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Ignemshir, Tome 1 : L'Étincelle Mourante
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tome 1, Chapitre 71 « Demi-finale et Mélancolie » tome 1, Chapitre 71

Quand Evan revint à lui, il se rendit compte qu’il était recroquevillé sur le tapis molletonné de son salon. Il ne se souvenait pas s’être endormi sur le sol à moins bien sûr qu’il ne fût tout simplement tombé du canapé. Il se sentait bizarre. Comme s’il avait un trou béant dans la poitrine qui ne pourrait jamais être comblé.

Les souvenirs de la veille mirent un moment avant de remonter à la surface et cela l’acheva. Ce n’était pas un cauchemar mais bien la réalité. Une cruelle et triste réalité. Il referma les yeux essayant de se rendormir pour la fuir même s’il voyait sur le mur-écran qu’il était déjà onze heures passées. Le tournoi allait commencer d’ici peu avec le premier match de quart de finale. La schola Rose d’Or face à la schola Ambre Eulalie Laurent. Ensuite ce serait Kiona Paine contre Mont Doré.

Il n’avait pas envie d’y aller, ni de faire quoi que ce fut. Il ne trouvait pas la force de bouger. Il savait qu’on le détesterait et lui en voudrait pour ne pas y être allé, mais il s’en fichait. Pourquoi se sentait-il aussi découragé alors que cela faisait plus de sept mois qu’il avait mis fin à sa relation avec Tessa ? Pourquoi se sentait-il si malheureux ? Il ne comprenait pas. Peut-être venait-il de prendre conscience de ce qu’il avait perdu. De qui il avait perdu. Sa visite avait réduit en morceaux la barrière qu’il avait réussi à ériger entre elle et lui. Il avait mis tant de précaution à la construire afin de ne pas avoir à souffrir mais elle n’était plus là et il souffrait.

Elle allait acceptée son anneau de bois.

Elle allait acceptée…

Il n’y pouvait rien. Il ne pouvait rien faire désormais. Car elle lui avait donné maintes occasions et il ne les avait pas saisis pour plusieurs raisons et maintenant, pareillement, à cause de ces raisons-là, il ne pouvait rien faire. Il n’avait rien à lui offrir. Rien à part du vent et de la fumée. Les paupières entrouvertes et le regard voilé, Wazushendi chuchota à son esprit. Il fit remonter dans ses pensées un ancien poème qu’il avait lu quelques années plus tôt :

— Il est un feu dans ce monde…

Ce monde, ces mornes ténèbres

Dont la nature volatile mais mortelle

Dont les éclats fuyant, ombres frêles… vils et funèbres

Nous condamnent, pauvres mortel à une fin triste mais belle

Que la souffrance, ce lit d’épine et de glace,

Lot de tous les hommes, certes de certains plus que d’autres

En est le revers, qui dans l’ombre, nous menace

Si je vous l’assure, autant… mon cœur que… le vôtre.

Feu qu’éternellement, nous voulons voir brûler,

Souvent éphémère, fugace, insaisissable

Mais des équilibristes habiles et réguliers,

Par une symbiose, un secret irréprochable

Dans l’éternité fuyante, inscrivent sa chaleur,

Sa force, une tendre et inébranlable ardeur...

Qu’en mon âme immortelle, d’une éternelle… pâleur…

Étouffe, un chaos d’étincelles, des frêles… lueurs.

Il se tut un moment resta immobile sans bouger puis souffla d’une voix à peine audible :

— Qu’en mon âme immortelle, d’une éternelle pâleur

Étouffe, un chaos d’étincelles, de frêles lueurs.

Ce poème… Il le détestait... parce qu’il était tellement vrai. Il n’était pas un équilibriste. Il n’y avait rien de stable en lui... La sonnerie de l’entrée le fit sursauter. Juste au-dessus de lui apparut le carré lumineux et il vit la tête de Keiji qui faisait un sourire taquin à la caméra en lui faisant des signes de la main et des clins d’œil appuyés. Cela lui arracha un sourire malgré lui et cela le surpris. Il aurait juré qu’il ne pourrait plus jamais sourire tant il se sentait mal.

Il était vraiment trop mou…

Trop sensible… Princeton avait raison. Il n’était qu’un grand sensible... Il voulut que son neshir lui ouvre. Ce dernier lui parut hésitant parce qu’il comprenait d’une certaine façon, comment il se sentait.

