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Ignemshir, Tome 1 : L'Étincelle Mourante
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tome 1, Chapitre 55 « Ma Lumière » tome 1, Chapitre 55

Charlaine arrêta son aérocar Thunderbulls jaune aux courbes arrondies devant un des dix postes-frontières gardés par les Plumes de Terre. Ils étaient répartis dans la périphérie du Cimetière de Verre et de Métal. Celui-ci se trouvait à une dizaine de rue du penthouse d’Evan. Elle supposait que c’était sûrement par là qu’il sortait lorsqu’il allait courir ou vagabonder dans les Ruines vu qu’elle ne l’avait jamais accompagné, ayant toujours jugé cela absurde et dangereux. Mais désormais, elle n’avait pas trop le choix.

Cela faisait deux jours qu’il avait disparu. Il avait manqué l’entraînement de neshirinshi de la veille, ce qu’il ne faisait jamais. La seule autre fois, en quatre ans, où il l’avait manqué, il était incarcéré au Fort Laurent. Ce qui n’était pas bon signe. Il allait au-devant de gros ennui s’il ne revenait pas au plus vite. Il serait estampillé déserteur et serait traqué par les Chasseurs Rouges avant de finir chez les Exécuteurs qui le châtieraient.

Après cela, il y aurait trois alternatives. Être simplement renvoyé chez lui. Être renvoyé de Kiona Paine et transféré dans une schola à l’autre bout du monde. Devenir un aspirant chez les Plumes de Fer. Ce qui était de loin le pire des châtiments. Il fallait absolument qu’elle le retrouve avant qu’il ne fût trop tard.

Keiji était toujours à la cité de Néo-Tokyo pour les funérailles de son grand-père. Elles avaient eu lieu le matin même. Kenji Endo avait eu droit à des funérailles nationales car il avait été l’Aurarque d’Edo pendant près d’une quarantaine d’année. Il avait toujours jouit d’une grande popularité et d’une solide reconnaissance de la part des habitants de la Fédération d’Edo à cause de ses nombreux faits de guerre et parce qu’il était l’authentique héritier d’Aki Asano, le premier Aurarque de la Fédération d’Edo.

La prédominance, d’après ce qu’elle avait lu dans les journaux, restait dans la branche du grand-père de Keiji. Keiji avait donc été désigné comme Dernier Témoin. Elle avait été tellement contente pour lui quand elle l’avait appris. Lorsqu’elle l’avait eu au téléphone, pour lui partager son inquiétude à propos d’Evan, le Sang d’Asano avait été un peu bizarre. Elle avait bien senti que ce n’était pas uniquement la tristesse d’avoir perdu son Sha’Sofu qui assombrissant son humeur. Il lui avait semblé particulièrement préoccupé.

Quand elle avait mentionné l’absence d’Evan, il avait été silencieux quelques secondes puis lui avait demandé de ne rien faire tant qu’il ne serait pas rentré. Il était censé revenir demain. Mais ce serait déjà trop tard. Une journée pouvait être toléré mais deux… Evan finirait assurément chez les Exécuteurs. Elle ne voulait pas que cela lui arrive. Ceux qui ressortaient du fief des Plumes de Fer n’étaient plus vraiment les mêmes… Ils changeaient. Les supplices infligés jouaient de la cicatrisation rapide des ignemshirs. En un sens, il n’y avait plus vraiment de limite… Déjà que la dernière fois, en allant le chercher à Fort Laurent, elle avait vraiment cru qu’ils l’avaient brisé et qu’Evan ne serait plus jamais le même... Fort heureusement, il n’en avait rien été. Elle avait alors reconnu qu’elle le sous-estimait peut-être un peu. Evan était fort même si on pouvait percevoir en lui une grande fragilité. Il était très résilient mais même lui avait des limites.

Afin d’éviter que cela n’arrive, elle avait donc décidé de prendre le taureau par les cornes et de le retrouver par elle-même. Elle avait séché les cours du magister scientis Vasco pour se lancer à sa recherche et le ramener à temps. D’autant que si elle s’absentait, elle n’avait rien à craindre.

Deux Plumes de Terre sortirent de leur poste de surveillance et échangèrent un regard à la fois intrigué et amusé. L’un des deux, un grand blond, sec, au front bombé lui fit signe de s’avancer. L’autre la regardait comme si elle était la pire criminelle qu’il ait rencontrée de sa vie. Charlaine prit bien soin de ne pas croiser son regard et s’accrocha au visage du blond longiligne qui lui sourit alors qu’elle baissait la vitre de sa portière :

— Que la Terre vous soit sauve, mademoiselle, fit-il d’un ton aimable avec une pointe d’amusement dans la voix. Puis-je savoir ce que vous faites ici ?

