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Ignemshir, Tome 1 : L'Étincelle Mourante
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tome 1, Chapitre 23 « Les Corneilles de Fer » tome 1, Chapitre 23

Ce fut la douleur qui le réveilla. Cinglante, elle l’élança de son dos. Il frissonna puis la sensation de froid s’estompa comme d’habitude. Il s’aperçut alors, qu’il était torse-nu. Il ouvrit les yeux puis les referma car une vive lumière lui brûla les rétines. Il cligna des paupières et sa vue floue se précisa.

Il était dans une salle à haut plafond et aux murs de métal arrondis. Ses bras étaient attachés au-dessus de sa tête à une grosse chaine aux maillons épais qui pendait du plafond invisible. Le métal lacérait ses poignées et ses épaules étaient douloureuses. Il devait se tenir sur la pointe de ses pieds nus pour se soulager et pouvoir respirer. Une douleur irradia à nouveau de son dos alors que l’écho d’un claquement rebondissait contre les murs.

Il comprit alors qu’on venait de le fouetter. Venant de la pénombre, hors du faisceau de lumière qui lui agressait les rétines, un homme apparut. Il portait une veste shirag grise avec une corneille gris foncé barrée d’une épée rouge brodée sur la poitrine en face du Cercle de l’Univers situé au niveau du cœur. Une plume argentée chatoyait au bord de chacune de ses manches

Evan frissonna.

— Plume de Fer, grogna-t-il alors qu’un autre claquement manqua de lui arracher un gémissement mais ce dernier mourut dans sa gorge.

— Alumnus Evan Jameson Kupenda, dit-il d’une voix sifflante et sans émotion. Des paroles ont été prononcées. Des paroles ont été rapportées. Des paroles ont été confirmées par un nombre de témoins validant ainsi leur authenticité.

— De quoi m’accuse-t-on ? grogna-t-il entre ses dents en dardant sur lui ses yeux d’onyx bouillonnant de rage.

Avait-il mal jugé la Regina Pourpre ? N’était-elle en réalité qu’une gamine prétentieuse pour s’empresser de courir chez les Corneilles ? Probablement.

— Eh bien, tu as proféré des paroles, jeune alumnus. Ton destin te déplaît ? Penses-tu avoir hérité d’un tel pouvoir sans devoir en assumer les conséquences ? Ne te réjouis-tu pas que la maladie sous toute ses formes ne soit plus qu’un lointain souvenir ? que ta vitesse de cicatrisation soit de loin supérieure à celle du commun des mortels ? que ton espérance de vie soit deux fois plus longue ? Sans parler du pouvoir sans limite que recèlent les neshirs…

— Vous m’accusez d’avoir proféré des paroles mais lesquelles ? répéta Evan avec moins de véhémence, son estomac se noua, comprenant.

— Tu méprises ton devoir. Tu ne considères pas la valeur de ton statut. L’honneur et le privilège d’avoir été choisi pour défendre le Noguem.

Le Noguem avait-il dit, pas l’Humanité. Le Noguem. Evan leva les yeux au ciel. Kilian sûrement. Ou Emma… mais les Plumes de Fer leur fichaient probablement la frousse comme à tous les Non-Compatibles. Alors peut-être était-ce Yuri… En fait, il y avait tellement de coupables potentiels. Lucas, Baptiste ou Jordan et tous les alumni qui le détestaient. Il y en avait trop désormais.

— Je… commença-t-il d’un ton agressif.

Mais il se tût brusquement, car parler était une erreur monumentale. Il était à leur merci et non sur un pied d’égalité comme dans une arène. Les Plumes de Fer étaient le bras du Roi de l’Aurore, ils faisaient respecter le Codex Shirin. Il était tout seul face à la volonté du Noguem et de son roi. Il n’y avait rien qu’il pût faire. Rien du tout. L’homme à la face de serpent eut un sourire cruel. Comme s’il avait lu dans ses pensées. Il siffla :

— Tu es moins idiot que je le pensais…

On lui donna un autre coup de fouet, puis un autre. Les coups claquèrent dans une succession d’échos ininterrompus au point que lorsque cela s’arrêta, ses oreilles bourdonnaient, la tête lui tournait et sa mâchoire était douloureuse de crispation.

— Dix coups de fouet et pas un seul hurlement de douleur, ni même un cri... Tu es aussi orgueilleux qu’un nihil. Nous verrons bien jusqu’à quand. Moi, Garul Jen, Corneille de Fer, sous les ordres du Prince de l’Aube et du Grand Exécuteur, te condamne à quatre cents coups de fouet pour dénigrement des instances supérieures et calomnies.

