a inculqué pendant toutes ces années reste à jamais gravé.

Elle savait qu’il ne servait à rien de lui faire changer d’avis, alors elle se contenta de l’embrasser tendrement. Après tout, ce n’était pas un drame ; il se tuait inutilement à la tâche.

***

Le champ avait été acheté, ainsi que les pieds de vigne. Tout se déroulait à merveille, le temps faisait son œuvre et ses raisins étaient splendides. Bien fournies, les branches penchaient sous le poids des fruits. La récolte allait s’avérer grandiose, au-delà de ses espérances.

Au départ, il avait songé à embaucher des saisonniers pour les vendanges. Il s’était ravisé en se promenant au salon de l’agriculture à Paris. Un brin naïf, il avait eu le malheur de contempler un peu trop longtemps une machine rutilante, au top de la technologie. D’après le vendeur, elle offrait une option bien moins risquée que des travailleurs bon marché.

En moins d’une journée, elle ramasserait la totalité de la production. Il ne fallait pas oublier qu’un orage de grêle au mauvais moment pouvait le ruiner en quelques heures.

Il avait succombé à la tentation, même si ses finances n’avaient pas besoin d’un crédit supplémentaire. Il était persuadé de sa réussite, la dette serait remboursée avant son terme.

***

C’était le grand jour, les vendanges tant attendues. Il s’installa aux commandes de la vendangeuse. Il allait devoir apprivoiser la bête. Il avait conduit des chars d’assaut, ça ne pouvait pas être pire. Le commercial lui avait certifié qu’elle était programmée pour faire le travail pratiquement toute seule.

Le siège était moelleux sous son postérieur, aussi confortable que s’il était au volant d’une Jaguar. Il appuya sur le bouton principal et tous les voyants du tableau de bord s’éclairèrent, telle une guirlande de Noël. Une voix féminine un tantinet suave se diffusait d’un haut-parleur bien dissimulé.

— Bonjour Auguste. Prêt à admirer mon travail !

Un brin désarçonné, il hésitait à lui répliquer.

— Oui, répondit-il honteux de dialoguer avec une machine.

— Bien ! Allons-y !

Il ne soupçonnait pas à ce moment-là que les ingénieurs en charge de sa conception l’avaient, pour son plus grand malheur, doté de la faculté de prendre des décisions. Le bruit du moteur était imperceptible, son avancée sans à-coups ; du pur bonheur.

La tâche était réalisée avec précision et douceur. Les grappes étaient retirées avec autant de délicatesse qu’une main gantée de velours. Il était heureux de son achat compulsif.

— Mon travail te donne satisfaction, l’interrogea la voix.

— Oh ! que oui, s’enthousiasma-t-il.

— J’ai dans l’idée qu’une petite musique relaxante te plairait !

Une mélodie classique retentit dans l’habitacle. Il n’en était pas fan, cependant il l’écouta avec attention. Ces mois passés à labourer et planter la terre lui avaient laissé des douleurs dans toutes les articulations. Un peu de répit était le bienvenu. Son esprit divaguait, imaginant le voyage qu’il offrirait à sa femme pour la remercier de son soutien sans faille.

Sa tête s’affaissait, portée par la douceur des notes, quand il fit un bond sur son siège. Une sirène s’était mise à hurler, lui cassant les tympans. Tous les voyants étaient au rouge, un message d’erreur s’affichait sur l’écran de contrôle.

Il resta un instant tétanisé devant toutes les informations qui lui dictaient qu’une catastrophe était sur le point d’arriver.

— À mon tour de diriger les opérations, bande d’humains sans cervelle, cria la voix féminine.

Au même instant, des embardées l’envoyaient valdinguer dans tous les recoins de l’habitable, l’assommant à moitié.

Ses grappes de raisins étaient propulsées telles des assiettes de ball-trap. Le bouton d’urgence ne fonctionnait pas, il avait beau taper dessus de toutes ses forces plus rien ne répondait. En désespoir de cause, il voulut ouvrir la portière pour échapper à un accident ; elle était verrouillée.

Des larmes débordèrent de ses yeux exorbités, le laissant impuissant…


Texte publié par Nelka, 25 septembre 2019 à 14h37
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