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Ignemshir, Tome 1 : L'Étincelle Mourante
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tome 1, Chapitre 4 « Les Gardes-Murailles » tome 1, Chapitre 4

— Sue… murmura Evan, en ouvrant lentement les yeux.

Son regard voilé fixa le plafond de sa chambre. Ses doigts coururent le long de son avant-bras. Sa peau nette et vierge jadis recouverte de cicatrices lui donnait encore le sentiment d'être celle d'un autre. Et pourtant ces cicatrices avaient disparu depuis presque dix ans. Elles s'étaient résorbées en l'espace de quelques jours après qu’il fût né des cendres. Après la Cérémonie de l’Association et ses douze épreuves qui avaient fait de lui un des Fils des Cendres. Un ignemshir.

Le devenir était nécessaire pour être membre du Noguem, l’Ordre des Noguemis. Survivre aux douze épreuves de la légendaire Caverne aux Épées d’Ulzayan, la Cité-Royaume, était la première étape. Lors de l’ultime épreuve, il était parvenu à soumettre l'une des épées de cendres, le neshir nommé Wazushendi, après une lutte qui l’avait éprouvé psychiquement et physiquement au point qu'il avait cru en mourir… Il n’avait que huit ans à l’époque, il avait perdu sa sœur depuis à peine quelques mois et on lui avait imposé une épreuve d’une violence si extrême qu’il lui aurait même maintenant été difficile de la quantifier. Son rapport à la souffrance avait changé depuis ce jour. Et sa colère n’avait fait que s’amplifier. Dominer un neshir était comme tenter de forcer un torrent à couler dans le sens contraire. Cela semblait impossible au premier abords…

Tous les candidats n’étaient pas ressortis vivants de la funeste cérémonie… Certains étaient devenus fous et d’autres avaient eu le cerveau grillé et n’étaient plus que des légumes… à l’âge de huit ans… Leur esprit brisé n’ayant pu supporter la pression psychique infernale exercée par les neshirs. Ces armes refusaient de se soumettre à des esprits dont la force de volonté était inférieur à la leurs. De farouches et violentes entités que ces neshirs. Les épées de cendres étaient plus que des armes… Elles étaient autres choses… Et il était lié à l’une de ces choses jusqu’à sa mort…

Il lâcha un profond soupir, le cœur lourd, alors que les souvenirs macabres revenaient à la charge.

— Idiote…

Si seulement elle n’avait pas éprouvé une telle admiration pour les guerriers du Noguem, elle serait encore en vie, à ses côtés. Ils auraient surmonté le péril et les dangers du parcours d’apprentissage des aspirants noguemis. Tous ceux qui étaient ressorti de la Caverne aux Épées avec un neshir et leur santé mentale intact devait prendre part à cet apprentissage périlleux. Si l’on survivait au parcours, on accédait à l’Ordre des Noguemis.

Ensemble. Ils auraient vaincu ce monde, ensemble, mais elle avait choisi de n’en faire qu’à sa tête… Et elle était morte… Il aurait pu mourir… Peut-être aurait-il dû…

Evan se redressa et regarda la date sur le mur-écran, près de sa fenêtre. C’était le jour anniversaire de sa disparition. Son estomac se noua un peu plus. Ce qui expliquait pourquoi il avait rêvé d’elle. Le jeune homme se leva vivement de son lit. Il marcha d’un pas souple jusqu’à la grande fenêtre elliptique. Elle donnait sur l’arrondissement du Moulin et plus loin, le Cimetière de Verre et de Métal. Une multitude de blocs d’immeubles de plus en plus croulants à mesure que le regard se portait au loin. Une tâche, probablement un icare, apparut dans le ciel sombre. Plusieurs éclats multicolores teintèrent brièvement les nuages surplombant les Ruines.