— Oui, j’en suis sûr Shen, marmonna-t-il.

La porte s’ouvrit et son ami entra dans le salon. Il l’entendit marcher vers le couloir, le cherchant visiblement puis, ses pas se rapprochèrent de lui jusqu’à ce qu’il le vît, baissant son regard vers lui avec un air perplexe, les sourcils haussés.

— Qu’est-ce que tu fais ? Demanda-t-il.

— Je meurs en silence, répondit-il.

Keiji eut de nouveau une moue perplexe et il s’assit en tailleur sur le tapis à côté de lui.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? On dirait que quelqu’un a brisé ton pauvre petit cœur et que tu ne sais pas quoi faire avec les restes.

Evan ne répondit pas et se rembrunit en fermant les yeux. Il aurait mieux fait de le laisser dehors. Il avait besoin de digérer les évènements de la veille. Il avait vraiment besoin de solitude. Il entendit son ami ricaner et dire :

— J’arrive pas à croire que j’ai mis le doigt dessus au premier essai. Alors qui t’a rejeté, mon pauvre Evan. Qui a bien pu écorcher le cœur déjà tellement écorché vif de notre poète national parangon du spleen et de la consternation ? Hum ? Ne me dis pas que c’est Ella quand même ? Je ne savais pas qu’elle te plaisait autant. Attend ne me dis rien. Elle t’a annoncé qu’elle était en fait secrètement amoureuse de ton meilleur pote, le grand et beau ténébreux à la gueule d’ange que je suis ? C’est ça hein ? Désolé mon pote, je ne contrôle pas ces choses. Elles sont indépendantes de ma volonté.

— Ferma-là, Kei. C’est pas ça, grogna Evan en se mettant sur le dos et regardant le plafond.

— Alors c’est quoi ?

Evan ne répondit pas. Keiji hocha lentement la tête puis se leva et s’éloigna. Il l’entendit ouvrir le frigo. Il se servit probablement des céréales car Evan entendit leur tintement particulier contre la porcelaine. Il l’entendit revenir en sifflotant et Keiji posa près de lui un bol remplit de céréale et une bouteille de mourch.

— Vas y mange, ça te fera du bien.

— Du mourch au petit-déjeuner ? Très peu pour moi.

— Fais pas ton rabat-joie, c’est bien toi qui bouffe des glaces immondes, non ? et pas que des glaces d’ailleurs… dépêche-toi de manger et de te préparer. Nous avons le tournoi de l’année à disputer ! et je veux que le gars le plus rapide des Deux-Frances soit dans notre équipe. Et à son maximum.

Evan ne bougea pas, fixant pensivement le plafond. Keiji lâcha un soupir et avec un fatalisme affecté, il dit :

— Bon bah, tu ne me laisse pas le choix. Je vais appeler Charlie.

Le jeune Kupenda ouvrit grand les yeux et secoua la tête.

— Non, non, non. Ne fais surtout pas ça. Elle va me dorloter comme si j’avais trois ans. C’est insupportable.

— Je sais, mais on dirait que tu as besoin d’une maman dans la jupe de laquelle tu pourras pleurer alors…

*

Le Dernier Témoin du Sang d’Asano appuya sur l’écran de son R-Tatoo pour le déverrouiller et avant qu’il n’ait pu dire : « appelle Charlie », son R-Tatoo disparu de sa main et il eut un regard satisfait en voyant Evan, sur un genou qui s’assurait que l’appel n’avait pas encore été passé. Il aurait pu ordonner à Hozukin de le faire mais c’était fait exprès.

— Tu vois que tu peux te lever. Allez ! arrête de me faire honte. Mange et va te changer histoire qu’on ne soit pas trop en retard.

Evan leva les yeux au ciel et se leva en maugréant des choses pas très gentilles sur lui mais Keiji lui pardonnait d’office. Evan balança le R-Tatoo sur le canapé et disparut dans le couloir. Keiji ramassa le bol de céréales, se mit à son aise dans le canapé qu’il trouvait décidément plus confortable que celui outrageusement cher que sa mère avait acheté et alluma le mur-écran.

