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Ignemshir, Tome 1 : L'Étincelle Mourante
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tome 1, Chapitre 16 « Souvenirs de Remorum » tome 1, Chapitre 16

Après avoir traversé le hall du gymnase de la schola, ils furent accueillis à leur sortie par le voile glacé de l’hiver. Le gymnase était à l’écart du reste de l’établissement, ils devaient donc traverser le Bois aux Lunes jusqu’au Jardin des Souvenirs. Après avoir passé le jardin, ils rejoignirent un large chemin de pierre qui menait à l’entrée de l’aile-est de la schola.

Evan n’avait qu’une envie : se glisser dans son lit. Keiji avait sorti son R-Tatoo et jouait tout en marchant à un jeu stupide, le Champinja. Il consistait à écraser des champignons ninjas radioactif avec une planche à pain. Charlaine finissait dans deux heures. Elle leur avait envoyé, par message, les trois émoticônes rituels. Ceux qu’elle leurs envoyait toujours après qu’ils aient risqué leur vie lors d’une épreuve liée à leur parcours d’apprentissage. Au cours de ces neuf années, elle n’avait jamais manqué de le faire. Et pour Evan, trouver les smileys inquiet, triste et souriant à la fin de la journée, était toujours le signe tout allait bien, qu’il parviendrait bien au bout de tout cela.

Alors qu’il remontait le couloir en compagnie de Keiji, un garçon plutôt petit, à la peau cuivré et cheveux noirs, lisses et aux lunettes rondes vint à leur rencontre. Probablement un aspirant scientis mais Evan ne le connaissait pas.

— Que la Terre vous soit sauve, leur dit-il en se mettant à marcher à côté d’eux.

Evan ne savait pas ce qu’il leur voulait mais il espérait que c’était à Keiji qu’il voulait parler. Il était d’humeur solitaire et taciturne. De fait, il ne lui répondit pas. Keiji non plus, mais à cause de son jeu sur phablette. Ses pellicules, il fallait qu’il les développe. Cet exercice était toujours profondément reposant. Les Sha’Daigan, le Noguem, Tessa, et tous ses problèmes n’existaient plus dès l’instant où il entrait dans sa chambre noire.

— Tu es bien Evan Jameson Kupenda, fit-il.

Le jeune africain leva les yeux au ciel. Pourquoi posait-il la question alors qu’il connaissait probablement la réponse. Tout le monde savait qui il était dans cette fichue schola. Avec le garoway et le neshirinshi…

— Qui le demande ?

— Salman Ruhk, je suis l’un des nouveaux rédacteurs du Kiona Paine Observer, et je t’ai choisi comme sujet de mon premier article.

Evan ne sut si Salman s’attendait à ce qu’il se sentît honoré d’avoir été choisi. Si c’était le cas, l’aspirant scientis était loin du compte car il n’était pas dupe. Il n’y avait rien d’élogieux à dire à son sujet à l’heure actuelle. C’était plutôt l’inverse.

— Tu devrais plutôt en faire un sur lui, fit-il en désignant Keiji. Il y a beaucoup de chose dire.

Keiji sourit d’un air détaché en levant la tête de son R-Tatoo.

— Si vous saviez, murmura-t-il.

— Probablement, répondit-il en prenant ses lunettes et les nettoyants avec un mouchoir en pressant le pas pour rester à leur hauteur. Mais tu es plus intéressant. Je comptais l’intitulé…

— La chute d’une étoile ? fit Evan sarcastique.

— La fin d’une promesse. J’aimerai m’entretenir avec toi sur tes dernières stat, la perte de ta troisième place face à Jin, la rupture avec l’héritière des Harlec et enquêter sur la raison justement de cet échec prévisible. Tu es quintus maintenant c’est ça ?

— Échec prévisible, répéta Evan à voix basse. Personne ne lit le Kiona Paine Observer, fit-il remarquer plus haut alors qu’il pressait le pas dans le long couloir menant au grand hall.

— Au contraire, toute la schola et même pratiquement tous les élèves des scholas des Trois-Mondes le lisent. Ils aiment se tenir au courant de la situation de leurs homologues de la schola numéro une. D’autant plus que le Rex Pourpre est chez nous.

— Le Rex Pourpre, voilà un excellent sujet. Va voir Alex, il sera ravi d’être interviewer, enfin... Non, peut-être pas…

Salman, qui faisait quinze centimètres de moins qu’eux, avaient beaucoup de mal à les suivre car ils marchaient de plus en plus vite.

