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Ignemshir, Tome 1 : L'Étincelle Mourante
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tome 1, Chapitre 73 « Siegfried » tome 1, Chapitre 73

Après s’être douché, ils se dispersèrent progressivement. La finale était programmée le lendemain contre, bien entendu, Rose d’Or. Jeff, Jin et Joaquin restèrent avec Keiji et Evan. Yun Mei, Kara et Solène, l’amalia de Jeff, une jolie fille aux cheveux sombre aux reflets auburn, au teint mat et au nez saupoudré de tâche de rousseur, les rejoignirent. Elles couvrirent leurs amalias de chaleureux compliments.

Keiji ne manqua pas d’exprimer son dépit de n’être accueilli par personne sous le regard hilare d’Evan qui trouvait son expression dégoûté désopilante. Au même moment, Charlaine les rejoignit. Elle leur assura qu’elle les avait encouragés mais que ses cris s’étaient tristement perdus dans le brouhaha de la foule sans les atteindre. Elle leur montra fièrement sa pancarte holographique affichant « Evan ! Kei ! Allez ! Kiona Paine ! Allez ! Kiona Paine ! » qu’elle avait agitée avec fougue et passion durant tout le match. Elle avait les bras et la paume des mains, endoloris.

— Euh, attends, Pourquoi je suis en deuxième position ? avait demandé Keiji presque malgré lui, redoublant les ricanements d’Evan plier de rire qui avait encore en tête l’image de Charlaine qui agitait la pancarte avec zèle en enrageant que sa voix ne porte pas plus loin.

Elle les félicita chaudement pour leurs victoires, puis elle déposa un gros bisou volontairement baveux sur leur joue en leur disant que c’était leur récompense pour avoir si bien jouer.

— Comme ça tu ne seras pas jaloux des autres Kei, avait-elle rajouté avec un sourire lutin.

Jin, Jeff, Joaquin étaient plier en deux, leur amalia se tenaient les côtes, les joues empourprés. Ils s’empressèrent tous les deux d’essuyer leur joue mouillée avec une moue dégoûtée, en lui disant presque d’une seule voix, alors qu’elle aussi se bidonnait allègrement, tapant du pied sur le sol, que de simples félicitations suffisaient. Ce fut dans cette atmosphère légère qu’ils s’éloignèrent des vestiaires et entrèrent dans les entrailles de l’immense édifice à la gloire du garoway avant de prendre la sortie privée. C’était afin d’éviter la foule et les supporters qui les auraient harcelés pour recevoir un autographe. C’était la partie qu’Evan détestait le plus et il était profondément reconnaissant pour cette sortie discrète qui menait directement au parking.

— Vous voulez qu’on mange quelque part ensemble ? Demanda Jeff en sortant une sucette de la poche intérieure de sa veste de velours croisée.

Il en avait toujours une qui traînait dans ses poches.

— C’est une bonne idée, confirma Joaquin. Je connais un super resto dans le quartier du Coq. J’y ai emmené Yun Mei, il y a deux jours.

— On connaît tous des supers resto, Quino, rétorqua Jeff, hilare.

— Mais je suis sûr que tu ne connais pas celui-là, répliqua l’autre. Tu n’es jamais allé plus loin que le 4ème arrondissement, Jeff.

— Faisons ça, dit simplement Jin avec un léger hochement de tête.

— Eh bien, on te suit, Quino, s’exclama Keiji en s’éloignant avec Charlaine et Evan vers sa voiture.

Alors que la jeune fille toute guillerette, s’en allait vers la sienne, le R-Tatoo d’Evan sonna dans sa poche. Il le prit, alors que la portière pivotait déjà vers le haut.

— Excellent match Evan, lui fit une voix claire et enjoué.

Evan sourit.

— Ella, tu y étais ?

— Je n’aurais manqué cela pour rien au monde. Alors comme promis, je t’invite. On dira que c’est ta récompense.

