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tome 1, Chapitre 4 « Un soir » tome 1, Chapitre 4

À la fenêtre du salon, parmi les tissus et matériaux servant de renforcements, il n’y a qu’un petit espace laissé vacant. Ce sont quelques centimètres de carreaux sales ; un morceau de carton plié comme une porte permet d’ouvrir ou de fermer, à sa guise, l’accès à ce fin halo. La plupart du temps, le carton est déplié, afin de boucher cet accès aux yeux extérieurs. Défense dérisoire, si quelqu’un se décide seulement à passer dans le coin un jour pour piller ce qui lui chante. Mais cette simple protection rassure Eliote. Ainsi, ils se passent de la lumière du soleil, préférant se défendre des nuées de soufre du même élan. Tous les matins, ils allument le générateur qui fait son tintamarre depuis la cave, et fiat lux, comme le dit Rem.

Mais quand la nuit tombe, souvent, Lena plie le carton pour voir l’extérieur à travers la brèche. C’est une habitude qu’elle a prise ; une arme à portée, et prête à prévenir si quelqu’un s’avise de traîner discrètement dans le village. Rem l’a vue faire, le premier soir, et n’a pas dit un mot. Is l’a seulement rejoint quelques minutes après, s’offrant pour relais de cette veille. Il a fallu deux jours à la femme pour accepter la proposition.

Elle est appuyée au rebord de la fenêtre, et regarde l’extérieur par l’entaille. Tout semble s’endormir sous la veille du ciel. Les façades et les toits reposent en silence. Il y a quelques minutes, la meute est passée sans grogner, dans une rue voisine. Rien d’alarmant, autrement. Le monde est, ce soir, d’un calme surnaturel.

Eliote joue, assis sur le bord de la table du salon, à la grande joie de Thibault. L’enfant frappe dans ses mains tandis que la voix de l’homme retentit, puissante et harmonieuse. C’est Dogs of War, leur préférée, à tous les deux, à laquelle le guitariste insuffle une énergie nouvelle.

À cette même table, Is griffonne quelque chose dans la marge d’un journal, absorbé par ce qu’il fait. Les grésillements des ondes lui griffent la paroi du crâne. Il n’ose pas dire qu’il n’aime pas la chanson, qu’elle lui laisse un sentiment d’amertume au creux de la gorge. Pourquoi ne les laisserait-il pas chanter s’ils le veulent, après tout ?

Le traitement qu’il a pris il y a peu le fatigue encore, à cette heure-ci, mais son activité dissipe l’épuisement. Lena le laisse tranquille, à présent ; l’ex-soldat ne bronche plus depuis que le docteur et lui se sont installés avec eux. Le rythme plus posé des journées, l’absence de nécessité de déambuler où que ce soit et de trouver chaque nuit un nouveau logis ne les distraient plus de la prise de médicaments. Même si, chaque soir, il le prend avec le même soupir résigné.

Au moment de la seconde litanie, elle se lève, remet le carton à sa place et le rejoint en silence. Elle lui pose avec précaution une main sur l’épaule, le tirant de son espèce de transe.

- Is, vous ne voulez pas faire une pause ?

Il hoche la tête, imperturbable, et ferme le journal. Comme se réveillant d’un long sommeil, il regarde Eliote et Thibault d’un œil perdu, mais le petit, le voyant, l’appelle :

- M’sieur, tu nous montres comment tu danses ?

- Quoi… ?

- Bah tu nous as dit que tu savais danser, tu montres ?

Eliote éclate de rire au toupet du gamin, interrompant net la chanson sur une caresse sèche des cordes. L’ex-soldat s’efforce de reprendre contenance :

- Oui, oui si tu veux… Enfin… improvisé, c’est pas terrible, mais…

- Vous ne passez pas une audition, pas la peine d’être si tendu, rétorque Lena en achevant en trois traits secs la page de jeux du quotidien qu’il a laissé.

Il lui grimace un sourire reconnaissant. Il lui faut encore le temps de s’arranger sur la mélodie de la chanson avec Eliote, par onomatopées gênées. Lena regarde Is s’étirer nerveusement. Malgré ce qu’elle lui a dit, il a tout l’air d’avoir le trac. Elle balance entre le calmer encore ou se moquer gentiment de lui, mais elle n’a pas le temps d’opter pour quoi que ce soit avant que la chanson démarre. La même qu’Eliote a interrompue il y a peu.

Is commence à son tour, hésitant, mais le timing réglé de ses pas lui donne un bon point fixe, et il gagne peu à peu en assurance. L’expression moqueuse de Lena s’efface, vite remplacée par une joie paisible. Il se débrouille bien. Il se débrouille même très bien. En fait, il est excellent.

