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Ignemshir, Tome 1 : L'Étincelle Mourante
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tome 1, Chapitre 54 « le Dernier Témoin » tome 1, Chapitre 54

Avant d’atteindre la porte de la chambre d’hôpital de son arrière-grand-père, Keiji dut passer devant une flopée de cousins et d’oncles qui patientaient dans le couloir, dont certains qu’il n’avait pas vu depuis longtemps. Près de la porte se tenait deux cousins et une cousine, petit-fils et petite-fille du frère et de la sœur de son grand-père, flanqué chacun de leur amalia. Ils étaient tous vêtus de noir et de rouge comme l’exigeait la tradition lors des derniers moments de vie d’un Sha’Sofu. Les garçons portaient des costumes shirag marqué de l’armoirie de leur branche à l’exception de l’amalia de Yoko qui était un latent Sha’Genji, un Sang de Fer, mais il ne se souvenait plus de quelle famille. Les filles s’étaient parées de belles robes plissées et brodées qui rivalisaient d’élégance mais conservaient tout de même une certaine sobriété, sauf Yoko qui était vêtu d’une ravissante tenue shirag à la coupe féminine. Lui-même avait troqué son costume de tweed pour un en coton aux couleurs et à la coupe plus traditionnelles.

Yoko et Maki, l’un de ses deux cousins, lui lancèrent un regard qui trahissait leur jalousie. Ils se demandaient sûrement pourquoi il avait été choisi. Enfin, il était meilleur qu’eux sur tous les points à l’exception du fait qu’il n’avait pas d’amalia. Donc, en réalité, ils devaient bien le comprendre mais la pilule avait probablement du mal à passer. Ils avaient sûrement espéré que cela jouerait en leur faveur, mais il n’en avait rien été.

Toma, l’arrière-petit-fils d’Asuna Endo, la défunte sœur de Sha’Sofu, le gratifia d’un sourire encourageant. Il était le seul avec qui il s’entendait bien. Il lui rendit son sourire. Il entra alors sans manquer de lorgner les deux autres d’un œil malicieux.

Sha’Sofu était allongé dans un grand lit, le dos contre plusieurs coussins épais, les bras étendus sur la couverture qui était remontée jusqu’au milieu de son torse. Il avait l’air mal en point. Il était relié à plusieurs machines qui l’avaient aidé à tenir jusque-là. Il n’y avait personne d’autre dans la chambre comme l’exigeait la tradition. C’était ainsi que se passait la passation de la prédominance parmi les branches des Sha’Daigan. Il y avait quelques variations en fonction des régions mais dans l’ensemble, elle se déroulait toujours de cette manière. Sha’Sofu avait déjà parlé avec la descendance de ses frères et sœur, ses fils, ses petits-fils et petites-filles, et ses arrière-petits-fils et arrière-petites-filles. Son grand-père avait déjà officiellement reçu la prédominance devant son frère Latent, Hirohito et ses cousins. Sha’Sofu le confirmait en le choisissant lui comme Dernier Témoin.

Une grande baie vitrée donnait sur un balcon très fleuri et un grand jardin verdoyant inondé d’un soleil rayonnant. Il annonçait peut-être une fin rapide de l’hiver qui n’avait pas vraiment de durée prédéfinie depuis l’Ashayshin.

La chambre était baignée de cette lumière vivifiante qui rendait ce moment étrangement irréel. Keiji s’assit sur l’unique chaise, près du lit et se pencha. Sha’Sofu tourna vers lui son regard vif et pénétrant malgré son mauvais état de santé et esquissa un sourire en refermant sa main sur celle de Keiji qui posa délicatement sa main sur le dos de la sienne froide et ridée.

Il avait cent-cinquante-cinq ans.

— Puisse le Soleil et la Lune, Témoins de l’Ashayshin, toujours se refléter sur ta lame, Sha’Sofu.