— Je pense quand même que…

— Tu es sûr d’être un aspirant scientis ? Lui lança abruptement Keiji en s’arrêtant net et soupirant.

Salman le regarda perplexe.

— Il essaye de te faire comprendre qu’il n’en a rien à faire de ton article alors dégage.

— Un gros cerveau mais pas une once de subtilité, déplora Evan avant de faire un signe à Keiji et ensemble, ils le plantèrent là.

Salman les regarda alors s’éloigner dans la cour, bouillonnant de colère d’avoir été ainsi rebuté comme un malpropre.

Ils se séparèrent sur le parking. Keiji partit à son rendez-vous non sans lui avoir encore dit qu’il devrait parler de sa situation à Princeton. Evan s’était contenté de hausser les épaules et de lui souhaiter bonne chance. Une fois que l’hyper-aérocar de son ami fût hors de vue, Evan marcha jusqu’à sa Jeep et s’y installa. Dans le silence apaisant de l’habitacle, il ne bougea pas pendant plusieurs secondes en fixant d’un air perdu son parebrise. Il finît par appuyer son front contre le volant et lâcha dans un soupir :

— Plus que soixante-deux jours…

Un coup donner contre sa vitre le fit se redresser en sursaut. Il découvrit Tessa un bonnet sur la tête. Ses cheveux encadraient son joli visage aux joues rougies par le froid. Il baissa la vitre en regrettant de ne pas s’être fait Hokein’aki plus tôt dans la journée comme le lui avaient si gentiment proposé Herbert et Yuri.

— Je te saoule, n’est-ce pas ? Demanda-t-elle en s’emmitouflant dans une grosse écharpe en laine tressée grise.

— Que puis-je pour toi ? Parce que je dois t’avouer que je ne rêve que de calme et tranquillité.

— C’est pour t’aider, Evan. Allons prendre un café, proposa-t-elle.

— Ton chauffeur n’est pas venu te chercher ?

— Je l’ai renvoyé. Je me retrouve sans moyen de transport. Je sais que tu ne m’abandonnerais pas comme ça. Seul, dans ce parking. Par ce froid. Sous la neige.

— Il y a des trams et des bus, dit-il blasé.

— Je sais, mais je te demande juste un café.

Encore ce nœud à l’estomac. Son cœur battait plus vite. Il fallait qu’il se débarrasse d’une manière ou d’une autre des sentiments qu’il avait à son égard. Cela ne ferait que le faire souffrir. Cela faisait trois mois déjà. Lui qui pensait que la césure aiderait…

— Monte.

Elle fit le tour, Evan lui ouvrit la portière et elle prit place à côté de lui en claquant la portière. Tandis que son parfum emplissait l’habitacle, Evan sortit lentement du parking et s’engagea sur la grande avenue. Le ciel sombre pleurait d’épaisses larmes de glace et un vent glacial soufflait sur Paris-la-Nouvelle. Ses gratte-ciels lumineux et multicolores, aux formes inattendues donnaient à cette soirée hivernale un peu plus de chaleur. La Tour de la Nuit, avec ses milliers d’étages, dominait la ville tel un sabre géant éventrant les nuages. Evan roula en fixant longuement le ciel sinistre. Il sentait le regard de Tessa peser sur lui mais il s’efforçait de l’ignorer. Il savait qu’elle essayait de le déchiffrer comme les énigmes qu’elle affectionnait tant. À chaque coin de rue des hologrammes publicitaires vantaient les dernières chaussures Mvubu ou le dernier R-Tatoo, le X500 et sa version extralarge, le R-Tatoo-Tab.

Les trottoirs étaient bondés des habitants de la cité qui marchaient pressés. Ils allaient retrouver leur famille, boire un verre avec des amis après une rude journée de travail, manger dans un restaurant, se divertir devant une pièce d’holo-théâtre ou un holo-concert mais jamais la pensée de la mort n’effleurait leur esprit. Il ne vivait pas dans cette crainte permanente. Leur paix était bâtie sur leurs souffrances. Sur la souffrance des Fils des Cendres. Comme c’était un nom qui leur convenait. Fils des Cendres. Ils étaient consumés par la douleur et la souffrance de leur apprentissage et pour survivre, devait renaître constamment des cendres laissé par ce feu perpétuel. En soit, il ne pouvait pas en vouloir au Non-Compatible parce qu’il comprenait malgré tout, la nécessité de ce système mais pas son fonctionnement et ses règles. Lui, ne pouvait pas se relâcher. Sinon, il mourrait. Et il ne pouvait pas se le permettre. Il devait vivre.