Dans ces membres secs, ces épaules toujours haussées dans l’effroi des cris, dans ces mains agitées et ces jambes repliées, tout n’est plus qu’harmonie et habileté. Jusqu’à son regard qui a changé.

Lena perçoit dans ces mouvements quelque chose de l’absence délirante dans laquelle la crise l’a plongé, quelques jours plus tôt. Mais cette fois, c’est différent, ce n’est plus terrifiant. Ça en devient même joli, d’une certaine façon.

Elle a conscience qu’elle devrait s’inquiéter ; la danse semble dangereuse comme les flammes dont la beauté captive pourtant l’œil fatigué, mais elle n’y résiste pas le moins du monde. Is sait ce qu’il fait, pour la première fois depuis très longtemps, semble-t-il. Dans ce salon étranger et mal rangé, il semble parfaitement à sa place. Il réprime un sourire… il est magnifique.

Lena, prise par une pulsion soudaine, se lève pour le rejoindre. Il lui offre sa main et la danse. Thibault tape dans ses mains, Eliote chante et joue, et Lena, qui ne savait pas saisir l’affreuse mécanique d’un cerveau dérangé, danse et le voit transformé sous ses yeux. Il fallait simplement aborder les choses autrement. Il semble si joyeux, à pratiquer ces gestes anodins, ça semble tant le remplir de bonheur. Elle ne comprend pas qu’il ne le fasse pas tous les jours. Au lieu de plier sous les cris, de parler bas, de subir, ce serait si bien qu’il puisse ne faire que danser, s’il le veut, aussi longtemps que ça le chante.

La chanson s’achève, et l’unique membre du public applaudit fort en poussant des “Ouais !” réjouis.

- M’sieur, tu m’apprendras ? demande le garçon qui bondit sur son siège.

- Ouh là, doucement, bonhomme, glousse nerveusement Is, épuisé, en lui ébouriffant les cheveux. Doucement. Une chose après l’autre.

oOo

Dans la cuisine où Lena entre, une silhouette se découpe à la lumière de la lune. La femme tâtonne et allume, main sur son revolver, mais ce n’est rien, ce n’est que Rem, corbeau austère juché en équilibre sur le dossier d’une chaise. Il lui concède un coup d’œil sans attention, avant d’examiner le fond, vide, d’une bouteille de bière, de la poser pour s’emparer d’une, pleine, de vodka. Son regard semble ne pas savoir où se poser, volant vers tout ce qui l’entoure sans s’y stabiliser. Lena aperçoit les placards ouverts, près de l’évier.

- Charmant, souffle-t-elle.

- Pas couchée ? bâille Rem, qui ne l'a pas entendue, en reposant le récipient.

- Et vous ? rétorque-t-elle.

- Soif.

Elle hésite, mais finit par aller s’asseoir près de lui. Il ne tient pas plus compte de ce mouvement que du reste, se contente de s’essuyer les yeux du bout des phalanges. À le voir comme ça, on ne croirait pas qu’il a pleuré, il n’a pas le visage assez tendre. Toute la colère passe par-dessus ; il est trop agressif pour qu’on s’attarde seulement à se soucier de lui. Il s’écarte un peu quand l’épaule de Lena touche la sienne :

- Si vous croyez que ça vous donne une dimension tragique et sombre, de vous bourrer la gueule tout seul dans la cuisine…

- Oh non, non, ne vous en faites pas, ricane-t-il. Puis je suis loin du compte.

Effectivement. Même si la boisson altère déjà ses intonations, il est encore parfaitement lucide.

- C’est pas nécessaire de passer par là. Vous pouvez nous parler. Ou parler à Is, si vous préférez, mais ce que vous faites, là, c’est ridicule.

- J’ai pas besoin de parler, sourcille Rem. Je vous ai dit que les soins n’étaient pas gratuits, je fais que prendre mon salaire.

- Ah, c’est ça que vous voulez faire ? Vider toutes les bouteilles qu’on a ici ?

- Sans doute, marmonne-t-il en s’offrant une gorgée de vodka.

Elle se lève et se dirige vers la porte.

- Vous partez ?

Lena prend la peine de s’arrêter sur le seuil. Elle ne lui jette pas de regard noir, rien de ce genre. Elle le fixe pourtant différemment, et Rem sent sous ce faisceau les bouffées qui plongeaient son esprit dans un chaud nuage se dissiper.

- Oui, dit-elle, mesurée. Je n’ai pas que ça à foutre de baby-sitter un alcoolique.