— Puisses-tu brûler de toute ta force, Cereshir. Je suis heureux que tu sois ici, Sha’Moki, dit le patriarche Endo de sa voix rauque, en grimaçant légèrement, ridant encore plus la peau parcheminée et marquée recouverte de ridules de son visage.

— J’en suis également ravi Sha’Sofu. J’aurais aimé me présenter devant toi avec mon orkin… et mon amalia.

— J’aurai également aimé voir cela, répondit-il en clignant plusieurs fois ses yeux aux cils fins et immaculés. Mais j’ai déjà tellement vu et vécu. Je suis reconnaissant au Seigneur des Mondes de m’avoir permis de voir une dernière fois mon Sha’Moki.

Keiji eut un sourire plein d’affection pour le vieil homme qui serrait sa main avec une poigne qui l’amenait à douter qu’il était sur le point de les quitter. Mais il sentait sa mort arriver, comme la plupart des Fils des Cendres très âgés. Ils entendaient les murmures du Dévoreur dans leur sommeil.

Ils ne se trompaient jamais.

— Oui, j’en suis ravi. Après avoir perdu deux fils, et trois petits-fils alors qu’ils avaient emprunté la Voie de la Flamme Immaculé pour me rejoindre. Et le double emporté par la malédiction d’Erasema. Oui, mon cœur déborde d’allégresse à cause de ce privilège qui est miens de te voir, Sha’Moki. Je le vois, oui, c’est clair. Limpide comme du cristal. L’Âge des Immortels est sur le point de renaître. La génération, ta génération foisonne d’aigle et peut-être même de phœnix en devenir, de Fils des Cendres qui se révéleront plus puissant que ceux de ma génération et même celle de ton grand-père. Plus à même de lutter lorsque viendra Muishan’alm’er… Ou n’importe quelle autre menace… Le Tri a porté ses fruits... Oh, comme je suis dans l’allégresse…

— Nous nous lèverons et combattrons, Sha’Sofu et de nos cendres, nous surgirons, toujours, fit Keiji avec conviction.

— J’en suis convaincu, jeune loup… Comment se nomme encore le jeune ma’nkel que j’ai vu lors de la fête des Cristaux ? l’année dernière. L’ancien gendre de Rayn...

— Evan ? Répondit Keiji.

Il se souvenait que Sha’Sofu avait parlé assez longuement avec Evan avant de s’en aller parce qu’il ne sentait plus bien à cause d’une soudaine baisse de tension.

— Oui, c’est ça. C’est un bon petit et très talentueux autant que le fils des Cruz, que les jeunes Thunderwalker, Lukeni et d’un bon nombre d’autres oisillons… La mort de Jahandar a été une tragédie. Un tel potentiel...

Il resta silencieux quelque instant le regard vague puis serra sa main.

— Reste toujours au côté de ton A’shua Meno…

Son regard se voilà brusquement et il sembla revoir quelque chose qui le rendit si perplexe qu’il fronça ses sourcils parfaitement blancs avant de poser sur lui un regard pénétrant et anxieux, brillant d’une pleine lucidité.

— Promets-moi que si jamais il devient une menace, tu mettras toi-même fin à son existence. C’est ta responsabilité, Sha’Moki. En tant qu’A’shua Meno.

Keiji se raidit, pris de court et demanda précipitamment :

— Mettre fin à son existence ? Pourquoi ? une menace pour qui ?

— Tu le sauras, tu le sauras en temps voulu mais il faut que tu me le promettes.

— Mais, je ne comprends pas, Evan est quelqu’un de bien, Sha’Sofu. Pourquoi me demander une telle chose ?...

— J’ai ressenti quelque chose, dit-il brusquement en ouvrant grand les yeux, fixant le plafond en serrant sa main si fort que Keiji crut qu’il allait pour de bon lui briser les doigts. La poigne d’un Fils des Cendres qui avait manié le neshir, mené des centaines de batailles et autant de guerre aux quatre coins du monde, et baigner dans le feu du neshirinshi pendant plus d’une centaine d’années. Oui, je l’ai perçu. C’était fugace, momentanée. J’ai longtemps douté de l’avoir senti mais… Maintenant j’en suis sûr. Oui, c’est une certitude, désormais. Il l’avait...