Calomnie ? Quel genre de justice était-ce ? Et quatre-cents coups ? Après dix coups, il avait l’impression que tout son corps irradiait de douleur. Peu importait. Il ne courberait pas l’échine. Evan serra les dents, plantant son regard intense sur la Corneille de Fer et cette dernière sourit. Il fit un signe de tête à celui qui tenait le fouet et les coups reprirent. Ils se succédaient, les uns après les autres de manière ininterrompue. Quand trois cents coups passèrent, Evan n’était plus qu’à demi-conscient. Le sol était depuis longtemps glissant à cause de son sang. Il n’essayait même plus de se tenir sur la pointe des pieds pour atténuer la douleur de ses poignées. C’était inutile parce que le monde n’était plus que douleur. Il pendait là, misérablement, la respiration sifflante alors que le fouet labourait sa chair ensanglantée. Il ne sut quand on le détacha mais il reprit brièvement conscience lorsque son épaule s’écrasa lourdement sur le béton. Il entendit une voix froide et sifflante dire :

— Eh bien, j’aurais peut-être dû le condamner à six-cents coups. Cette vermine n’a pas poussé le moindre cri. C’est un échec. Il sera tenté de récidiver.

— Le Tri est de plus en plus ardu, répondit un autre. Kiona Paine est la schola du Noguem où le Tri est le plus draconien, et elle compte également le plus de Trépassés. C’est ce que l’on obtient, je suppose. Une volonté d’acier dans un corps de fer.

— Non, je ne crois pas que ce soit ça. Tu aurais dû voir ses yeux. Noir comme la tanière du Dévoreur. Comme l’Abîme où il se cache. Et cette colère. Cette rage. Il doit être purifié des graines de rébellion qui sont en lui. Purifier de l’attrait que le Chemin de l’Abîme a sur son âme. Par le fouet et la douleur. Il n’y a que cela qui pourra le sauver. Il est clair qu’il lui faudra une autre séance.

— Vous… Nous n’avons pas… Je veux dire, le Codex…

— Nous sommes le Codex, Alastair. Nous sommes le Codex. Demain, une autre séance. Notre boulot, c’est de mâter les coriaces comme celui-là. Les faire rentrer dans le rang. Les ramener vers la Flamme Immaculée. La volonté même du Noguem. Vers la lumière !

— Il ne tiendra pas debout pour la Fourmilière…

— Le Tri continue, Alastair. Il est inéluctable et primordial…

Evan sombra dans un sommeil sans rêve. Quand il revint à lui, il grelottait de froid. Il n’avait plus ressenti cette sensation depuis longtemps. Il n’avait plus perçu le froid avec une telle intensité depuis qu’il était un ignemshir. Le séjour dans le lac gelé norvégien mis à part. Pourquoi ? Le sang. Il avait perdu trop de sang c’était sûrement pour cela qu’il n’arrivait plus à se réchauffer. Charlaine lui avait déjà parlé de ce phénomène. Allongé sur le ventre à même le béton froid, il se mit sur l’épaule et un gémissement sortit de sa gorge. Agir sans réfléchir au préalable. Une erreur qu’il devait cesser de commettre. Un homme qui ne se maitrisait pas, était comme une cité sans muraille, lui disaient toujours Princeton. Il avait exprimé sa colère comme un abruti au lieu de la boucler comme d’habitude. Et voilà ce que ça lui avait apporté. Un séjour chez les Corneilles de fer à se faire fouetter comme un esclave désobéissant. Après tout, c’était ce qu’il était. Un esclave.

Après la mort de Sue, sa colère n’avait cessé de grandir. Il avait appris à se contrôler, mais cette rage n’avait jamais disparu. Il sera les poings et tenta de s’assoir. Le lancinement était insupportable. Il souffrait tellement que tout son corps tremblait. Il abandonna. Les barreaux épais de sa cellule le séparaient du couloir blafard et glacial. Combien de temps devrait-il resté ici ? Pour l’impair qu’il avait commis normalement, une seule séance de flagellation était de rigueur.

D’après le Codex, les membres de sa famille devaient être contacté afin qu’il vienne le récupérer. Le seul membre de sa famille qui aurait pu venir était Princeton. Mais il n’était pas là. Il n’avait personne d’autre à Paris-la-Nouvelle. Jeremiah était probablement sur un autre continent.

Depuis combien de temps dormait-il ? Il se crispa à cause d’une douleur aigue qui lui brûla le dos et lui coupa la respiration. Quand cette dernière diminua, il put de nouveau respirer mais la douleur revint embrasant son dos entier.