Une escouade de la division des Tueurs de Vents venait de défaire un Karan, une tempête de neiges bleues, un autre monstre climatique. Depuis l’Ashayshin, l'Effondrement des Cieux qui avait mis fin au règne de terreur de l’antique souverain mondial, Charles Edelweiss, le climat s'était détraqué. En plus des monstres climatiques, les saisons duraient parfois plus d’une année comme dix ans plus tôt, lors de la mort de Sue, où l’été avait persisté pendant pratiquement dix-huit mois.

Evan… je suis désolé.

Comment Princeton avait-il su qu’ils étaient sur le point d’être consumé par la Niera… Il l’ignorait toujours…

— C’est tellement facile d’être désolé quand on est plus là… murmura-t-il à voix basse, sarcastique. Toi aussi, tu devais vivre, Sue. Et comme d’habitude tu m’as refilé tout le sale boulot…

Un hologramme flottant lui annonçait trois heures du matin. Il se réveillait habituellement une heure plus tard, pour réaliser son entraînement matinal. Primordial pour son apprentissage et la maîtrise de son épée de cendres. Il consistait en un certain nombre d’exercices physiques mêlant art martial, renforcement musculaire et méditation rassemblé sous le terme ancien de Kensh’en Or’i. Cela signifiait « L’Embrasement du Tout ».

Soudain, il revit dans un flash la peau calcinée, le corps frêle de sa sœur. Si petite, si fragile dans les bras puissants de Princeton… Et le regard de Princeton. Le désespoir et la douleur. Comme s’il se retenait d’hurler sous les coups des émotions qui lui vrillait, lui dévorait le cœur. La tendresse avec laquelle il portait son corps sans vie...

Evan serra ses poings au point qu’ils tremblèrent violemment. C’était toujours aussi pénible. Aucun apaisement, malgré le temps qui passait. Il ferma les yeux, pris d'une soudaine nausée tandis qu’il avait de plus en plus de mal à respirer. Il devait absolument se vider la tête. Il sentait grandir en lui l’envie de s’isoler. De s’enfermer pour peindre. Se couper du monde pour pouvoir plus facilement s’opérer afin d’extirper cette souffrance qui lui dévorait le cœur comme une tumeur. Jusqu’à ce qu’elle grandisse de nouveau…

Sa routine… Il fallait au plus vite qu’il se plonge dans sa routine. Qu’il commence son entraînement, comme chaque matin. Sinon, il n’irait pas en cours et passerait la matinée piégée dans son atelier, entre un pinceau et une toile. Il ferma les yeux, prit une profonde inspiration, repoussant l’envie irrésistible qui le poussait à se couper du monde.

— Aller Zeek, courage. Juste un peu de courage. Je sais que tu peux le faire…

Sans surprise, ces mots n'eurent aucun effet notable sur lui. Il se sentait toujours aussi mal.

— J’en peux plus de cette vie… marmonna-t-il.

Evan arriva devant un poste-frontière. La Muraille de Verre, constituée d’épaisses plaques transparente, faite de verre incassable et hautes de près de dix mètres, se dressait entre lui et son objectif. Il aperçut une lueur à peine perceptible dans le ciel. Plusieurs même. C'était les drones qui la surveillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. À l’époque de la mort de Sue, la Muraille était dans un état lamentable. Toutes les brèches avaient été colmatées après un attentat terroriste tristement nommée la Pacesia de Sang par la presse. La Cité-Mère de Paris-la-Nouvelle avait été frappée au cœur de ses institutions les plus symboliques, plongeant le centre de la cité dans une grande confusion. Les responsables de l’attaque, les oshaïnims n’avait jamais été capturé.

Les deux Gardes-Murailles en service ce jour-là, se tenaient devant l’entrée du vieux poste-frontière. En le voyant s’approcher, ils posèrent instinctivement leurs mains sur les pommeaux de leur neshir. Ils portaient des vestes shirag ocres à col rond et aux pans de longueurs différentes. Le pan le plus court se trouvait du côté où pressait contre leur hanche, la longue poignée noire, dénuée de lame de leur neshir rivé à une corne noire comme la nuit.