— Quoi donc Sha’Sofu ?

Son grand-père ferma les yeux et dit alors que ses bras tremblaient un peu :

— Je l’ai perçu une seule et unique fois, lors de la Guerre du Verre et du Dragon, contre les Seigneurs Blancs sur la Langue du Dragon. Ces hommes, ces assassins étaient tellement déterminés et tellement égarés. Ces fous ont méprisé la Forteresse de Verre, ils l’ont pratiquement rasé ! Ils ont massacré tout le monde, même les femmes et les enfants avant de tout brûler. De réduire en cendre l’ensemble de la connaissance millénaire que gardaient les Salomens du Verre et du Dragon. Il n’en est pas resté un seul… C’était tellement… Ces hommes, un de ceux contre qui j’ai combattu… celui qui m’a fait ça…

Il porta une main fébrile à son col et tira dessus découvrant une large cicatrice qui barrait son torse et qui permettait de se figurer la gravité de cette très ancienne blessure. Keiji sentit un frisson remonter le long de son échine.

— J’ai à peine vu son visage… Mais j’ai ressenti la même chose… C’était…

Pourquoi avait-il une telle cicatrice ? Les ignemshirs n’avaient quasiment jamais de cicatrice… encore moins d’aussi grosse et large. Qui avait pu surpasser le Loup Immortel au point de lui infliger une blessure d’une telle gravité ? Et comment ? C’était un miracle qu’il ait survécu. Et même l’aspect de cette cicatrice, comme si la peau avait eu beaucoup de mal à se réparer, comme si la mort elle-même s’était introduite dans sa chair.

— Comme est-ce que tu… Je ne comprends pas… Qu’est-ce que tu as ressenti ?

Il se tourna brusquement vers Keiji qui fronça légèrement un sourcil à cause de l’étau du vieil homme sur ses doigts.

— La Singularité… le monde qui se fractionne… Promets-moi que tu le feras.

— Je ne comprends pas, Evan est...

— Rare sont les hommes qui sont conscient qu’il y a le mal qui se tapit dans leur cœur et encore plus rare ceux qui sont capables de le dompter. Promets-le-moi, Sha’Moki. Oui c’est ma dernière volonté, Sha’Moki. Ma dernière…

Keiji fut bouleversé par le ton suppliant de son arrière-grand-père qui le dévisageait de ses yeux sombre et effrayé. Il ne semblait plus avoir toute sa tête. Il ne serait apaisé que lorsqu’il lui donnerait sa parole. Tuer Evan ? Cela n’avait aucun sens. Mais après tout même s’il le lui promettait, il savait qu’Evan ne serait un danger pour personne. Il en était certain. Il le connaissait…

— Fais m’en le serment sur l’acier et le sang…

Keiji déglutit difficilement. Un serment d’honneur. Il pouvait le faire. Il connaissait Evan... Vraiment ? Le connaissait-il vraiment ? Il lui avait menti pendant près d’une décennie. Il n’avait jamais agi d’une manière qui aurait pu lui révéler qu’il n’était pas vraiment qui il prétendait. Quelqu’un qui avait agis ainsi toute sa vie, pouvait-on réellement le connaître ? Se connaissait-il lui-même ? Et ces tableaux qu’il peignait. Ces immenses toiles où ne transpiraient que la souffrance et le désespoir… à chaque fois qu’il se mettait en à peindre une, Keiji avait toujours le sentiment de regarder faire quelqu’un d’autre.