Il accuse le coup. L’esprit embrumé et la surprise de l’insulte ne lui laissent pas le temps d’envisager une répartie avant que la femme ne franchisse le seuil de la pièce. Un frisson de hantise le traverse. Cette fois, c’est sûr, Rem est dégrisé.

- Je… J’suis pas alcooli…

Mais sa voix est tellement pitoyable, si pleine de détresse et pâteuse, rugueuse et noyée, qu’il préfère s’enfermer dans le silence.

oOo

Is tressaille. Par réflexe, sa jambe repousse les couvertures, et il se redresse sur son lit, à moitié prostré. Il est glacé, et panique quelques secondes encore, à cause des ombres qui l'entourent, du danger palpable et des dernières réminiscences que son inconscient lui a imposées.

Il se lève d’un bond et se dirige vers le lit de Rem, veillant à ne pas faire de bruit. Il tend la main. Les paupières du docteur sont closes, son sommeil est paisible. Is hésite. Ses doigts ne touchent pas encore son épaule, mais il sait que, dès l'instant où il le secouera un peu, ou que ses lèvres auront murmuré trois mots angoissés, Rem se réveillera, l'interrogera, grommellera sans doute pour la forme, mais l'écoutera, ne serait-ce que quelques minutes. Il le rassurera d'une pique froide et condescendante, l'enverra se recoucher d'un ton sans appel, et se sera de nouveau prostré dans le repos sans sommeil de ses nuits blanches avant même qu’Is ait rejoint son lit. Ce dernier recule la main, et s'écarte.

À quoi bon lui imposer ça ? Ses sueurs froides se tarissent déjà.

Une voix lointaine, étouffée, lui fait tendre l'oreille. Quelqu’un parle, dans la cuisine. Il jette un dernier regard à Rem avant de se glisser hors de la chambre.

- Bien sûr, mais je sais que tu peux y arriver. C'est pas la première fois, alors… Ouais, non, je me doute, mais…

Un temps passe. Is s'arrête. Ce n'est pas tant le fait qu'Eliote soit réveillé à une heure pareille qui le surprend, mais qu'il poursuive alors que personne ne lui a répondu :

- Elle a pas… T'as pas à l'écouter. Fais comme t'as toujours fait, reste avec les autres. Te laisse pas plomber par cette conne.

Is tressaille en l'entendant rire :

- Je sais, c'est mesquin, mais écoute, je suis à mille bornes, je peux bien dire ce que je veux.

Is se décide à y aller.

- T'as l'air un peu fatiguée... tu veux que je te laisse ? … t'es sûre ? Attends une seconde.

Il vient de voir Is entrer. Les longs cheveux cendrés d’Eliote sont noués en un catogan approximatif, plus pour tenir leur masse hérissée que par souci d'esthétisme. Il porte simplement un caleçon noir et un vieux T-shirt imprimé d'une citation en anglais. À cette vue, Is détourne pudiquement le regard, et aperçoit le poste de radio.

- Comment on dit, déjà… noctambule ? sourit sereinement Eliote.

- Plus ou moins, bredouille Is en retour.

- Pardon, je parlais avec une vieille amie.

- Vous avez réussi à faire marcher la radio ?

- Parfois, c'est galère, mais ça arrive, ouais. On a de la chance, ce soir, rit-il encore. Vous voulez boire un truc ? Rem a ouvert le champagne, faudrait pas le gâcher...

- Je… je peux pas boire…

- Ah ouais, merde, c'est vrai. Un café, alors ? Il est pas terrible, puis à cette heure-ci c'est pas le mieux, vous me direz… attendez deux secondes.

Il retourne s'installer au poste, dont il pousse un bouton avant de remettre le casque qui y est branché.

- T'es toujours là ? … Pardon, j'étais avec un des invités dont… hein ? Ah tu vas… ? Ok. Bonne nuit, alors.

- Désolé d'avoir dérangé, bafouille Is tandis qu'il éteint, je voulais pas vous interrompre.

- Mais non, elle allait dormir, de toute façon, elle avait une petite voix depuis tout à l'heure. Ça va, vous ?

- Fatigué, soupire Is en s’installant.