Son R-Tatoo sonna ainsi que celui de Tessa. Ils le sortirent en même temps. Un flash du Kiona Paine Observer. Herbert et Mike étaient morts des suites de leurs blessures. Malgré la cicatrisation rapide dont les ignemshirs bénéficiaient, ils n’avaient pas survécu. Baptiste, l’octavus et Alejandro, le primus venaient rajouter chacun une personne supplémentaire à leur Liste Grise. Jin serait sûrement ravi, vu que Léo s’en était visiblement sorti.

— Ça va ? Lui demanda-t-elle d’une voix inquiète.

— Oui, le Tri doit continuer. Il est inéluctable et primordial, répéta-t-il à voix basse.

Evan soupira. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à trier…

Le jeune homme gara sa voiture sur une place de parking juste en face du café Chez Jean, le café préféré de Tessa. Il se situait dans une rue commerçante et animée du quartier aux gargouilles dans le 2ème arrondissement. Tandis que la jeune fille entrait, Evan récupéra le coupon que cracha un automate rectangulaire puis la Jeep s’enfonça lentement dans le parking souterrain. Une plaque d’asphalte vint combler ouverture. Il entra à son tour.

Les clients, tous dans la vingtaine, discutaient bruyamment. Son neshir et la veste shirag de son uniforme attira quelques regards à la fois admiratifs et curieux. Il rejoignit la jeune fille qui s’était assise sur une banquette près des grandes baies vitrées de la devanture. Il s’assit en face d’elle. Elle avait sorti son R-Tatoo-Tab, l’avait plié et pianotait dessus, la mine concentrée. Il la regarda faire un moment, puis son estomac noué le poussa à s’intéresser au mouvement des passants.

Que faisait-il là ? Il avait des pellicules qui l’attendaient. Le calme infini de sa chambre noire. Il irait également faire un tour dans la chambre méditatoire. Quand il allait à Bristol pour voir ses parents avec Sue et Malia, parfois Princeton lorsqu’il le pouvait, il passait des heures et des heures dans la chambre méditatoire du manoir de ses parents, en compagnie de son père. Il lui parlait de l’Existant, des Écrits des Mondes Oubliés, la légende des Royaume Oubliés d’Ishar et de beaucoup d’autres choses. Comme il avait chéri ces instants. Ils lui manquaient cruellement.

— Tu prends quelque chose ? Lui demanda Tessa en l’arrachant à ses pensées.

Il la vit qui sélectionnait un café sur son R-Tatoo sur l’application du café.

— Un thé plutôt. Jasmin et citron.

Elle sélectionna et valida la commande. La jeune fille glissa alors vers lui le R-Tatoo-Tab, avant de se faufiler hors de sa banquette et de venir s’assoir à côté de lui. Elle lui désigna, de ses doigts longs et fins, aux ongles vernis de bleu gris, un planning interactif.

— Si tu suis ce programme, je pense que tu pourras revenir à ton niveau d’avant. Il faudra principalement que tu modifies ton alimentation. Plus de produits riches en cinisite verte et rouge et en acide auranxinien.

— Ça ne se trouve pas partout... Des aliments avec ces composés.

— Les Contrées Maudites, dit-elle tout simplement.

Les Contrées Maudites étaient les zones entourant les Territoires de Phobos, des régions de la Terre où le climat, la faune et la flore étaient dans un tel état de dérèglement que lorsqu’on y pénétrait, soit on s’y perdait pour toujours, soit on y mourrait avant d’avoir trouvé le moyen d’en sortir. Les alternatives pour les ignemshirs étaient pratiquement les mêmes, si ce n’était que leurs capacités surhumaines pouvaient leur permettre en de très rares circonstances, d’en sortir vivant. Les Pics des Ténèbres se trouvaient dans l’un de ces territoires. C’était pour cette raison que les cobras géants qui y vivaient était aussi dangereux.

— Certains fruits cueillis dans des arbres à périphérie de la Forêt des Esprit possèdent ce dont tu as besoin. Les mangoustans épineux pour l’acide auranxinien par exemple. Pour la cinisite, les baies noires de Coshen qui poussent aux pieds des Pics des Ténèbres feront parfaitement l’affaire.