— J’aimerai aller dans les Ruines, répondit-elle en essayant de se montrer la plus cordiale possible.

— Je ne sais pas si vous êtes déjà allé dans les Ruines, mais ce n’est pas un endroit particulièrement charmant, ni accueillant pour une jeune demoiselle. Les Karans et les Nieras sont imprévisibles. Quel que soit votre destination, emprunter la Lumière ou les Icarions sera beaucoup plus sûr.

Elle vit du coin de l’œil, l’autre Plume de Terre qui la fixait les sourcils froncés, les narines dilatées comme si d’un moment à l’autre, il allait se jeter sur la voiture pour l’en sortir de force avant de la rouer de coups. Elle frissonna et se concentra sur son interlocuteur.

— Je sais, répondit-elle. Merci de m’en avoir informé mais je dois aller dans les Ruines.

Une lueur soupçonneuse s’alluma dans son regard et il lui dit :

— Puis-je fouiller votre voiture ?

Charlaine soupira et acquiesça. Pendant longtemps, les meurtriers se débarrassaient des corps de leurs victimes en les jetant dans les Ruines ou dans le Cimetière de Verre et de Métal… Quand elle lui eut ouvert le coffre et laissé inspecter tous les recoins de son aérocar à loisir, il parut brièvement décontenancé puis la sonda pensivement du regard.

— Pourquoi tenez-vous à ce point à vous mettre en danger ? Une querelle amoureuse ? risquer votre vie ainsi n’arrangera rien. Il y a d’autres moyens pour noyer son chagrin.

Charlaine soupira. Elle n’aura jamais cru que ce serait si compliqué. Ils étaient là pour empêcher les gens d’entrer pas de sortir…

— Vous n’avez pas le droit de m’empêcher de sortir, dit-elle sèchement. Alors pourriez-vous me laisser y aller ?

— Certes mais vous avez besoin d’une autorisation pour revenir. Si nous ne vous scannons pas, les drones vous repéreront et vous finirez chez les Plumes de Fer jusqu’à ce qu’ils aient établi que vous n’êtes pas un nihil. Je suis sûr que vous détesteriez cela. Vous m’avez l’air d’être une jeune fille bien délicate...

Charlaine serra les dents, les lèvres pincées.

— Je n’ai pas besoin d’une autorisation, rétorqua-t-elle en montrant son clavientis. Ceci est amplement suffisant. N’importe quel drone saura qui je suis.

Le noguemi au crâne rasé fit mine de faire un geste en sa direction, Charlaine sursauta en faisant un pas en arrière mais le blond lui lança, en l’arrêtant d’un geste de la main :

— Du calme Aldo, tu fais peur à la demoiselle.

Se tournant de nouveau vers elle, il l’observa un moment, choisissant ses mots avec précaution.

— Très bien, aspirante scientis. Vous pourrez y allez mais puis-je vous aider ? Peut-être vous accompagner ? Parce que je doute que vous comptiez aller très loin et les aspirants scientis doivent être protégés.

— Si vous tenez vraiment à m’aider, dit-elle sèchement. Répondez simplement à cette question.

— Laquelle ?

— Est-ce qu’un dénommé Evan Kupenda est sorti par ici il y a deux jours ? En fin de matinée peut-être ?

Le blond parut surpris puis sourit en répondant :

— Vous êtes son amalia ?

— Non, juste son amie. Alors ?

— Oui, et on ne l’a pas revu depuis. Je suppose qu’il a dû rentrer par une autre entrée parce qu’il y a eu deux alertes au Karan depuis…

— S’il était encore dehors, fit Aldo avec un sourire moqueur. II ne doit plus être qu’un glaçon géant…

Elle fusilla Aldo du regard, monta dans son aérocar. Sans laisser à aucun des deux noguemis le temps de rajouter quelque chose, elle remonta sa vitre et attendit qu’il lui ouvre. Le grand blond soupira et appuya sur l’écran de sa montre. Une ouverture apparut dans la Muraille de Verre, suffisamment grande pour que sa voiture passe sans encombre. Il lui cria quelque chose lorsque sa voiture bondit en avant et fila à travers l’ouverture mais Charlaine ne chercha pas à savoir quoi.