Il leva les yeux vers la route, et il vit Ella dans son petit aérocar bleu foncé YellowBubble tout en rondeur qui attendait près du trottoir, à la sortie du parking.

Keiji lui dit lorsqu’il le regarda :

— Vas-y, je préviendrais les autres. Charlaine sera un peu boudeuse, mais elle survivra.

— OK, à plus tard.

Le jeune Endo hocha la tête avec un sourire goguenard et monta. En passant derrière l’aérocar de Charlaine. Il toqua sur la carrosserie. Elle sortit la tête de sa coccinelle. D’abords, elle ne comprit pas puis en voyant Ella, elle esquissa un sourire taquin avant de lui tirer la langue et de disparaître dans l’habitacle de son véhicule.

La portière pivota vers le haut et il prit place à côté de la jeune fille qui arborait des lunettes de soleil, qui associé à sa petite veste en cuir noire, lui donnait un genre.

— Es-tu prêt à vivre une aventure hors du commun, Evan ? Lui demanda-t-elle alors qu’un sourire s’étirait et qu’elle écartait ses mèches flamboyantes.

— Toujours, répondit-il alors que la portière se refermait.

L’aérocar s’engagea alors sur la route et s’éloigna du stade désormais silencieux en glissant avec fluidité dans l’air, comme une pirogue glissant sur le lit d’une rivière.

Ella l’emmena dans le 9ème mais à l’extrémité opposé du quartier où ils habitaient. Il n’avait pas vraiment l’habitude de venir dans le quartier Rouge. De toutes les manières, en dehors de l’entraînement, de ses pérégrinations dans les Ruines, des visites à Mickey et des quelques sorties en compagnies de ses amis, Evan restait chez lui à peindre ou à développer ses photos. Elle gara sa voiture au-dessus d’une place de parking amovible. Elle récupéra un ticket dans un automate et sa voiture fut avalée par les entrailles de la cité.

Une plaque de goudron identique referma la cavité se mêlant au reste de la route sans trahir l’existence d’un parking souterrain. Ils enfilèrent plusieurs ruelles en ébullition bordées de restaurants et de bars dont les terrasses animées étaient noires de monde. Des chauffages semi-sphériques aux quatre coins des terrasses contrôlaient la température permettant de rendre l’atmosphère agréable malgré le vent glacial qui soufflait.

Le ciel brillait d’un magnifique bleu azur et le soleil égayait Paris-la-Nouvelle de sa bonne humeur. La chevelure rousse d’Ella irradiait. Evan marchait à ses côtés, l’écoutant raconter les péripéties qui lui étaient arrivées au cours de la semaine. Elle allait à l’École d’Art de Paris-la-Nouvelle depuis janvier et semblait beaucoup s’y plaire. La peinture était ce qui les avait rapprochés. Ella pouvait parler de peintures et de grands maîtres des heures durant sans se lasser et Evan l’écouter également sans voir le temps passer. C’était pourquoi, même s’il ne se voyait pas très souvent, les rares fois qu’ils passaient du temps ensemble étaient toujours des moments de qualité qui parvenait à faire oublier à Evan qu’il était un ignemshir. Il en venait à se sentir comme un jeune homme lambda éprit de l’art sous ses diverses formes. Ella lui promit d’ailleurs de l’inviter à une exposition de plusieurs élèves de son école. Elle était passé chez Alphonse et n’avait pas tarit d’éloge au sujet de ses photographies. Elle en avait même acheté une. Elle s’immobilisa devant un établissement annonçant sur sa devanture : « La belle Honnissa ». Evan se figea et eut brusquement la gorge très sèche.

Ella leva ses yeux bleus vers lui et prise de surprise par son expression maussade, elle haussa des sourcils alarmés en lui demandant précipitamment, posant une main sur son épaule :

— Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai dit quelque chose ?