Sur l’une des chaînes d’information les plus regardées, le présentateur vedette, Joshua Sing, parlait du Conflit de Janeiro. Il semblerait qu’un Faucheur Muet avait causé des ravages dans les rangs des forces noguemiennes mais que le célèbre Tueur de Dragons Noirs assisté par sa garde rapprochée l’avait finalement terrassé. C’était le deuxième qui apparaissait brutalement dans la région. Keiji esquissa un sourire. Princeton était décidément l’un des fulgators les plus puissants des Trois-Mondes. Les rumeurs dont parlaient son père n’étaient peut-être pas si éloignées que cela de la vérité. Mais, il était tout de même inquiétant que le Noguem n’ait toujours pas réglé cette insurrection. Cela commençait à faire un moment que la situation était ainsi et elle n’allait pas en s’améliorant.

Le Conseil de l’Aurore était pour ce soir. Le monde entier attendait avec une certaine appréhension l’issue de ce dernier car c’était une assemblée extraordinaire. Et ce n’était pas bon signe pour l’Incandescent. Par ailleurs, il avait entendu sa mère parler d’un incident qui avait eu lieu dans la Fédération de Washington qui avait précipité la tenue du Conseil de l’Aurore. Pour que cela se fasse, incident devait être d’une terrible gravité, pourtant, il n’avait rien trouvé dans les journaux. Le Noguem ne laissait filtrer que les informations qu’il désirait, même si parfois quelques journalistes chevronnés parvenaient à passer entre les mailles et à obtenir des scoops. En parlant de Washington, il avait eu vent de rumeurs concernant le Dernier Témoin du Sang de Thunderwalker. Jamal. Il semblerait que le jeune Fils de la Foudre n’avait pas été un gentil garçon et qu’il devait désormais participer aux deux dernières Montagnes, la première lui ayant été accordé à cause de sa puissance actuelle, qui si on en croyait les dires de certains, était supérieur à celle de son père lorsqu’il avait le même âge. Un autre adversaire intéressant. Décidément, il était clair qu’il ne s’ennuierait pas lors des Olympeons.

Keiji terminait le contenu du bol lorsque Evan revint dans le salon, habillé, avec un sac de sport qui contenait sûrement sa tenue de garoway. Visiblement, il avait oublié qu’elle était fournie. Il choisit de ne rien lui dire.

— Tu en as mis du temps, lui lança son ami en se levant. Tu m’excuseras, j’ai mangé les céréales.

Evan sourit avant de rétorquer :

— Je savais que tu le ferais. J’ai pas faim. Ne traînons pas comme tu dis.

— Eh bah dis donc, une douche froide et tu as repris du poil de la bête ! ça, c’est mon ma’nkel préféré.

Un sourire flotta sur le visage du jeune homme avant qu’il ne se dirige vers la porte, qui glissa devant lui et il sortit, Keiji sur ses talons. Le ciel était bleu, sans l’ombre d’un nuage et le soleil éblouissant bombardait la cité de ses rayons dorés mais un vent glacial venu du nord soufflait. Ils montèrent dans son aérocar décapotable vert olive aux lignes fuselées et il démarra en trombe, comme à son habitude manquant d’écraser un passant qui l’arrosa d’un chapelet de jurons bien sentis alors qu’il riait aux éclats et criait comme un fou furieux.

Le stade de garoway E. M. Lukeni se trouvait à cinq cents mètres d’un gigantesque bâtiment aux toits arrondis en forme de N, s’élevant sur six étages, tout en colonnades de marbre de cipolin et aux façades blanches étincelantes sous les assauts des rayons solaires et bardées de larges et élégantes fenêtres aux contours chantournés.

Le collegium Nosce se trouvait au centre d’un gigantesque complexe universitaire qui occupait au moins un dixième du 3ème arrondissement. Les étudiants du collegium avaient pour l’habitude de disputer au sein du plus grand stade de la cité des matchs amicaux face à d’autre collegium venu du monde entier. Il s’y déroulait également parfois, le championnat du monde de garoway des collegiums. Keiji se gara sur le parking au milieu d’autres aérocars aux formes diverses mais qui respiraient pour la plupart le luxe et l’ostentation. Ils le traversèrent, présentèrent leur neshir à l’équipe de sécurité devant l’entrée VIP, des Patrouilleurs des Plumes de Terre qui semblaient s’ennuyer ferme. Les deux alumni posèrent ensuite le bec de leur pommeau sur l’écran d’une des deux stèles noires de sécurité qui se trouvaient de part et d’autre de l’entrée. Elle valida leurs deux sceaux et ils purent entrer. Ils traversèrent le grand hall au sol lustré et rutilant. Lors des mi-temps, il se remplissait de spectateurs affamés en quête de pitance. Différents restaurants et enseignes de restauration rapide ainsi que quelques cafés s’alignaient le long des immenses couloirs.