La jeune aspirante scientis ne put s’empêcher d’être surprise par les vestiges et les décombres qui longeaient et débordaient sur la route. Les immenses immeubles étaient recouverts d’une épaisse couche de neige brillante sous le soleil éclatant. Elle activa la conduite automatique et sortit son R-Tatoo. Elle avait localisé Evan à deux ou trois kilomètres de la cité en direction de la Forêt aux Lucioles. Mais depuis hier soir son R-Tatoo n’émettait plus. Soit il avait désactivé la localisation pour être sûr qu’on le laisserait tranquille, soit il s’était cassé.

Un paysage de décombres de gratte-ciels succéda à de grandes plaines de terre enneigées, des arbres faméliques qui poussaient par endroit. Certains avaient été complètement brûlés par le froid des Karans et n’étaient plus que du bois mort et glacé. En se rapprochant de la forêt, elle passa devant un grand lac où nageait des canards noirs bruyants. Le soleil radieux de la matinée peinait à rendre le paysage plus accueillant. Elle ne se sentait pas rassuré dans l’habitacle de son aérocar. Autour d’elle malgré la vie qui avait réussi à s’installer, la mort régnait toujours. Son spectre s’accrochait obstinément aux Ruines.

Sans savoir pourquoi, elle repensa à Baptiste. Son cœur se serra légèrement en même temps que des sentiments contradictoires l’envahissaient. La culpabilité, la tristesse et le soulagement. La veille, elle avait mis fin à sa relation avec Baptiste. Elle savait que pendant un moment il avait eu en tête de faire d’elle son amalia mais ce n’était plus possible. Ce qu’ils avaient fait à Evan, elle ne pouvait ni l’accepter, ni le cautionner. Le destituer de son titulus alors qu’il l’avait gagné par la sueur et par le sang, alors que cela constituait finalement le dernier atout dont il disposait et qui en faisait un ma’nkel différent des autres. Elle savait également que cela lui avait permis de faire oublier aux Trois-Mondes qu’il était le kaedenshir damné. Il n’était plus l’Empereur Déchaîné, il était de nouveau le Yen’doshushimu Tanakim, le détenteur de l’un des Gémeaux Indomptables.

Baptiste avait très mal pris sa décision, avec une lueur désespérée dans ses yeux bleu terne, il avait essayé de la convaincre mais il n’avait pas choisi les bons arguments, à croire qu’il n’y comprenait rien du tout. Il avait fustigé Evan en affirmant qu’il n’était qu’un moins que rien et qu’il mourrait très bientôt. Que sa fin était imminente et que personne ne pourrait rien pour lui, même pas elle. Qu’elle devrait s’appuyé sur lui. Parce que contrairement à Evan, il la considérait réellement. Qu’elle était unique à ses yeux.

Lequel d’entre vous deux a le plus besoin de la lumière de l’autre ?

Franz Parker avait si bien vu en elle. Ce que Baptiste n’avait pas compris, c’était qu’Evan était unique à ses yeux. Elle ne pourrait jamais le laisser tomber. Et s’il s’enfonçait dans l’Abîme, elle était prête à tout pour aller l’y chercher. Même à y perdre la vie.

C’était lors de la Cérémonie de l’Association qu’elle l’avait rencontré. Les futurs aspirants scientis avaient déjà passé leur épreuve, le Prodigium, constitué de cinq tests distincts. Elle était venu pour supporter Keiji et Alejandro qu’elle connaissait bien car ils étaient voisins, allaient dans la même école et passaient tous leur été ensemble à Nouvelle-Byzance sur Mars.

Et dans le lot d’une centaine de jeunes garçons et filles qui attendaient que le Maître des Soupirs et ses deux seconds les emmènent, un petit garçon aux cheveux noirs de jais coupés courts, le joli teint bistré et le regard noir d’une rare intensité avait attiré son attention. Il se tenait près d’un colosse vêtu d’une veste shirag dont l’Ul’Cirkaem vert foncé annonçait qu’il était Centurion. Tous les enfants étaient seuls, sans parent, sauf lui.

À sa vue, un profond sentiment de déjà-vu s’était emparé d’elle. Comme si elle l’avait rencontré il y avait de cela de très nombreuses années. Comme dans une autre vie. Et que la relation qu’ils avaient partagée avait été d’une force et d’une sincérité absolue. C’était ainsi qu’elle avait été convaincue qu’il s’entendrait bien. Qu’il n’aurait pas une amitié conventionnelle mais une amitié comme elle n’en expérimenterait que très rarement au cours de sa vie. Elle n’avait pu détourner les yeux de sa personne pendant un long moment, mourant d’envie d’aller lui parler mais ayant peur d’avoir l’air bizarre.