Il lui arrivait si souvent de parler à tort et à travers de tout ce qu’il lui passait par la tête qu’il pouvait arriver qu’elle dise des choses qui pouvaient blesser ou contrarier ses interlocuteurs sans qu’elle ne s’en rende compte.

— Honnissa, dit-il pensivement. Les Chroniques des Héritiers de Kalahan… ça faisait un moment que je n’en avais pas entendu parler.

Elle soupira de soulagement et passa une main dans ses cheveux avant de dire avec un léger sourire :

— Tu es vraiment versé dans les antiques contes du Sagolem, Evan. Peu de gens connaissent les Chroniques des héritiers de Kalahan.

Un léger sourire étira les lèvres charnues joliment dessiné d’Evan qui répondit :

— Mais toi, tu les connais alors que tu n’appartiens à aucun des Trois-Ordres.

— Je les ai découvert il y a peu et j’adore ! C’est grâce à Siegfried. Je vais te le présenter. Allez ! viens.

Ils entrèrent dans le restaurant « La belle Honnissa » et furent plongés dans une atmosphère conviviale et chaleureuse. L’air embaumait des effluves délicieusement fruités. De l’orange avec du thym par ici, du citron avec de la rose et du miel par là. Tout le mobilier arborait des formes plus excentriques les unes que les autres. L’une des tables avait un pied en forme de tulipe, l’autre, un plateau imitant à la perfection les renflements et la légèreté des nuages. Sur les murs d’immenses peintures mouvantes des quatre coins du monde donnaient l’impression d’avoir quitté Paris-la-Nouvelle.

Des lampadaires sphériques tournoyaient paresseusement au plafond imitant la course des planètes autour du système solaire mais le nombre de planètes et de soleils était si important qu’il semblait que le propriétaire avait voulu représenter une galaxie. Le ballet des astres était hypnotisant. Evan se dit que venir y manger en soirée devait être une expérience unique.

Ils prirent place à une table en forme de tête de lion à dent de sabre. En s’asseyant, Evan hésita à poser ses coudes sur la table car les crocs du lion était d’un réalisme si saisissant qu’il avait l’impression que ce dernier allait refermer sa gueule d’une seconde à l’autre. Quelque fut le point de vue, il avait l’impression que la tête était en volume bien qu’il s’agissait d’un plateau dont la platitude ne pouvait être démentie. Il se rendit compte au bout d’un moment qu’Ella le regardait avec ses yeux bleus rieurs. Il ne savait pas combien de temps il s’était abîmé à la contemplation des agréments de l’extravagant restaurant.

— Alors ? Demanda-t-elle. Qu’en penses-tu ?

— C’est… Commença Evan en fixant d’un œil distrait les globes tourbillonnants. C’est… Inattendu. Un véritable voyage je dirais. Je suis déjà impressionné. J’ai hâte de découvrir la suite.

— Et tu ne seras pas déçu, répondit-elle badine avant de héler l’un des serveurs vêtus d’une tenue très élégante.

Le veston en velours noir à bouton d’argent gravé d’un écusson qu’il ne reconnut pas se mariait à la perfection avec les mocassins à boucle argentée. Le serveur déposa devant eux deux menus réalisés à la peinture mouvante. Le nom des plats faisait références à des contes ou à des légendes tirées du Mirkh’anduri. A croire que le fameux Siegfried éprouvait une fascination pour ces récits. L’ensemble des viandes était garanti issus d’élevage en plein air et le prix confirmait ou justifiait cette note. Evan choisit le rôti de Jushen en réprimant un sourire. Il se demandait si un olen allait en jaillir pour lui demander de faire un vœu. Chose qu’Evan éviterait de faire, bien entendu. Ella prit une tourte du Roi-Pion.

Ils discutaient depuis une vingtaine de minutes quand un homme se rapprocha de leur table. Il attira son attention malgré les va et vient incessants des serveurs à cause de sa démarche souple et féline. Celle d’un prédateur au milieu d’un troupeau d’herbivores apathiques.