— Rien que ça… et ça coûte sûrement la peau des fesses, non ? Murmura Evan, le menton dans la main avant de bailler à s’en décrocher la mâchoire. Et jusqu’à preuve du contraire, je suis trop pauvre pour m’en procurer.

Il grimaça. Sa blessure au côté l’élança brusquement. Une serveuse leur apporta leur commande. Evan la remercia. Il prit la tasse et souffla pour refroidir le liquide fumant avant d’en boire une gorgée. Les effluves sucrés et citronnées se répandirent dans son palais. Le thé était aussi bon que d’habitude.

— Ce n’est pas un problème, dit-elle en touillant son café. Je peux m’en occuper. Il faudrait aussi que tu changes ton équilibre lorsque tu t’entraînes. Moins de de temps passé à travailler ton Air et plus d’Étincelle, continua-t-elle avant de prendre plusieurs gorgés de son café. Mais cela devra être fait avec une précision millimétrique.

Evan posa sa tasse, fixa le planning, songeur, avant de dire :

— Je vais y aller. Je te dépose ?

Elle écarquilla des yeux prise de cours.

— Mais… je n’ai pas fini de…

Il rabattit le R-Tatoo-Tab et le glissa devant elle, en disant, son regard d’obsidienne braqué sur ses prunelles claires :

— Je ne suis pas idiot, je vois parfaitement ce que tu essayes de faire.

— Je ne suis pas en train d’inventer, rétorqua-t-elle. Je n’essaye pas de te manipuler. Je te montre simplement que tu as…

— Besoin de toi ?

— Oui.

*

Tessa essaya de décrypter son expression, les pensées derrière son visage bistré et impénétrable, parsemé de pansements discrets. Elle tenta de voir ce qui se cachait derrière ces traits où s’entremêlait dureté et finesse, et où transparaissait de plus en plus, à mesure que les années avaient passé, une sorte de grandeur troublante.

Elle savait pourquoi certains lui portaient une haine aussi farouche. Il avait l’air indomptable. Sa crinière crépue de cheveux de jais le couronnait comme les rayons d’ébènes d’un soleil de glaise. Il émanait de lui, comme une aura impérieuse, semblable à celle d’un Sang d’Airain, les premiers ignemshirs, ceux qui avaient combattu les Reiishirins pendant la Guerre d’Airain.

Rares étaient les Sangs d’Acier qui émettait une telle présence. Pour elle, il était indestructible. C’était une certitude qui s’était peu à peu installé en elle à mesure qu’elle l’avait vu évolué au sein de l’Institut des Trois-Ordres et de Kiona Paine. Il était différent des autres.

Evan s’adossa à la banquette, pensif, puis demanda :

— Si je suis ton programme, est-ce que tu m’accorderas plus d’espace. J’ai besoin d’espace. De beaucoup d’espace.

— J’aimerai juste que tu me parles, Evan. Que tu me dises pourquoi… S’il n’y a aucune fille derrière la rupture de la promesse que tu m’avais faite il y a deux ans et demi, le jour de la fête des Ta’arki, alors pourquoi ?

Evan ouvrit le R-Tatoo-Tab, sortit son R-Tatoo et en le passant sur le planning, récupéra le fichier avant de rabattre à nouveau la tablette de la jeune fille.

— Allons-y, dit-il avec une froide autorité.

Tessa fixa un instant sa tablette avant de la récupérer d’un geste mécontent et elle se glissa hors de la banquette. Elle s’était dévêtue, alors elle remit son élégante redingote gris foncé bordée de fourrure épaisse. Evan paya l’addition en passant son R-Tatoo au niveau de la borne marquée du symbole des écu-Arlington, la monnaie mondiale, et sortit. Quand la jeune fille sortit en finissant de s’enrouler de son écharpe, Evan fixait distraitement sa vieille Jeep qui remontait sur la rue. Elle l’observa silencieusement de dos, alors que son cœur se serrait. Il avait toujours eu l’air si fort mais même sa posture avait désormais un peu changé. Cela se voyait qu’il n’allait pas bien. Elle ne voulait pas qu’il continuât sur cette pente descendante. Elle voulait qu’il redevienne celui qu’il était. Elle voulait qu’il fût de nouveau promis l’un à l’autre.