La voûte était recouverte de fresques mouvantes colossales illustrant les épisodes de l’histoire millénaire du Noguem. Les Sept Précurseurs, Les Rois de l’Aurore, la Guerre d’Airain, La Grande Paix, les Sept Grandes Cités protégés par les Obélisques du Cyclone, La Chute des Dix Dômes, la Guerre des Deux Soleils, la Guerre du Verre et du Dragon, la Nuit du Jugement Écarlate… L’Histoire et ses protagonistes les plus célèbres accompagnaient chaque visiteur lors de sa traversée. Les peintures, exquises et magnifiques, s’étaient enrichis au fur et à mesure des siècles en même temps que l’Histoire, car ce stade était pratiquement aussi vieux que Nosce. Evan n’aurait probablement pas bougé si Keiji ne lui avait pas attrapé le bras pour le traîner derrière lui.

Ils ressortirent sur le terrain après avoir de nouveau apposé leur sceau sur les stèles.

Le bourdonnement de la foule était assourdissant. Comme chaque année, le stade, qui pouvait accueillir plus de cent mille personnes, était noir de monde. L’air vibrait des rumeurs des cris et chants des supporters des deux équipes qui reprendraient leur affrontement dans une dizaine de minutes.

La schola Rose d’Or de la cité de Lugdunum face à la schola Ambre Eulalie Laurent de la cité de Britannia. Kiona Paine affronterait Mont doré de la cité de Corsica lors du match suivant. Un holoécran flottant dans le ciel au-dessus du terrain diffusant les actions du match entrecoupés à chaque quart-temps par des pages publicitaires pour le dernier bras bionique, le dernier traitement de rajeunissement, des promotions pour voyager vers Mars ou la dernière paire de chaussure meta Mvubu. Quelques secondes de diffusion d’un court spot de publicité se négociaient à des millions d’écu-Arlington.

La pelouse verdoyante chatoyait comme si elle riait sous le chatouillement des faisceaux de lumière. Les lignes de démarcation brillaient si fort qu’elles en étaient aveuglantes. C’était la pause avant le deuxième quart-temps. Une centaine de membres de l’équipe de logistiques montées sur des gyropodes à sustentation s’agitait autour du terrain tandis que des drones surplombaient le terrain en prenant des photos. Les joueurs des deux équipes se désaltéraient, soufflaient dans l’atmosphère fébrile. Des banderoles holographiques avec les emblèmes des différentes scholas et même des cités dont étaient originaires les équipes, ondulaient artificiellement. Dans les loges impériales, des grandes structures en forme de ballon de garoway, fait de verre et d’acier et qui flottaient à plusieurs centaines de mètre au-dessus des gradins, occultant par endroit le soleil, les différents Shedims des cités appréciaient les confrontations en compagnie de leur famille et de leurs proches. Evan ne put s’empêcher de penser à Tessa qui était sûrement dans l’une des cinq loges qui flottaient dans les airs. Cela accentua la sensation de vide et la douleur sourde qu’il ressentait.

Le jeune homme se rendit, en suivant Keiji, vers les vestiaires réservés aux joueurs de Kiona Paine. La porte qui glissa devant ce dernier était surmontée d’un écriteau numérique avec le nom de leur schola dessus.

L’air froid sentait l’humidité, le cuir et le vêtement neuf. La grande salle sphérique était occupée par les joueurs de garoway de Kiona Paine qui discutaient, et dont certains étaient nonchalamment sur leur R-Tatoo ou écoutait de la musique. Au centre de la grande pièce, flottait un hologramme, une réplique du stade de garoway. Des miniatures de chaque joueur parcouraient le terrain suivant les positions à laquelle on les avait placés. Une série de paramètre dont le nom du joueur, et les statistiques de jeu, flottaient au-dessus des doubles miniatures. Evan vit son double donner un coup de batte et mettre un End Game. Si seulement c’était si simple...