Il se souvenait de la première fois qu’il avait assisté à une de ses phases, il était entré dans le penthouse du Moulin avec Charlaine, c’était un week-end, Princeton sortait parce qu’il avait rendez-vous dans le Centre et il leur avait simplement dit qu’Evan s’était improvisé un atelier de peinture dans l’ancienne salle de jeu qu’il partageait avec sa défunte sœur. Quand ils étaient entrés dans la pièce, ils avaient vu ce petit garçon, qui paraissait encore plus petit devant une toile aussi grande que lui et qui peignait un paysage peut-être inspiré d’un des récits des Contrées Incolores, Keiji avait supposé que c’était les Spectres. Il se souvenait du regard inquiet et perplexe qu’il avait échangé avec Charlaine dont les yeux verts s’étaient bleuit sous le coup de la préoccupation. Il n’avait pas répondu quand ils l’avaient appelé et ce n’était pas faute d’avoir essayé, d’avoir agité leurs mains devant ses yeux ou d’avoir crié dans ses oreilles. C’était ce jour-là qu’il avait découvert qu’Evan était capable de faire preuve une concentration inouïe, à la limite de ce qu’un être humain pouvait faire en général. Ce n’était que le soir après qu’ils aient mangé un repas cuisiné par Princeton qu’Evan était ressorti de l’atelier avec des traces de peinture un peu partout. Il lui avait paru plus détendu que jamais et en les voyants son visage s’était éclairé comme s’il ignorait qu’ils étaient là. Parce qu’il l’ignorait réellement.

Qui était-il réellement ? Evan…

Je frémis d’excitation d’avoir vu juste le concernant. Tu vois cela de moi mais avant de te demande ce que je suis, tu l’as déjà remarqué n’est-ce pas ? Ton A’shua Meno. Qu’est-il ?

Les paroles de Franz Parker l’intriguaient encore plus désormais. Son grand-père… Franz… Et ce que ses yeux lui montraient. À quelle conclusion était-il censé arriver ? Quelle était la réponse à la question de Franz. Question qu’il se posait en réalité depuis toujours… à chaque fois que sa synesthésie se déclenchait. Qu’il voyait cette aura écarlate autour de son A’shua Meno…

Le serment d’honneur l’engageait tout entier. S’il le prêtait, il le respecterait assurément. Sha’Sofu luttait. Il voulait l’entendre prêter serment avant de s’en aller. Il ne pouvait pas lui faire endurer cela plus longtemps. Keiji prit son neshir et l’alama dans un tourbillon de fumée argenté et jaune. Il se mit ensuite à genoux, en prenant à pleine main la lame tranchante comme du rasoir d’Hozukin qui lui entailla les paumes et les doigts, la pointe du neshir dirigée vers le sol. Alors que son sang coulait le long de la lame, il dit :

— Par le fil de mon acier, Hozukin et le Sang d’Asano, mon sang, Je te fais le serment, Sha’Sofu que si mon A’shua Meno venait à devenir un danger, un obstacle à la paix des hommes, je mettrais un terme à son existence et je m’y appliquerais de tout mon cœur.

La lame se vaporisa cautérisant ses paumes et ses doigts meurtris. Keiji rattrapa son neshir avant qu’il ne touche le sol et dans le même mouvement le riva à sa corne noire. Sha’Sofu se détendit dans son lit avec un sourire serein sur ses lèvres gercées tandis que le cœur de Keiji devenait de plus en plus lourd.

Il déglutit.

— Oui, tu le feras, tu en seras capable. Car tu es appelé à cela. Défendre l’honneur au prix du sang. Tu es vraiment comme lui...

— Comme qui ?

— Aki Asano, notre ancêtre. Cette même fidélité envers tes amis mais cette responsabilité te rendant capable de les arrêter si cela s’avère nécessaire, sans compromission. Savais-tu que le Shogun au Soleil Noir était également extrêmement doué avec les chiffres ? Et ce potentiel que tu as. La densité de ton sang d’airain. C’est réellement comme si Aki au Soleil Noir s’était réincarné... Je l’ai toujours dit à Asagoro et à Aileen... Je l’ai vu dès que mon regard s’est posé sur toi.

— Ce que tu dis m’honore Sha’Sofu.