Celle d’un ignemshir.

C’était un grand homme qui devait au moins faire dix centimètres de plus que lui, la peau hâlée par le soleil, le milieu de trentaine, les cheveux châtains et courts uni à une barbe de trois jours aux contours impeccables. Il avait des yeux sombres et de légères pattes d’oie sur le coin des paupières. Il était charismatique et élégant dans son trois-pièce marron et arborait une cravate en damier noir et blanc retenu par une broche dorée gravée d’un signe partiellement caché par la veste fermée.

Evan chercha malgré l’absence de veste shirag, un neshir qu’il ne vit nulle part. L’homme avait une montre à gousset dans la poche de son gilet et dont l’extrémité de la chaîne dorée entourait le bouton le plus bas. En posant son regard sur Ella, un sourire fleurit sur ses lèvres et il lui prit la main avant de déposer un baiser sur son dos en disant alors que la jeune fille devenait rouge comme une pivoine :

— T’avoir à nouveau dans mon établissement est un privilège, Ella.

Il se tourna ensuite vers Evan le jaugea du regard suffisamment longtemps pour que n’importe qui d’autre que lui détourne le regard, mais Evan continua de planter son regard dans les sombres yeux de son interlocuteur qui abritaient en leur sein une clairvoyance sinistre. Un personnage intrigant conclut Evan tandis que le grand homme sembla également arrêter un avis à son égard et il lui dit en lui tendant la main :

— Siegfried Greenwell, je suis le propriétaire des lieux.

Evan fixa un moment sa main tendu, hésitant sans qu’il sache pourquoi à la serrer, ce qui visiblement amusa Siegfried qui garda d’ailleurs sa main tendue, ne s’offusquant pas de sa réticence. Il la serra finalement en répondant :

— Evan Kupenda.

Le sourire de Siegfried, qui visiblement souriait beaucoup, s’accentua.

— Ravi de faire ta connaissance Evan.

— Alors que penses-tu de mon établissement ? Est-il à ton goût ?

— Je dirais qu’il est surprenant. Agréablement surprenant.

Siegfried sembla satisfait de sa réponse et dit en regardant Ella qui avait toujours un sourire un rien béat sur le visage.

— Je suis ravi que tu nous présentes enfin, Ella m’a beaucoup parlé de toi.

La jeune fille parut gênée qu’il le mentionnât et regarda timidement Evan.

— Vraiment ? fit-il surpris.

— Il paraît que tu peins. Comme tu le vois ici, j’ai un goût très prononcé pour l’art. Peinture classique ou mouvante ?

— Mouvante, répondit-il mais il m’arrive de peindre avec de la classique.

— Tu as raison, la beauté figée conserve toujours un charme profond, morceau de temps cristallisé, comme un diamant poli et taillé avec habileté...

— Je suis d’accords. Parce qu’après tout qu’est-ce que la peinture si ce n’est l’action d’arracher à la réalité une image de la vérité afin de la préserver des ravages du temps. Capturer l’évanescence afin de lui accorder une pérennité.

Siegfried eut un sourire magnétique en branlant du chef avec approbation. Les serveurs arrivèrent avec leurs commandes.

— Eh bien, je vous souhaite un bon repas.

Il allait s’éloigner mais fit brusquement demi-tour en disant :

— J’aimerai vous montrer quelque chose avant que vous ne partiez. Joël, tu les conduiras à mon cabinet.

Joël, un jeune homme brun, à l’allure svelte et au sourire discret, hocha la tête avant de s’en aller. Siegfried se détourna et s’éloigna vers l’arrière du restaurant et disparut derrière une des portes de services. Evan avait encore eu ce même sentiment. La démarche de Siegfried, la félinité dont elle était emprunt ne faisait pas de doute sur ce qu’il était mais pourquoi ne portait-il pas son neshir. Il n’avait aucune obligation mais en général, un ignemshir ne s’en séparait jamais. Certes, il arrivait que des eretsins dégage cette aura de prédateur, le père de Keiji, Orlando mais ce n’était jamais suffisamment criant pour l’intriguer autant.