Joaquin se leva en les voyant avec son habituel sourire solaire et il leur fit à chacun l’Aniun Ceresh. Jeff l’imita mais il leur fit remarquer de sa voix grave et indolente lorsqu’il les eut salué tous les deux, qu’ils savaient se faire désirer. Bien après l’Assemblée des Champions, Evan avait eu une brève discussion avec l’alumnus aux dreadlocks et depuis, leur relation était même devenue meilleure qu’elle l’était auparavant. Orlando, l’aspirant salomen, était assis sur le sol, les yeux fermés comme s’il méditait. Guiseppe, l’un des rares aspirants scientis de l’équipe, agitait des doigts frénétiques sur son R-Tatoo dont il avait élargi l’écran.

Keiji répondit à Jeff avec un clin d’œil amusé l’air de dire que c’était on ne peut plus normal qu’ils arrivent en dernier. Jin leur fit un signe de la main en esquissant un léger sourire. Quant à lui, il était égal à lui-même. Il ne valorisait que la force et méprisait la faiblesse. Donc pour le moment, Evan était quelqu’un de tolérable à ses yeux. Mais parfois le jeune homme se disait que le Makel Rolsin l’appréciait peut-être un peu plus depuis qu’il lui avait repris la place de tertius. Il n’en était pas certain. Plusieurs autres joueurs, dont des champions, leur firent des signes de tête, même si pour la plupart, ils s’étaient rangés du côté de Lucas lors de l’Assemblée des Champions. Evan se contenta d’un plissement de lèvre en guise de réponse et il constata qu’un polo longue manche et un short de garoway avec son nom écrit dessus était plié et posé sur l’un des bancs incurvés se trouvant sous une patère fixé au mur carrelé d’un bleu au reflet doré.

— Vous êtes en retard, fit sèchement remarquer Alejandro, assis sur l’un des bancs, les bras croisés en les fixant d’un regard sévère. Le rendez-vous était fixé à onze heures moins le quart.

— Désolé, j’ai eu une panne de réveil, répondit Keiji en retirant sa parka noire avec un de ses habituels sourires narquois. C’est de la faute de Lucas. Il nous pousse à faire la fête alors que nous devrions être plus sérieux.

— Personne ne t’a dit de venir, rétorqua l’intéressé qui avait les yeux fixés sur son R-Tatoo, une jambe pliée sous le genou.

— Tu rigoles ? Tu m’as supplié. Comme je suis un grand prince, pas rancunier pour deux sous, je suis venu. Franchement, sans au moins l’un des Auctoriteons de cette schola à tes soirées, rien ne les différencierait de l’anniversaire surprise d’un gamin de trois ans. Tu devrais me remercier.

Lucas le lorgna d’un œil mauvais mais quand ses yeux se posèrent sur Evan, sa face contrariée se tordit en une expression haineuse et, un rictus féroce s’étira sur son visage. Il bondit de son banc et s’immobilisa en face de lui, en le toisant. Evan se contenta de le regarder avec une indifférence affectée et posa lourdement son sac sur le banc.

— Si jamais tu l’approches de nouveau, fit-il d’une voix glaciale. Je peux t’assurer que je te ferais…

— De qui parles-tu ? interrogea Evan d’un air ennuyé en lui coupant la chique. Exprime-toi correctement, introduit posément ton sujet afin que tes propos soient compréhensibles, Sha’Daigan.

— Boucle-là, ma’nkel, cracha-t-il acerbe. Je te parle de Tessa !

Evan perdit un moment son flegme, et se gratta l’arcade sourcilière en ignorant le contact visuel, affirmant :

— Je ne lui ai…

— Me prends pas pour un abruti ! éructa-t-il, fou de rage en enfonçant son index dans son torse. Elle était dans tous ses états hier soir ! Elle est à peine passée avant de rentrer chez elle et n’a répondu à aucun de mes messages depuis. Le seul qui pourrait l’avoir mis dans cet état c’est toi. Je t’ai déjà tout pris, Evan. Tout ! Je te laisse un court instant de répit parce que j’ai d’autre chose à faire. Alors profites-en pour lécher tes plaies, sale chien. Elle sera d’ici peu mon amalia alors garde tes distances. OK ? Mais sois en certain, je viendrais te régler ton compte tôt ou tard… Alors ne va pas presser le jour de ta mort.

L’actuel secundus esquissa une mimique à mi-chemin entre la rage et l’amusement feint puis dit en retirant son tee-shirt, repoussant d’un mouvement du coude l’index qui appuyait sur son torse, alors que Lucas le fusillait toujours du regard :

— Tu n’es pas fatigué de faire une telle fixette sur moi ? Et d’en parler ainsi comme un vulgaire ruinard ? N’as-tu donc aucune décence ?