— Muishan’alm’er est proche… Sha’Moki, plus proche que jamais. Le Roi de l’Abîme qui se lève de l’Incandescent… Ceux qui invoquent l’abîme qui reviennent… Ceux sont des signes... Les Koreishiron Tanakim se lèveront bientôt et avec eux, Olikandor Rakesh. Puisse l’Existant vous préserver en ces jours sombres à venir.

Keiji fut troublé. Quel lien y’avait-il entre le Roi de l’Abîme et ces êtres prophétiques que son arrière-grand-père venait de mentionner. Les Koreishiron Tanakim, les Lunes Cendrées et Olikandor Rakesh, le Roi Sans-Nom ? Cette prophétie mineure était censée se réaliser au moment de la Deuxième Calamité… Le Voile de la mort. Muishan’alm’er. Après mille ans d’attente, cela allait lui tomber dessus ? Sur sa génération ? Il n’avait pas peur… Il était juste perturbé. Mais non, qu’est-ce qu’il racontait ? Comment son arrière-grand-père aurait pu le savoir ? Il n’était pas une Sentinelle.

Les Lunes Cendrées… Une dizaine d’années plus tôt, il avait été envoyé par sa mère dans le monastère Eol comme la tradition des Asano l’exigeait à l’âge de sept ans. Dans ce monastère, alors que cela faisait un mois qu’il y séjournait, apprenant le solominon, et découvrant la sagesse du Mirkh’anduri, après le déjeuner, assis sur l’une des marches du temples, il avait surpris une conversation très animée entre deux salomens. Il s’en souvenait comme si c’était hier. Leur désaccord portait sur la traduction d’un passage de la prophétie des Lunes Cendrées et du Roi Sans-Nom écrit bien entendu en langue d’Ishar.

L’un d’entre eux, celui qui semblait plus âgé et expérimenté affirmaient que par la main de l’une des Lunes Cendrées un continent entier sombrerait dans un océan de souffre et de feu liquide. L’autre s’obstinait à dire que ce n’était qu’une métaphore de la guerre mais son interlocuteur s’évertuait à lui affirmer que non en s’appuyant sur d’autres passages du Mirkh’anduri. A l’époque, sans être capable de le justifier, et même si l’idée lui avait paru des plus absurdes, Keiji avait été plus enclin à croire le plus âgé. Depuis, l’idée qu’il se faisait des Lunes Cendrées étaient celle d’individus sinistres.

Il les voyait comme des êtres maléfiques. Des entités de cauchemar. Engloutir un continent entier… Des centaines de millions de morts… Bien sûr qu’ils étaient maléfiques. Le Sagolem ne savait trop que penser des Lunes Cendrées et était divisé à leur sujet. Certain racontait qu’ils aideraient le Noguem à vaincre Muishan’alm’er, d’autre que le Roi Sans-Nom et Ses Lunes Cendrées détruiraient le monde si Muishan’alm’er ne l’anéantissait pas avant.

— L’Innocent… il me l’a affirmé… commença-t-il.

Il se tut puis inspira profondément avec difficulté avant d’expirer en disant :

— Le futur de la famille est entre de bonne main. Aileen peut être fière d’elle… Finalement, Akihito était le bon…

Le jeune Sha’Daigan se força à sourire. Une angoisse qu’il ne s’expliquait pas lui serrait la gorge et la poitrine. Il n’était pas aussi facile de le perturber d’habitude mais là… Il ne savait pas pourquoi mais il était convaincu que les paroles de Sha’Sofu étaient véridiques. Les jours à venir s’annonçaient terribles.

— Soit toujours fier et digne de ton ancêtre, Keiji. Honore le Sang d’Asano qui coule dans tes veines. L’honneur est un soleil, la guerre sème les ténèbres, mais le soleil noir se lève répandant une guerre honorable comme un loup défendant sa meute du reste du monde. Nos crocs déchirent le monde !

Nos crocs déchirent le monde ! répéta Keiji, au bord des larmes.