Ils se régalèrent donc l’un et l’autre des mets qu’ils avaient commandés. Evan dut reconnaître à Ella d’avoir réellement su l’emmener dans un endroit remarquable. Ils parlèrent pendant tout le repas. Elle lui expliqua comment elle avait trouvé le restaurant par hasard en se baladant avec des amis de l’École d’Art. L’affabilité et la galanterie de Siegfried en plus de la beauté de son restaurant et des délicieux plats qu’on y servait, l’avaient directement conquise.

Elle s’était immédiatement dit qu’elle devrait l’y emmener. Mais comme il était souvent pris par son entraînement, elle n’avait pas pu. Une semaine plus tôt, elle était venue toute seule et Siegfried lui avait proposé de lui tenir compagnie. Ils avaient donc beaucoup parlé. Ella lui raconta que Siegfried avait été un salomen mais qu’il avait toujours nourri le désir d’ouvrir un restaurant. Au bout d’un certain temps, il avait choisi de quitter l’ordre et de réaliser son rêve. A cause de cela, il s’était mis à dos ses proches. Les Chroniques des Héritiers de Kalahan étaient le récit qu’ils préféraient dans toutes la nébuleuse des contes et légendes d’Ishar. C’était pour cette raison qu’il avait ainsi nommé son restaurant. Elle avait fini par lui parler d’Evan car, elle leur trouvait une ressemblance. L’un et l’autre aimait l’art. Comme Siegfried qui n’avait pas eu le choix lorsqu’il était entré dans le Sagolem à cause de sa famille, Evan avait été forcé d’entrée dans le Noguem même si contrairement à Siegfried, il ne pourrait jamais en sortir.

Après un délicieux thé à la rose d’Oulan-Bator pour Ella et aux chardons d’Alamans pour Evan, Joël vint les chercher et les conduisit vers l’entrée de service. Ils traversèrent une série de couloirs éclairés par trois lignes de LED violettes au plafond. Les murs étaient peints de créatures dont il ignorait si elles existaient réellement ou bien si elles étaient sorties de l’imaginaire délirant et tourmenté de l’artiste. Après un couloir en pente descendante, il les laissa devant deux grands battants de BoisFer gravés d’un symbole soloménique qui semblait être le mélange de plusieurs autres. Trois plus précisément. Les Cendres, le Vide et la Lumière. Un boîtier tactile brillait dans la semi-pénombre du côté gauche des portes. Les deux battants coulissèrent révélant une pièce faiblement éclairée. Ella jeta un coup d’œil mal assuré à Evan qui la gratifia d’un sourire encourageant et ils entrèrent.

Le cabinet était loin d’avoir les petites dimensions qu’on lui aurait soupçonnées. Le plafond était haut, au moins cinq mètres, le sol en parquet ciré, luisant d’une propreté impeccable et les murs carrelés de marbre blanc veiné d’or. Un chevalet en bois gravé de motif soloménique soutenait une grande toile de dos. Plusieurs toiles vierges étaient posées contre le mur, d’autres à moitié terminés ou achevés, s’alignaient invariablement sur le mur de gauche qui en était pratiquement couvert. Celui de droite n’en possédait que sept. Ils avaient la dimension d’un homme debout et doté de cadre massif, doré et ciselé. Le mur du fond n’en arborait qu’un seul, d’une grande dimension mais moindre que les sept du mur de gauche.

Siegfried jaillit de derrière la toile et le chevalet en s’exclamant d’une voix joyeuse et dynamique :

— J’espère que vos papilles ont goûté à un morceau de paradis !

Ella, tout sourire, répondit :

— C’était délicieux comme toujours.