Avec Keiji et Alejandro et même Jahandar, elle avait immédiatement éprouvé une profonde sympathie à leur égard mais avec Evan, le ressentit avait été d’une intensité qui l’avait profondément bouleversée.

Une semaine plus tard, à l’Institut des Trois Ordres, alors qu’il était brutalisé par le Trio Infernal et que toute la cour l’observait comme s’il n’était qu’une bête de foire, certains se moquant, d’autres le pointant du doigt. N’y tenant plus de le voir seul. De le voir souffrir ainsi, elle s’était approchée de lui, sous le regard surpris de tous les élèves dont Keiji, Alejandro et Tessa, et elle l’avait pris dans ses bras.

N’importe qui d’autre lui aurait demandé ce qu’elle faisait et qui elle était mais il lui avait simplement rendu son étreinte avant de lui dire :

« Tu es enfin venu à moi, Charlaine Mitchel. Je savais que je n’étais pas seul. Tu étais toujours avec moi parce qu’on s’est toujours connu, n’est-ce pas ? lors d’une autre vie peut-être… je ne sais pas quand, ni où, mais je sais que je t’ai toujours connu, Charlaine Mitchel »

Charlaine touché par ses paroles qui exprimait ce qu’elle avait toujours éprouvé, s’était mise à pleurer submergé par l’émotion et il l’avait consolé sans vraiment savoir pourquoi elle pleurait ainsi. Après cela Keiji l’avait observé de loin pendant quelques jours puis s’était battu contre lui pour une raison dont elle ne se souvenait même plus. Toujours était-il que plusieurs semaines plus tard, ils étaient devenus inséparables avec Alejandro puis Jahandar et Joaquin. Et depuis, il n’avait eu de cesse de la protéger des brimades qu’on lui faisait parce qu’elle était une pathochrome. Il l’avait depuis toujours traiter comme si elle avait été sa propre sœur. Non comme un substitut de Sue mais une personne a part entière à qui il avait donné une place particulière dans son cœur.

Peut-être aurait-elle dû attendre Keiji.

Il était clair qu’avoir à ses côtés un Fils des Cendres et pas n’importe lequel, était des plus rassurants lorsqu’on s’aventurait dans ce genre d’endroit. Son aérocar s’arrêta à la lisière de la Forêt aux Lucioles. Elle était souvent venue mais jamais toute seule. Toujours accompagnée d’un groupe d’alumni armés. Toutes les fois, elle n’avait jamais eu de problème avec les loups blancs géants qui y pullulaient. Mais aujourd’hui, elle était toute seule. Elle prit une profonde inspiration et sortit du véhicule. Elle ne pouvait pas prendre son aérocar car les sentiers étaient trop étroits. Charlaine portait une grosse doudoune blanche, un pantalon rose clair et des bottes aux semelles épaisses grises. Elle mit ses caches-oreilles et prit sur le siège avant côté passager, un sac à dos où elle avait mis des barres énergisantes, un thermos remplit de café et deux gamelles pour le repas de midi. Elle espérait réellement le trouver. Elle était déterminée à le retrouver. Et s’il était parti sur un coup de tête, il était possible qu’il n’ait rien pris avec lui.

Néanmoins, cela ne suffirait pas pour qu’il meure de faim, vu qu’il était un ignemshir sans compter qu’Evan était un très bon chasseur. Tout comme Keiji et Alejandro. Jahandar lors de leur escapade en forêt lui avait appris pas mal de chose, Princeton également. Quant aux deux autres, ils l’avaient appris soit avec leurs grands-parents, soit leurs parents. La portière côté conducteur pivota vers le bas et se verrouilla.

Charlaine se sentit observée.

Elle se retourna mais ne vit personne.

Juste une forêt de troncs sombres et épais qui se succédaient.

— Keiji avait peut-être raison, murmura-t-elle à voix basse en essayant de calmer son cœur qui battait à la chamade. Mais je ne peux plus reculer.

Résolue, elle pénétra dans la forêt de sapins-rois. Deux fois plus grands que des sapins normaux, ils étaient apparus une centaine d’année après l’Effondrement des Cieux. Leurs épines étaient argentées à leur extrémité et quand venait la nuit, elles luisaient comme une myriade de lucioles. Lorsqu’elle venait camper dans la forêt avec les garçons, Charlaine ne se lassait jamais du magnifique ballet des épines de lumière qui dansaient sous le vent nocturne.


Texte publié par N.K.B, 11 novembre 2019 à 21h18
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