Sha’Sofu cessa brusquement de respirer, un sourire paisible sur les lèvres. Entre ses paupières mi-closes, la vie brillant dans son regard perçant s’évanouit, ne laissant que deux pupilles sombres et vide. Keiji reposa délicatement sa main sur le lit, le long de son flanc inerte, son ventre noué et son cœur serré par tristesse.

Le Loup Immortel était retourné vers son Créateur.

Le Dernier Témoin essuya les larmes de ses yeux, prit une profonde inspiration et marcha jusqu’à la porte. Quand elle s’ouvrit devant lui, il se retrouva nez-à-nez avec sa mère qui affichait une expression à la fois digne et émue, et son père qui tenta un sourire réconfortant. Son grand-père, le visage solennel hocha plusieurs fois la tête. Keiji croisa le regard triste de sa sœur qui se tenait à côté de son père. Ils s’écartèrent tous devant lui puis marchèrent à sa suite. Le reste du Sang d’Asano s’aligna de part et d’autre du vaste et long couloir de l’hôpital privé construit au sein du domaine familiale de Nagoya. Quand Keiji et sa famille sortirent sur le large perron de l’hôpital princier Tomoko Niikawa, la grande cour était noire de monde. Il reconnut alors ceux qui la recouvraient. Leurs armures shirag constituées de plaques sombres de BoisFer nélamique rappelaient celles des samouraïs par la présence de motifs sculptés inspirés des plaques de métal ou de cuir des armures ancestrales lacés les unes aux autres. Ils portaient tous un casque en forme de tête de loup identique au loup du Sang d’Asano qui dissimulait leur visage et ils arboraient le blason primordial sur le torse.

Quand le Mikado Noir se tint près de lui et posa une main ferme sur son épaule, d’un mouvement synchronisé, ils posèrent un genou à terre, et saisirent d’une main la lame de leur neshir pointée vers le sol. On les nommait les Soleils-Loups. Des branches du Sang d’Asano qui par peur de rouiller et d’être effacé de l’arbre généalogique, avaient décidé de renoncer à toute légitimité pour le blason primordial et choisi de servir la branche principale pour l’éternité.

— Ce que tu vois là, est une des forces du Sang d’Asano. Seuls les Sangs Primordiaux possèdent un Shaeren’geidan aussi large.

Cela signifiait armée du sang.

— Une armée privée hors du contrôle direct du Roi de l’Aurore. Bien sûr, il y a des règles que nous devons respecter mais nous sommes à part. Les autres Familles Anciennes n’en possèdent pas. Leurs membres ont donc besoin d’avoir un grade au sein du Noguem pour avoir des ignemshirs sous leurs ordres mais nous, même si nous n’étions que de simples fantassins, nous aurions toujours l’armée des Soleils-Loups, Une Phalange de guerriers surentrainés et fidèles, prêts à mourir pour réaliser ce que le Gardien du Sang d’Asano désire. Ce que je désire. Et bientôt ce sera ton tour car c’est ce que ta mère désire. Les Familles Pacificatrices disposent également d’un Shaeren’geidan mais de la taille d’une haute-centurie, à peine un millier d’homme quand nous, les Primordiaux disposons de cinq fois ce nombre.

— Pourquoi posséder une armée privée ?

— Afin que quoiqu’il advienne, pour le Sang d’Asano, la Terre soit toujours sans péril. Il demeure toujours ainsi sous la protection des cendres. Nous sommes ceux que les Trois-Mondes doivent craindre et tu sais pourquoi, Keiji, n’est-ce pas ?

— Parce que nos crocs déchirent le monde, répondit-il avec assurance.

— Oui, nos crocs déchirent le monde ! s’écria son grand-père en tendant brusquement le poing vers le ciel.

Le sang de leur paume gouttant de la pointe de leur neshir, à leur tour, les Soleils-Loups grondèrent en cœur :

Nos crocs déchirent le monde !


Texte publié par N.K.B, 9 novembre 2019 à 22h31
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