Il le remercie pour le café, contre lequel ses mains grelottantes viennent se réfugier. Eliote s’assoit en face de lui, dos droit contre sa chaise, semblant évaluer Is du coin de l’œil. Il lui faut un moment avant de se détendre, de courber les épaules et siroter quelques gorgées dans son mug noir marqué “Zélande”. La tasse, ses motifs et les manières d’Eliote font sourire Is. Il n’a pas bien eu le temps de le voir avant, sans doute que Lena l’éclipsait un peu jusque là, mais Eliote a l’air beaucoup plus sympathique que ses premières impressions ne le laissaient présumer. Il a une drôle de façon d’avancer les lèvres quand il parle, parle beaucoup avec les mains, appuyé par des mouvements de tête sur les côtés, semblables à ceux des chevaux. Une fois habitué à leur aspect brutal, Is n’en est plus si effrayé.

Il réalise soudain qu’il ne lui a jamais demandé pardon. Il bégaie :

- Je suis désolé pour l’autre fois, quand je vous ai frappé. Je voulais pas vous faire de mal.

Eliote hausse les épaules en touillant son café, mais Is poursuit quand même :

- Normalement ça va, c’était vraiment ce soir où on avait été débordés, et d’habitude y a personne d’autre et je me gère, mais là…

- Ça a l’air de s’être calmé, visiblement ?

- Ouais… Vous devez me prendre pour un taré, murmure amèrement Is.

- Non, c’est juste que… vous avez des soucis, comme vous nous avez raconté, dit Eliote en posant la tasse, décidé à parler. C’est pas quelque chose que vous pouvez contrôler, de toute façon, j’imagine ? J’essaierai juste de faire attention.

Is hoche la tête, moue tirée.

- Ça vous soulage, au moins, les médicaments ?

- Ça m'assomme, plutôt. Quand j’en prends un, c’est fini, je ne peux plus rien faire. Faut que je dorme, et je…

Il soupire :

- J’en ai marre de me retrouver dans cet état, c’est pas possible, comme vie. Il y a des tas de trucs qu’il faudrait que je fasse dans la journée, mais à la place faut que je prenne ça tous les soirs, c’est l’enfer.

- Ah, ça a l’air compliqué.

- Ouais…

- Heureusement que vous avez Rem.

Is sourit.

- Oui, je suis content qu’il soit là.

- Vous vous connaissez depuis un an, c’est ça ?

- C’est ça.

- Depuis la fin de la guerre, en fait.

- Oui. On s’est enfuis des Caves ensemble.

- Enfuis ? s’étonne-t-il, involontairement moqueur. Pourquoi ? Crise de paranoïa ? C’est bien le genre de Rem…

- Non, crise de moi.

La joie s’efface sur le visage d’Eliote. Is poursuit :

- Enfin… Je vous en ai jamais parlé, peut-être que vous n’avez pas tellement envie de savoir ce qu’il s’est passé quand… Comment dire… Quand j’ai commencé à vivre des trucs dont je me rappelle.

- Vos premiers souvenirs ?

- C’est ça. Enfin, le tout premier. Ça avait l’air d’être un genre de réveil… Sauf qu’avant, y a rien du tout, que deux ou trois fragments que j’arrive pas à situer. Mais mon premier vrai souvenir, c’était au milieu des coups de feu.

- Oui, Rem l’avait évoqué, se rappelle Eliote. Il vous avait vu au milieu des gens qui se battaient, et il… ?

- Il s’est frayé un passage et m’a ramené aux Caves.

Eliote reste silencieux, le temps de digérer l'information.

- Alors il vous a sauvé, en fait.

- Bah, je ne vais pas dire que c'était de justesse, mais les bombardements ont éclaté quelques minutes plus tard, et il y avait encore des soldats dehors. Disons que j’avais pas de grandes chances de survivre.

- En quelques minutes, je pense que vous auriez eu le temps de comprendre et de vous mettre à l’abri.

Is sourit pensivement à ces paroles réconfortantes :

- S’il y avait que ça… Fallait que je quitte les Caves. J’aurais jamais pu, sans lui.

- Pourquoi vous vouliez quitter les Caves ? C’était un endroit sûr, vous auriez pu rester là-bas, tous les deux.

- Non, je… j’en sais rien. Ça me faisait peur, et lui voulait pas y rester de toute façon. C’était mieux, comme ça. Mais… Ça a été, pour vous ?

- Ça a été… comme ça pouvait aller. Des personnes nous ont aidé à nous réadapter à une vie correcte, à peu près pareille que celle d’avant. Bon, certains aspects en moins, mais on apprend à vivre sans, non ? Je pense qu’on a eu une vie plus tranquille que la vôtre.

- Mais vous êtes partis ? Ces gens-là, aujourd’hui, ils sont où ?

- On s’est un peu dispersés, ouais. Mais je garde contact quand je peux.

Il désigne la radio du pouce. Un ange passe.