— Tu ne pleures pas ? Demanda une voix dans la pénombre. J’en connais beaucoup qui en serait déjà à ce stade s’ils avaient été à ta place.

Evan se figea et chercha des yeux l’origine de la voix mais sans succès. Néanmoins, il l’avait reconnu sans mal.

— Regina Pourpre, grommela Evan en saisissant l’un des barreaux. J’espère que le spectacle est à votre goût, continua-t-il avec rage. Mais je ne vous ferais pas le plaisir de voir couler la moindre de mes larmes.

La respiration saccadée à cause de l’effort et des lancinements, il se hissa laborieusement sur ses genoux. Il ne resterait pas à plat ventre devant cette fille. Elle sortit de la pénombre apparaissant à la lumière pâle du couloir. Elle portait un large sweat à capuche noir ouvert sur une tunique noire, un jeans étroit noir et des Chesterfield de la même couleur. Elle le toisait de toute sa hauteur, ses yeux ambrés semblant comme brûler d’un feu glacial. Elle s’accroupit alors près des barreaux en le jaugeant avec curiosité. Comme s’il avait été une créature inconnue dont elle essayait de déterminer l’espèce.

— Je n’éprouve aucun plaisir à te voir souffrir, ma’nkel. J’espère simplement que tu comprends, maintenant, dit-elle avec une voix qui paraissait sincère, presque compatissante.

En effet, le voir souffrir ne semblait pas lui faire plaisir mais cela ne l’attristait pas non plus. En fait, son sort l’indifférait probablement.

— Comprendre quoi ? Grogna-t-il alors que la douleur faisait trembler ses mains crispées autour des barreaux.

— A rester à ta place, Empereur. Nous avons tous une place en ce monde. Essayer de changer cela, c’est se mettre le monde à dos. Il faut avoir les épaules suffisamment solides, mais plus importants, des moyens et des leviers. Ce que tu n’as pas.

— Tu t’es déplacé jusque dans ce fort, juste pour me dire cela ?

Ella parut réfléchir comme si elle n’était pas sûre de connaître la réponse à sa question.

— Si on veut, répondit-elle finalement.

Elle lui tendit une bouteille en plastique remplit d’un liquide sombre. Evan le jaugea avec suspicion avant d’arrêter son regard sur elle et de demander :

— Tu veux m’achever en m’empoisonnant ? Comment as-tu su que j’étais ici ?

— Je suis la Regina Pourpre, j’ai des privilèges, répondit-elle simplement. Ne refuse pas une main tendue. Tiens, prends-la.

Evan qui malgré le froid transpirait abondamment, lui répondit d’une voix qui, grâce à un effort surhumain, ne trembla pas alors qu’un incendie ravageait son dos :

— Pourquoi me tendrais-tu la main, Regina Pourpre ? Je ne comprends pas. Je ne suis rien pour toi. On ne se connait même pas. Nous n’avons même jamais croisé le fer et notre dernière rencontre n’était pas… comment dire, particulièrement chaleureuse…

— Tu vois toujours le mal partout ou bien c’est uniquement avec moi ? D’accord très bien. Tu as attisé ma curiosité, Empereur Déchainé. Je reconnais avoir l’habitude que les ma’nkel se comportent différemment envers moi. Mais toi, tu me parles comme si nous étions égaux.

Evan se mit à rire. Cela lui était pénible mais il ne pût s’en empêcher en entendant de telles paroles. Il se rendit compte qu’elle continuait de l’observer avec une attention soutenue.

— Égaux, marmonna-t-il sans cesser de rire. Comme si…

— Qu’as-tu dit ? Demanda-t-elle en se penchant un peu plus en avant.

Le jeune homme pouvait sentir les effluves de son parfum. Pourpre tout naturellement. Souvenirs perdus. C’était un parfum agréable, frais et sucré. Cela lui rappela Tessa mais il rejeta cette pensée. Il souffrait déjà suffisamment dans son corps pour que son âme en rajoute.

— Jahandar, dit Evan plus haut. Il n’existait sur les Huit Phoenix aucun ignemshir capable de le vaincre. Il n’y avait pas plus ma’nkel que lui. Alors dis-moi sur quoi se base votre supériorité à vous les Sha’Daigan ?

— Le sang, répondit-elle simplement comme si c’était logique. Jahandar, continua-t-elle d’une voix plus douce. Il était un cas à part. Il ressemblait à un Sang d’Airain. Un Fils des Cendres des premiers âges. Car après tout, au tout début, il n’y avait que les pionniers. Le Roi Flamboyant était une exception qui ne faisait que confirmer la règle. Il y en a toujours de temps en temps.