Le symbole d’une muraille crénelée marron foncé était imprimé sur le pan droit tandis qu’un Cercle de l'Univers bleu foncé était brodé au niveau du cœur. Une plume ocre chatoyait sur chacune de leur manche. Ils portaient des sarouels noirs étroits à partir des genoux avec des bottes Chesterfield robustes, souples et légères, qui avaient la capacité d'étouffer les bruits de pas. Les sarouels étaient marqués de la même plume ocre que les manches de leur veste.

Les deux gardes fixèrent le jeune homme. Il était vêtu d’un simple débardeur, d’un sarouel et de baskets Chesterfield, malgré le froid mordant de la nuit. Un neshir rivé à une corne noire se balançait à son côté droit ce qui expliquait ses vêtements légers. Les ignemshirs ne craignaient ni les froids extrêmes ni les chaleurs excessives.

C’était le même garçon que chaque matin depuis leur premier jour d'affectation à ce poste-frontière. Un bien étrange spécimen…

— Que la Terre soit sans péril, leur fit-il en s’arrêtant en face d’eux.

— Que les cendres de l’Immortel te protègent, répondit l’un des deux gardes d'un ton amical.

— Ce sera comme d'habitude, commença Evan. Je serais de retour dans…

— Evan, le coupa le Gardes-Muraille qui avait répondu à sa salutation en secouant la tête. Je crois bien qui tu resteras une énigme pour moi… Les Ruines ? Encore ? Mais dis-moi, ta nouvelle fiancée est une ruinarde ou quoi ? Continua-t-il en riant.

— Non, répondit Evan. Je n’ai pas de… C’est juste que…

— C’est juste que ? coupa l’autre, un chauve râblé aux traits taillés à la serpe. Tu n’en as pas marre ? il n’y a rien là-bas ! Pourquoi tiens-tu autant à sortir ? Qu’est-ce que tu caches, ma’nkel ?

Il interrogea son coéquipier, Ulrich, du regard. Ce dernier était grand et blond, souriant, le front bombé, plutôt maigre, aux mouvements si vif qu’Evan devinait qu’il devait être un formidable adversaire. Il haussa les épaules avec détachement.

— Je te le dis, continua le chauve Aldo. Je ne le sens pas celui-là. Depuis le premier jour. Ce n'est pas un comportement normal. Les gens normaux ne font pas ce qu'il fait…

— Vos prédécesseurs n’ont jamais… commença Evan.

— Parce que tu crois avoir voix au chapitre, le ma’nkel ?

Il cracha dans la neige avec mépris.

— Ferme-la et laisse les grandes personnes discuter.

Les rotations étant régulières, Evan rencontrait tout le temps de nouvelles têtes. Lors de sa première rencontre avec Aldo, il avait vraiment cru que ce dernier lui planterait son neshir dans la tête. Il avait d’abords pensé qu'il se payait sa tête en prétendant avoir l’habitude de faire son jogging matinal dans les Ruines. Depuis, il lui lançait toujours des regards soupçonneux et il lui prenait la tête à ce sujet, à chaque fois. Evan attendait avec impatience le prochain binôme.

— Laisse-le tranquille, dit finalement Ulrich, un Guerrier Impérial de son pedigree saura se débrouiller s’il ne s’éloigne pas trop. Après tout, on n’interdit à personne de sortir de la cité, non ? Avec le Karan que la décurie de Jonas a dissipée, il y a peu de chance qu’il s’en forme un autre dans les heures qui viennent.

Aldo eut une moue contrariée qui ne changeait pas vraiment de son expression coutumière. Comme à son habitude, il fixa le pommeau du neshir d’Evan avec une pointe de jalousie. Il représentait la tête d'un aigle impérial. Aldo le lorgna ensuite d’un œil mauvais.