— Et toi Evan ? Demanda-t-il en se rapprochant.

— Un vrai régal.

Il s’arrêta à deux pas, le jaugea de nouveau du regard tandis qu’un sourire continuait de flotter sur ses lèvres. Il semblait voir des choses amusantes partout où il posait les yeux. Il lui donnait aussi l’impression d’avoir deux ou trois coups d’avance sur n’importe qui même s’il ignorait à quel jeu de plateau à taille humaine il jouait. Il lui faisait vaguement penser à Keiji.

— Vous m’en voyez ravi, tous les deux.

Il se tourna d’un geste gracieux vers le mur de droite et s’assit brusquement en tailleur sur le sol. Les deux invités regardèrent leur hôte, indécis et ce dernier d’un signe pressant de la main les invita à l’imiter. Ella s’exécuta et Evan, après une légère hésitation, fit de même.

Siegfried resta silencieux le regard songeur fixant les sept tableaux qui s’alignaient. Evan se rendit compte qu’il y avait une huitième toile mais elle était vierge.

Les sept toiles mouvantes figuraient des hommes et des femmes dans un paysage invariablement en ruine. Et sans savoir pourquoi, Evan avait le sentiment qu’ils étaient les responsables de la destruction qui les environnait. Une chose était certaine. Ils étaient tous des ignemshirs. Il supposa d’abords qu’il s’agissait des Sept Précurseurs mais il n’en était rien. Peut-être le premier tableau. Oui, le premier représentait Edward Lukeni dans une des légendaires et indestructibles armures shirag des Seigneurs Joviens, la série Rakeshin Zero, constitué de plaque de BoisFer séraphique sculptée de plumes de carbone recouverte d’une couche d’alliage ultra léger de titane fabriqué par les mythiques Forgerons d’Okavango. Elle luisait d’un sombre éclat rouge et argent. Edward Lukeni avait une expression grave presque triste sur son visage avenant et altier. Il avait le regard profond, des cheveux noirs coupés courts sur les côtés et coiffé en dreadlocks épaisse sur le haut du crâne, le teint olivâtre et la peau sombre. Une moustache soignée fusionnant avec un collier de barbe noire. Il se tenait de face et semblait regarder quelque chose sur la droite. Oui, c’était bien Edward Maisha Lukeni. L’Empereur des Immortels. Il avait l’air d’avoir peut-être le début de quarantaine, mais il avait probablement plus de cent ans. C’était sûrement à la fin des Dernières Batailles. Après la défaite d’Orion Eldar, le Pourfendeur du Ciel. Celui qui avait initié la trahison des Lunes Félonnes par l’Al’ik Sarhul Tanakim al’Renuka. Le ciel d’un étrange pourpre qui défilait en arrière-plan semblait corroborer sa déduction. Les Douleurs du Ciel, le phénomène qui, après la fin de la guerre, avait teinté les cieux du monde entier d’une lugubre lueur écarlate sept jours durant.

L’homme qui était peint dans le quatrième tableau l’intrigua. Il se tenait fièrement au centre d’un charnier. Il devait y avoir une multitude de mort autour de lui, des ignemshirs mais certains bougeaient encore mais faiblement. Evan reconnut des tenus de différentes Plumes du Noguem. L’homme avait le teint blafard, les yeux bridés qui luisait d’une lueur cruelle. Un sourire sinistre étirait ses lèvres étroites et ses pommettes saillantes ajoutaient à la dureté de son visage. Il émanait de lui un magnétisme inquiétant. Au loin derrière lui, on ne voyait qu’un enchaînement infini de bâtiment détruits desquelles montaient des volutes de fumée, comme si le monde entier n’était plus que décombre et ce, de son seul fait.