Le trajet jusqu’au domicile de la jeune fille dans le Châtelet, un quartier huppé du centre, se fit dans un silence de plomb. Elle habitait une grande maison cossue avec un grand jardin. Elle n’avait rien à voir avec l’immense demeure familiale dans le Shedimat de la cité de Remorum. Son père y était le Shedim, le seigneur de la cité. Elle avait rejoint son frère à Paris-la-Nouvelle avec sa gouvernante à son entrée à l’Institut des Trois-Ordres neuf ans plus tôt. Elle allait à Remorum la plupart des week-ends par la Lumière. La Lumière était le réseau souterrain et sous-marin d’aéronef tubulaire à très haute vélocité qui s’étendait pratiquement dans le monde entier.

*

— On est arrivé, lui dit Evan en se crispant légèrement.

La blessure que lui avait infligée Alejandro l’élançait. Il fallait qu’il se repose. Demain, tout recommençait. Et ainsi de suite jusqu’au week-end. La seule pensée de repartir dans la Fourmilière le rembrunit. Fichu Tri… Pourquoi était-il obligé de payer pour la stupidité et la mollesse des générations précédentes ? Pour le Grand Péché ? Si ces abrutis ne s’étaient pas reposés sur les Repousse-Tempêtes, le Tri n’aurait jamais été instauré. Il sentit les lèvres chaudes de Tessa qui se collèrent délicatement sur sa joue avant qu’elle ne lui dise :

— A demain, Evan. Suis le planning. Je te donne l’espace que tu veux.

Sur ces mots, elle sortit et referma la portière. Elle contourna la voiture, et de sa démarche élégante atteignit la porte de la grille qui coulissa devant elle. La jeune fille remonta ensuite l’allée jusqu’au perron avant de disparaître dans la maison.

Les battements de cœur d’Evan ralentirent. Il serrait le volant au point que ses articulations saillaient sous sa peau. Il fallait qu’il mette le plus de distance possible entre eux. Sinon, ils continueraient à souffrir. Tessa devait l’accepter. Accepter que ce fût terminé. Insister ne changerait rien à la situation. Evan revoyait encore le regard du père de cette dernière lorsqu’il lui avait annoncé qu’il mettait fin à la promesse. Son regard débordait d’une telle haine à son égard qu’Evan ne se souvenait pas s’être déjà sentit aussi coupable…

Il se caressa distraitement la base du cou dont la peau brune était vierge de toute marque. Il ne put malgré tout s’empêcher de grimacer. Il s’était mis à genou en face de son ex futur beau-père, la tête baissée et les bras croisé dans le dos, lorsqu’il lui avait annoncé qu’il renonçait officiellement la promesse. C’était la posture rituelle d’humilité. Assis sur le Trône de l’Aigle en Shedim qu’il était, le père de Tessa était vêtu de sa tenue seigneuriale. Une somptueuse veste shirag et un sarouel aux motifs complexes en fils d’or et d’argent, les armoiries du Sang d’Harlec au niveau du cœur et des bottes Chesterfield à boucle d’argent et à semelle de BoisFer séraphique reconnaissable à ses reflets dorés. Son animal de compagnie, le faucon géant Zarun, perché sur le grand dossier du trône représentant un grand aigle impérial aux ailes déployées, l’avait tout du long fixé d’un œil sombre et implacable…

Trois mois plus tôt…

Lorsque les prunelles sombres de son visage émacié au charme certain, aux traits dures et hautains, à la peau lisse et noire comme la nuit, se posèrent sur lui, Evan y lit une fureur, qui il était sûr, s’était cristallisée pour l’éternité à son encontre.

Avec le gouverneur Gustave Jun, le Shedim Rayn Harlec gouvernait la cité de Remorum. Cet homme l’avait toujours méprisé. Même s’il avait fait des efforts pour sa fille et qu’il s’était efforcé d’agir comme un père de substitution envers lui, son dédain n’avait jamais vraiment disparu. Il avait juste hiberné par nécessité mais désormais, il se réveillait plus fort que jamais.

Une attitude commune parmi les Sha’Daigan, à cause de son absence d’aïeux prestigieux et de son patronyme inconnu qui brillait par sa banalité. Rayn ne l’avait toléré qu’à cause de de son statut de Guerrier Impérial et de sa force qui surpassait pratiquement celle de tous ses pairs.