L'idée que le ma'nkel qu'il était, fût en possession d'un neshir Impérial le contrariait toujours. En plus de son envie récurrente de courir hors de la cité. Ma'nkel… Ce mot signifiait bout de ferraille. Il était un bout de ferraille, un moins que rien, aux yeux d'Aldo et de beaucoup d'autres parce qu'il n'avait pas d'ancêtres illustres, parce qu'il ne descendait pas d'une grande lignée guerrière.

Non, son père avait été un pionnier, un homme de science d'une rare intelligence, un visionnaire, et sa mère, une scientifique de renom mais aucun deux n’avaient été des guerriers. Que ce fût dans la réalité ou dans cette vie que Jeremiah lui avait inventé. D’autres étaient ignemshirs de père en fils, depuis l’Âge des Immortels. Ils se nommaient eux-mêmes les Sangs d’Acier, membre des Familles Anciennes, la caste la plus élevée de la société. Ils détenaient une puissance économique, politique et militaire telle qu’ils régnaient sur les Trois-Mondes. Et face à ces glorieux Sangs d’Acier, les ma’nkel n’étaient pas plus considérés que des misérables bouts de ferrailles. Des déchets qu'on tolérait car ils avaient une certaine utilité mais on ne leur reconnaissait que très rarement une véritable valeur.

Depuis qu’il avait commencé le parcours d'initiation pour entrer dans l’Ordre des Noguemis, il s’était habitué à ce mépris. La famille d’Aldo appartenait aux Sangs d'Acier, mais il était loin d’être l’élément le plus prometteur de sa fratrie. Les Gardes-Murailles avait l'un des grades les moins élevés de l'ordre.

Un demi-sourire sur les lèvres, Evan posa sa main sur la tête d’aigle impérial de son pommeau et fixa Aldo avec défi. Après tout, ce n’était pas lui qui avait choisi Wazushendi. C’était l’œuvre de la Matrice Immortelle qui contrôlait le labyrinthe souterrain de la Caverne aux Épées. C’était elle qui avait jugé après les onze épreuves que le neshir qui devait lui revenir était ce neshir maudit.

Ulrich tapota sur l’écran illuminé de son R-Tatoo fin comme une feuille de papier. Soudain, un faisceau bleu pâle en jaillit et toucha le pommeau de son neshir dont les yeux perçants s’illuminèrent brièvement. Il venait de lui donner l’accréditation lui permettant de s'approcher de la cité sans alerter les Tueurs de Vent.

— Tu peux y aller, lui dit Ulrich d’un signe de tête.

— Une dernière chose, lança Aldo alors qu’Evan venait de les dépasser.

Il se retourna à moitié et tomba sur le sourire mauvais d’Aldo qui lui montrait l’écran de son propre R-Tatoo. Plusieurs graphiques étaient affichés et son nom était tout en haut à gauche de la page.

— Même si t’es un Guerrier Impérial, avec ces résultats, tu ne survivras pas suffisamment longtemps pour intégrer le Noguem, le ma’nkel. Tu as un coup de mou ou quoi ?

Evan se rembrunit.

Vivement le prochain binôme, qu’il n’ait plus à supporter cet abruti...

— C’est bien dommage pour toi que tes performances soient accessibles à tous, hein ? Tu ne peux rien nous cacher.

Il gratifia le Garde-Muraille d’un regard glacial alors qu'il riait à gorge déployé.

— Merci pour l’autorisation, finit-il par dire avant de continuer vers le poste-frontière où une porte étroite se souleva devant lui, révélant un couloir baigné d’une lumière blême.

— Au fait, j’oubliais, s’exclama Ulrich avec son détachement habituel. Une meute sanguinaire de loups blancs géants rôde dans les parages… essaye juste de ne pas te faire tuer. Ça ferait mauvais genre et surtout beaucoup de paperasses.

— Et je déteste la paperasse… compléta Aldo, d’une voix sombre.

— Je vais essayer… Murmura-t-il pour lui-même en leur faisant un vague signe de la main avant de se mettre à trottiner.


Texte publié par N.K.B, 6 septembre 2019 à 10h06
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