Étrangement, il commença à deviner qui était cet homme. Il avait quelque chose de familier. Quelque chose qu’il avait également ressentit en voyant Edward Lukeni mais comme il voyait son visage tous les jours, il ne s’en était pas formalisé mais maintenant, il se rendait compte de c’était tout autre chose. Pourquoi une telle familiarité ? Était-ce parce qu’ils lui faisaient penser à des gens qu’il connaissait ? Non c’était autre chose.

Il se rendit alors compte que Siegfried l’analysait de ses prunelles sombres animé de son inquiétante perspicacité. Evan se sentit brusquement mal à l’aise et demanda en désignant le quatrième tableau :

— Qui est-ce ?

— Le Destructeur de Mondes, dit-il sans le quitter du regard en rajoutant : mais tu l’avais déjà deviné, n’est-ce pas ?

Il croisa le regard d’Ella qui était étrangement calme alors qu’on évoquait un homme dont les ravages et la sauvagerie étaient connus de tous. Visiblement elle accordait une grande confiance à Siegfried.

— Oui, répondit-il. Et pourquoi se trouve-t-il juste à côté de d’Edward Lukeni ? Ils n’ont rien en commun.

— Ils ont plus de choses en commun que tu ne te doutes, Evan.

— Et les autres tableaux, demanda-t-il en se levant et marchant jusqu’au dernier. Qui représentent-t-il ?

Le dernier représentait une jeune fille à la peau bistrée, peut-être de son âge, assise sur un trône noir comme la nuit. D’une rare beauté, elle était vêtue d’une délicate robe en soie noire et dans sa magnifique crinière noire, volumineuse et très frisée relâchant des éclats brillants dans la pénombre du grand hall où se dressait le trône onyx, une tiare rouge qui semblait faite de rubis, chatoyait doucement. Les ombres du hall variaient suivant l’évolution de la lune dont les rayons traversaient des grandes fenêtres invisibles laissant des flaques lunaires mouvantes sur les colonnes. Le visage était constamment nimbé de cette lumière laiteuse. Mais plusieurs grandes fenêtres en arc dans le fond du hall révélaient l’extérieur du palais. Des flammes et des ruines. Evan se rendit compte que Siegfried se tenait juste à côté de lui. Il ne l’avait pas entendu approcher.

Effrayant…

— Honnissa, dit-il tout simplement.

— La même que dans les Chroniques ?

— Il n’y en a qu’une seule et elle est unique, fit-il en couvant le tableau d’un regard doux.

Evan regarda de nouveau le tableau avec toujours cette sensation familière. Pourquoi réunir des tableaux de personnages qui n’avaient aucun lien entre eux, dont certain était réel, d’autre fictif ou légendaire ? Il ne trouvait pas le dénominateur commun entre ces tableaux. Siegfried sortit d’un geste élégant sa montre à gousset de la poche de son gilet et regarda l’heure avant de dire en la remettant à sa place :

— J’ai un rendez-vous important, je vais donc devoir écourter notre petite entrevue.

— Merci en tout cas, c’était vraiment intéressant, remercia Ella. Ces tableaux sont d’une finesse et d’un doigté incroyable. Qui en sont les auteurs ?

— Plusieurs artistes au cours du temps remontant jusqu’à la Guerre de l’Éclipse, appartenant tous aux Gardiens du Hall et aux Gardiens du Temps.

— Et ils vous ont donné ces tableaux ? Demanda Evan, incrédule. Il me semble être d’une valeur inestimable.

— J’ai su me montrer persuasive, répondit l’autre avec un sourire malicieux.

Siegfried s’éloigna en conversant avec Ella. Evan allait leur emboîter le pas quand son regard fut attiré par les cinquième et sixième tableaux. Le coup de pinceau était similaire à celui d’Honnissa.