— C’est toi qui n’a aucune décence, ma’nkel. Tu n’as de respect pour rien d’autre que toi-même. Tes actes et tes propos l’ont montré à de multiples reprises. Je le répète, ne me force pas à presser le jour de ta mort, qui viendra assurément.

— Comme pour toutes les créatures sous le soleil, les Sangs d’Acier inclus, le Dévoreur de Cendres viendra, toujours, en son heure, rétorqua-t-il d’une voix froide en défiant du regard Lucas qui bouillonnait derrière ses yeux gris. Et tu ne m’as pris que des choses que j’ai bien voulus te donner, Sha’Daigan, plus ou moins. Alors, cesse de jouer les gros durs et ne repose plus ton index dégueulasse sur moi ou je t’assure que je vais rentrer ta tête dans ce mur et qu’elle n’en ressortira pas de sitôt.

— Espèce de sale… Gronda brusquement Lucas avant qu’Alejandro ne le saisît et l’éloignât d’Evan en le tenant à bras le corps alors qu’il s’apprêtait à lui mettre une droite.

— Ce n’est vraiment pas le moment vous deux. Vraiment pas, dit-il calmement.

Alejandro le lâcha après que Lucas le lui ait ordonné au milieu d’une logorrhée de juron, le visage écarlate, en insistant qu’il était calme, même s’il était clair que ce n’était pas le cas. Lucas ne manqua pas de gratifier d’un regard mauvais Alejandro qui dit en les regardant tour à tour.

— J’ai l’intention de remporter ce championnat comme nos prédécesseurs l’ont fait avant nous, les années précédentes. Alors, mettez vos querelles de côté, OK ?

Baptiste, Jordan et Yuri s’étaient levés prêt à intervenir. Joaquin, Jin et Jeff étaient sur le qui-vive.

Keiji ricana alors, en finissant de mettre son polo cintré qui comme celui de tous les joueurs et qui soulignait sa carrure.

— T’inquiète pas, tertius, ce tournoi est dans la poche.

A l’évocation de sa position, le Rex Pourpre eut un léger froncement de sourcil.

— Pas si nous agissons comme des abrutis, affirma ce dernier d’un ton sans appel. Pas si ces deux abrutis n’apprennent pas à bosser ensemble. L’entraîneur principal Gonn m’a donné la composition de l’équipe. Et si ces ados en chaleur ne se concentrent pas, Rose d’Or nous écrasera en finale même si sur le papier, notre équipe est la meilleure.

— Tu oses me traiter d’… s’indigna Lucas, outré.

— Ferme-là, rétorqua Alejandro d’une voix impérieuse qui mit fin à toute protestation et conduisît Lucas à se taire pour de bon. Ou je t’assure que ta tête finira bien dans ce mur.

Il grinça si fort des dents, en voyant Keiji hurlant de rire, plié en deux, que certains alumni se demandèrent si cela n’allait pas finir comme à l’issu de la dernière Assemblée des Champions. Or, la situation n’était pas exactement la même et il n’était pas certain qu’un seul des Champions ose se dresser contre Alejandro pour soutenir Lucas. Pas plus qu’il ne se serait dressé contre Keiji. Même Baptiste sembla brusquement intéressé par les callosités de la paume de ses mains et Jordan scrutait le carrelage du vestiaire comme si on lui avait demandé d’en compter le nombre exact.

En effet, Alejandro était un Cruz, les Cruz étaient les descendants, d’Augustus Octavo Tornado, le Seigneur Émeraude, l’un des Sept Précurseurs. Et Alejandro était le Dernier Témoin du Sang de Tornado, son grand-père, l’actuel 2ème Imperator de la Union de Janeiro, était le Gardien du Sang, sa branche ayant reçu la prédominance sur toutes les autres. Ajoutez à cela, il était bien plus fort qu’eux tous et détenteur du titre de Rex Pourpre. Donc, comme de raison, aucune protestation ne monta du groupe. Keiji continuait de ricaner et Evan finissait de s’habiller en silence, le cœur maussade.

Alejandro enfila le brassard de capitaine autour de son bras musclé :

— Bon, fit-il avec un ton résolu. On a assez traîné…


Texte publié par N.K.B, 11 décembre 2019 à 09h22
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