- Vous en voulez un autre ? offre Eliote en versant une nouvelle tasse de café.

- Non, merci. Je crois que je vais aller me recoucher. Merci de m’avoir écouté.

- Bonne nuit, alors.

- Bonne nuit.

Eliote se réinstalle près du poste. Il sait qu’elle ne répondra plus, maintenant. Est-ce que c’est l’évocation d’Is qui l’a inquiétée ? Elle ne devrait pas s’en faire pour ça. Il lui répète pourtant tous les jours que ça ira.

Son mug est vide, les placards aussi. Il n’y a plus grand chose à manger qui ne nécessite un temps de préparation, et il ne se sent pas de mettre l’eau à chauffer et surveiller une cuisson. Il ne devrait pas tarder à aller éteindre le générateur et se coucher, il y aura sans doute à faire, demain. Mais Eliote a une nostalgie lourde qui lui pèse sur le crâne, pas vraiment agréable - pas agréable du tout - mais qu’il ne trouve pas le moyen de chasser. C’est comme un essaim palpitant dangereusement à l’intérieur de lui. Il ne devrait faire aucun mouvement ni commettre aucun acte imprudent - en l’occurrence, maîtriser le cheminement de ses pensées de sorte qu’elles ne s’aventurent pas de ce côté-là - mais impossible de les retenir.

C’est juste une idée qui lui traverse la tête.

Celle que ce qui l’a toujours hanté, c’est l’évidence. Il n’a pas souvenir d’avoir jamais entendu mot plus insultant.

Oui. Les gens ne se rendent pas compte de leur condescendance. Certains mots sont des arrêts, des raccourcis sur les choses qui ne devraient pas être faits, un point c’est tout.

Il se souvient de la première fois qu’il a été agressé par cette arrogance. Il avait cinq ou six ans, sa tante Chris le gardait pour les vacances d’été. Ils étaient bien sûr allés à la mer, avec son oncle Alex. Le soleil tapait très fort, ce jour-là, et, fatalement, leurs bouteilles d’eau prises d’assaut en avaient rapidement fait les frais. Sa tante et son oncle cherchaient déjà l’argent pour en acheter d’autres, mais Eliote, qui les entendait tous les jours se disputer sur des problèmes financiers, avait déjà trouvé une autre solution. Il avait pris une des bouteilles et était parti vers la grande étendue bleue. Il était heureux, alors ! Il se sentait tellement plus clairvoyant que ses pauvres et vieux oncles et tantes, tellement indispensable. Que feraient-ils sans lui ? Il souriait, rêveur, remplissant le récipient vide d’eau de mer, se voyant déjà décliner avec modestie les félicitations qu’ils allaient lui adresser. Il ne devrait pas se vanter, mais être bien humble comme il faut. Ça leur ferait d’autant plus plaisir de voir leur neveu si bien élevé.

Mais, revenu auprès d’eux, il avait constaté avec un dépit atroce qu’ils avaient déjà acheté de nouvelles bouteilles, sans l’attendre ! Cédant à la panique, voyant le vendeur s’éloigner sur la plage, il avait crié “Attendez ! Attendez !” et couru vers oncle Alex et tante Chris, montrant la bouteille “C’est bon ! J’ai de l’eau ! C’est bon !”, avec la détresse de ce qui peut encore être fini dans les temps. L’oeillade colérique de sa tante l’avait glacé comme une chute dans l’océan.

- Tu aurais dû le dire plus tôt ! le gronda-t-elle. On n’aurait pas eu à acheter celles-là !

Puis, en regardant la bouteille :

- Mais c’est de l’eau de mer, ça !

- Oui… ! avait dit le garçon au bord des larmes. C’est pour vous.

Sa tante avait voulu parler, mais oncle Alex l’avait précédé, avait un regard de réprimande vers la tante qui avait rempli le coeur d’Eliote de joie pour une courte durée :

- C’est gentil Eliote, mais l’eau de mer, ça ne se boit pas. C’est salé.

- C’est salé ? répéta l’enfant en regardant la bouteille.

- Évidemment ! s’agaça sa tante. Tu as six ans, tu devrais le savoir !

Mais il ne le savait pas et venait de l’apprendre. Cette première fois où son ignorance lui retombait dessus n’avait pas été la dernière.

Enfin, aujourd’hui, c’est fini. Mais ça reste. Des années d’aveuglement semblent toujours des années perdues, quelles que soient les joies qu’on ait pu en tirer.

Mais heureusement, aujourd’hui, tout est sur le point de s’arranger.


Texte publié par Malike, 31 juillet 2019 à 20h55
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