Parce qu’en un sens, il commençait à construire les prémices de sa propre légende. Légende qui s’était encore plus affirmée lorsqu’il avait reçu le titulus d’Empereur Déchainé, deux ans et demi plus tôt. S’il y avait une chose que les Sha’Daigan respectaient peut-être plus que le sang, c’était la force. C’était ce qui avait convaincu de père de Tessa de lui accorder l’honneur de faire de sa fille son amalia. Cela, en plus du fait que Tessa l’avait toujours désiré. Et nul n’ignorait que la seule faiblesse de Rayn Harlec était sa fille.

Néanmoins, il valait mieux en finir maintenant avant qu’il ne puisse plus faire marche arrière et qu’il se retrouve piégé. Il s’était menti à lui-même toutes ces années. Ce n’était pas sur un mensonge qu’il voulait fonder son foyer. Et sa vie n’était qu’un mensonge, et sa force, maintenant il le comprenait, elle n’était qu’une illusion. La crise qu’il avait eue deux semaines plus tôt… Ce n’était que le commencement. Mais il ignorait le commencement de quoi exactement. Malgré tout, il avait une petite idée de la fin qui l’attendait. Il n’était pas optimiste de nature, Keiji en conviendrait. Juste réaliste.

Il avait fini par comprendre que depuis la mort de Sue, il s’était battu toutes ses années pour être accepté par la société, pour être reconnu par ses pairs. Il avait essayé de se détacher de son passé pour se faire une place et être considéré à sa juste valeur par ce monde gouverner par des oligarques guerriers au cœur de pierre. Et cela au détriment de sa vérité. De son identité. De qui il était réellement. Et ce constat l’avait fait se sentir vide. Faux. Insatisfait. Qui était-il réellement ? Pourquoi personne ne devait-il savoir qu’il était le fils de Kani Nakayi ?

Il était inutile de bâtir quoique ce soit jusqu’à ce que la vérité, sa vérité, ne fût rétablie. Et qu’il ait fait la lumière sur tout.

Assis sur le Trône de l’Aigle de Remorum, tenant dans sa main de Sceptre d’Acier, le Shedim Harlec regarda sur le côté comme s’il était seul dans le grand Hall des Doléances du palais du Shedimat de la cité Fleuri. Comme si Evan n’était qu’un sous-homme. Un être invisible et sans substance.

Rayn Harlec se leva et se tourna vers le mur de gauche, vers la fresque en peinture mouvante. Elle représentait son ancêtre, Al Harlec, combattant l’une des dix-neuf Bêtes Ancestrales, Joryungan, le serpent-titan du Delta du Nil.

— Les ma’nkel, commença-t-il alors de sa voix suintant d’un glacial dédain, le visage dur et figé comme de la roche. Ne sont que des détritus. Des ordures. Cela m’apparaît encore plus clairement désormais. Ma fille a toujours su ce qu’elle voulait. Elle a hérité de mon caractère et de ma ténacité. C’est pour cela que j’ai fait preuve de bonté en te supportant. Le seul et unique caprice de ma brillante fille. Le seul pour lequel, elle a osé me tenir tête. Tessa est ce que j’ai de plus précieux et j’ai accepté vos fiançailles. Ce n’est pas uniquement sa résolution qui m’a fait fléchir mais aussi ce que je croyais voir en toi. J’ai pensé à tort que tu étais différent des autres. Que tu étais sérieux, sage et sensé. Tu avais d’une certaine manière réussie à susciter en moi autre chose que le mépris habituel que la plupart d’entre vous, lie de l’humanité sous l’œil compatissant du Seigneur des Mondes, m’avez toujours inspiré.

D’un revers du bras, son poing serré fit exploser la tête d’un des deux faucons en pierre, qui se dressaient de part et d’autre du trône. Il devait avoir quelque chose comme huit cents ans et était sûrement d’une valeur inestimable. Une domestique en tenue bleue, blanche et noire cousu de l’emblème du Sang de Harlec, le ciel bleu clairsemé de nuages blancs pourfendus d’une lance noire, se précipita pour nettoyer. Un regard du Shedim la pétrifia, et elle fila aussi vite qu’elle était venue.