Evan déglutit, épuisé par la douleur et contrarié par ce qu’il entendait.

— Plus de neuf dixième des Guerriers Impériaux sont issus du Sang Ancien, rajouta-t-elle.

— On sait pertinemment que plus on possède d’ancêtres ignemshirs plus on a tendance à avoir une Compatibilité élevé, rétorqua Evan.

— C’est exactement ce que je dis, ma’nkel. Le sang est ce qui nous rend supérieur. C’est un fait indubitable.

Elle continuait de l’observer avec ce même regard plein d’intérêt.

— Je suis une sorte de bête de foire pour toi ?

— Peut-être… j’en attendais plus de toi… Je crois… répondit-elle en haussant les épaules. De l’un des Quatre Souverains. Je suis un peu déçu.

— Navré que le spectacle ne soit pas à ton goût.

— Ce sont plus tes performances qui ne le sont pas. Pour ce qui est du spectacle. Tu t’en sors très honorablement, étant donné ce que tu as subi.

Evan ne put réprimer un sourire en secouant la tête, n’en revenant pas de ce qu’il entendait. Cette fille était convaincue d’être une sorte d’entité supérieure. Être qui portait sur le monde un regard juste et équilibré sans oublier sa supériorité.

— Est-ce que tu penses être humaine ?

— Je suis plus qu’un homme, répondit-elle immédiatement. Beaucoup plus.

— Lorsqu’Ishirin’Ral’Eriok, le Dévoreur de Cendres, sortira de l’Abîme pour te rendre visite, tu te rendras compte que la cendre n’est que de la terre consumée par le feu.

Elle sourit. Une réaction à laquelle il ne s’était pas attendu. Sous la lumière pâle du couloir, ses jolis traits lui donnaient un air irréel. Comme si elle était une sorte de déesse psychopompe. Ou une Naareïs, les prophétesses aussi magnifiques que sinistres qui servaient les Reiishirins lors des Trente Années du Chaos. Elle n’était pas comme les autres Sha’Daigan. Elle en avait tous les codes mais au fond, il voyait bien qu’elle était différente.

— Tu me regardes différemment, dit-elle. A quoi penses-tu ?

Le jeune homme s’allongea doucement sur le côté sans cesser de regarder La Reine des Cendres.

— Ella, répondit-il. Pourquoi apprécies-tu autant cette fille. Je veux dire. Tu es tellement plus qu’un être humain. Côtoyer une fille aussi quelconque ne t’ennuie pas. Cela ne te répugne pas. D’autant qu’elle vit dans le Moulin. Ce qui n’a rien de glorieux.

Elle eut encore ce même sourire. Evan se rendit compte qu’il aurait aimé la peindre. Comme il la voyait présentement. Il n’éprouvait pas de sympathie à l’égard de cette fille mais il savait reconnaître la beauté lorsqu’il la voyait.

— Ella n’est pas quelconque, loin de là. Je l’apprécie, c’est tout. Je n’ai pas de raison particulière. Je ne lui demande pas d’être différente et je comprends qu’elle et moi ne vivons pas dans le même monde. C’est même pour cela que je l’apprécie… Je crois…

Evan sourit. Ella était pour elle, ce que la peinture était pour lui… Un moyen d’échapper au monde noguemien. De se sentir normal. Elle posa délicatement la bouteille à l’intérieur de la cellule, derrière les barreaux à côté de lui et se redressa en esquissant un sourire charmant en disant :

— Quelle est votre devise déjà ? celle des lonshirions ? Un lonshirion est un vent brulant et impétueux…

— Sa force est indomptable et sa lame indestructible, compléta à voix basse Evan, les yeux clos, sentant un engourdissement l’envahir alors que la douleur s’atténuait un peu.

— Je comprends encore mieux pourquoi Jahandar, le Roi Flamboyant te tenait en si haute estime. Tu devrais boire ce qu’il y a dans la bouteille, entendit-il bercer par la voix chaude et suave de la jeune fille. Cela apaisera ta douleur.

Il l’entendit s’éloigner puis le silence reprit possession des lieux. Jahandar ? Que savait-elle de lui ? Il ne se souvenait pas que ce dernier fût particulièrement proche de Nora Zal... Il ouvrit les yeux et fixa la bouteille, pensivement.


Texte publié par N.K.B, 2 octobre 2019 à 17h28
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