Le cinquième l’intrigua particulièrement car l’homme qu’il représentait ressemblait étrangement à Siegfried. Il avait les cheveux longs et semblait se tenir au sommet du tour en verre noir qui semblait être le seul édifice encore debout sous le ciel crépusculaire flamboyant au milieu des décombres qui s’étendait à perte de vue. Ses cheveux voltaient paresseusement au vent et son regard sombre était fixé sur lui comme s’il se moquait de la dévastation environnante. L’homme lui ressemblait mais en même temps quelque chose ne semblait pas coller. Il ne savait pas quoi. Peut-être un de ses ancêtres. Voyant qu’ils l’attendaient à l’encadrement de la porte, Evan pressa le pas et les rattrapèrent. Son sourire malin ne le quittait pas. Siegfried les conduisit jusqu’à une sortie qui donnait sur la rue parallèle à celle qu’ils avaient prise en arrivant et leur souhaita une excellente journée.

Evan resta silencieux pendant qu’ils remontaient la rue animée vers la place de parking. Étonnamment, Ella demeura muette elle aussi. Quand ils arrivèrent devant l’automate, la jeune fille glissa le ticket qui fut avalé et quelques secondes plus tard, la plaque de goudron se déroba et la YellowBubble de la jeune fille sortit lentement du sol. Ils montèrent et alors qu’elle allait démarrée, elle lui demanda :

— Tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ?

— Qui ? Demanda-t-il, en sortant de ses réflexions. Siegfried ?

Elle hocha la tête.

— Je ne sais pas quoi penser. C’est un homme étrange.

— C’est vrai, mais c’est quelqu’un de bien. Comme toi.

Evan hocha silencieusement la tête sans grande conviction alors que la voiture s’engageait dans la rue avec prestesse.

Le petit aérocar citadin s’engagea dans la pente menant au parking souterrain de leur immeuble où Ella gara sa voiture dans son garage. Alors qu’ils prenaient les escaliers, la jeune fille lui proposa de venir chez elle un moment, il accepta, n’ayant rien de prévu.

Le salon était propre et rangé. Un grand mur-écran diffusait des images de troupeaux de buffles, un petit vase représentant des chevaux ailés agrémenté d’un bouquet de roses et de tulipes trônait sur une petite table basse transparente. Des coussins multicolores aux couleurs fluctuantes recouvraient le canapé.

Elle partit dans la cuisine américaine et lui demanda s’il voulait boire quelque chose. Evan déclina et prit place dans un fauteuil recouvert d’un plaid bigarré. Elle disparut dans le couloir et revint après s’être délesté de sa veste en cuir et avoir chaussé des chaussons gris-rose en forme de lapin dont les grands yeux innocents clignaient des yeux à chacun de ses pas. Cela arracha un sourire à Evan. Elle ramassa la bouteille de mourch qu’elle avait sorti sur le comptoir et elle s’assit dans le canapé en tailleur, serrant contre elle un gros coussin rouge en forme d’éléphant.

— C’est sympa ta nouvelle déco, fit-il en regardant la décoration éclectique et colorée qui avaient beaucoup changé depuis la semaine dernière.

— Merci, répondit-elle avant de boire plusieurs gorgés de mourch. J’aime bien changer.

Ils restèrent silencieux quelques secondes et elle lui demanda brusquement :

— Pourquoi tu as eu cette réaction bizarre avant d’entrée dans le restaurant de Siegfried ?

— Les Chroniques des Héritiers de Kalahan étaient le récit préféré de ma sœur.

— Toi, c’était le Roi-Pion, c’est ça ?

— C’est ça. Le Roi-Pion. Sue admirait particulièrement Honnissa et s’identifiait à elle. C’est pour cela que ça m’a perturbé. Cela faisait longtemps que je n’y avais plus pensé.

— Honnissa avait un jumeau… Elle était aussi ta jumelle, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Il se nommait… attends, Siegfried m’en avait parlé. Azushin, Wozushin…

Evan baissa les yeux presque sans le vouloir vers son neshir avant de dire :

— Wazushendi, répondit-il doucement. Il s’appelait Wazushendi.


Texte publié par N.K.B, 13 décembre 2019 à 17h20
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