Son atmosphaira se portant au Brasier, le Point au-delà du Crépuscule, emplit le Hall des Doléances. La pression fit grimacer Evan qui n’osa pas répandre pleinement le sien – ce qui aurait pu être perçu comme un défi de sa part – mais le conserva légèrement au-dessus du Vide. Afin de ne pas s’effondrer sur le tapis en poussant des cris plaintifs, en ayant la sensation que ses os étaient broyés. Rayn Harlec dit alors d’une voix glacée et sinistre :

— Disparaît de ma vue, ma’nkel et ne t’approche plus jamais de ma fille. Sache que si je trouve une occasion de te détruire, je la saisirai. Tu es d’ores et déjà pour moi, l’égale d’un nihil. Une promesse à ma famille, ne se romps pas. Pour qui te prends-tu ? Penses-tu que tu peux mépriser ainsi ma fille ? la rejeter comme si elle n’était qu’un accessoire dont tu t’es servi pour te faire une place parmi les Sangs d’Acier, sale petit bout de ferraille ? Tu me révulse. Ta seule vue me dégoute. Penser que le tas d’immondice que tu es, aurait pu devenir un membre de ma famille et mon gendre, me répugne. Comment ai-je pu oublier que tu étais l’un des maudits. J’ai fait la sourde oreille quand mes conseillers ont voulu me décourager d’allier ton sang vil et ta chair abject à ceux de ma fille, de ma famille. J’ai dédaigné toutes ces fables de vieux salomens séniles mais je n’aurai pas dû.

Rayn décrocha son neshir Impérial de sa corne et l’alama – de la fumée grise et ambrée jaillit en tourbillonnant de la poignée noire et forma une lame élégante couleur de bronze recouverte de veinules blanches – l’emblème de son Shirkairon luisait majestueux sur le dos des mitaines en cuir qu’il portait. Menaçant, Rayn Harlec descendit de sa démarche souple, les marches menant au trône et s’avança vers Evan, qui était toujours en génuflexion. Il détourna son regard de celui fou de rage du Shedim et fixa le sol, avec dignité cependant.

Evan ne bougea pas. A cause des traditions des Amalia ess Ta’arki, il ne ferait rien. Il accepterait le châtiment du père. Rayn Harlec leva son bras, le tranchant de la lame fendit l’air droit vers la base de son cou. Evan sentit alors une douleur irradiée son cou mais il ne tressaillit pas, ne bougea pas et ne manifesta pas la moindre peur, ni le moindre signe de faiblesse alors que du sang se répandait sur son cou et imbibait le col de sa chemise blanche.

Le Shedim resta immobile quelques secondes, la lame de son neshir toujours contre la base de son cou, mourant d’envie de trancher sa chair et de le décapiter. Prenant alors une décision, il délama son neshir, à contrecœur. La lame encore contre son cou se mua en fumée, sa chair grésilla, et les volutes grisâtres se dissipèrent dans l’air, cautérisant douloureusement sa blessure au passage. Le Shedim refixa d’un geste gracieux son neshir à la base de sa corne noire au côté. Son atmosphaira disparut.

— Tu as de la chance d’être un Guerrier impérial. Tu as vraiment de la chance, l’entendit-il marmonner.

Il le gifla avec le dos de sa main. Evan ne broncha pas alors qu’un goût familier et cuivré se répandit sur sa langue. L’orkin du père de Tessa lui avait également coupé la joue. Le Shedim posa sur lui un dernier regard bouillonnant de colère avant de s’en aller, le Sceptre d’Acier à la main, signe de son autorité sur Remorum. Il le laissa seul à genoux face à un trône vide. Zarun, le faucon, perché sur l’une des ailes du grand aigle impérial d’acier, le fixait toujours avec une froideur réprobatrice.

Un des noguemis chargés de la sécurité du Shedimat, un Garde de Terre, entra en silence et attendit quelques secondes avant de se racler bruyamment la gorge.

Evan se releva comprenant ce que cela signifiait. Il ne vit qu’un mépris souverain dans le regard du Garde de Terre aux cheveux de neige, Pierre, qu’il avait beaucoup côtoyé au cours de ces deux dernières années. Il se croyait pourtant en bon terme avec lui mais visiblement, ce n’était plus que de l’histoire ancienne. Envolée la sympathie. Maintenant, il n’était plus qu’un renégat que son Shedim avait eu la bonté de ne pas décapiter. Précédant le Garde de Terre, Evan sorti du Hall des Doléances du palais du Shedim de Remorum.


Texte publié par N.K.B, 26 septembre 2019 à 09h04
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