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tome 1, Chapitre 2 « Au village » tome 1, Chapitre 2

L’endroit paraît désert. Les bombes y ont fait un tel ravage que la terre, plus riche du côté de l’orée, se réduit à un sable gris à mesure qu’ils s’en éloignent pour rejoindre le hameau.

Plusieurs maisons, intactes, semblent avoir été épargnées, ou au moins avoir résisté aux chocs. La zone est banale ; on aurait pu, avant la guerre, la qualifier de quartier de bourges. Les demeures s’y suivent - pas loin de l’entrée, un cours d’eau cerné par un chantier, où abondent les déchets et les charognards. À l’horizon, on distingue le haut des immeubles d’une ville. Rem et Is l’ont évité comme la peste dès l’instant où ils l’ont remarqué. Le groupement de maisons, lui, reste dans son coin, comme blotti sûrement contre les arbres.

Ils découpent un trou dans le premier grillage qu’ils rencontrent, avant de se glisser dans un jardin sauvage. Les yeux attentifs de Rem suivent les bordures des fenêtres aux volets clos, aux vitres cassées. Malgré ce premier indice, il reste sur ses gardes quand il entre à la suite d’Is dans la baraque, dont la porte est cassée.

C’est lorsqu’il voit les meubles brisés, les étagères vides, lorsqu’il sent surtout, en soulevant légèrement son masque, la puanteur du lieu et la vague odeur de soufre qui persiste dans l’air, que Rem est convaincu qu’aucune âme saine ne préférerait cette baraque à une autre. Il met la lampe sur un meuble à tiroirs avant de faire signe à Is, qui dépose le chat sur la table, son ventre en l’air et sa gueule entrouverte. De nouveau, Rem fait un geste vers sa poche.

- J’aurais pas dû crier tout à l’heure, balbutie Is en le regardant faire.

L’autre ne répond pas, il va poser la gibecière sur une chaise couverte de poussière.

- C’est de ma faute s’ils sont venus, insiste le malade. On aurait pu rester plus longtemps, et, et moi j’ai…

- On allait pas s’y éterniser, coupe Rem.

- J’suis désolé…

- C’est bon, c’est fait, maintenant. On va pas épiloguer.

Is retire son masque. De nouveau, son air fatigué, ses yeux sombres, sa peau mate, ses cheveux clairsemés apparaissent à Rem, qui l’assoit sur une chaise. L’homme en noir cherche autour de lui :

- Tu vas devoir te passer d’eau, conclut-il après un instant.

- Ça va aller, dit doucement Is.

- On en cherchera demain.

Rem frémit en l’entendant tousser dans sa manche. Il pousse la bouteille dans ses mains avant de contourner la table pour reprendre sa gibecière :

- Bon, grouille, tu vas te choper un truc, sinon. L’endroit est pas isolé, on gardera les masques, cette nuit. Et tu le prends tous les soirs, ajoute-t-il en le pointant d’un geste ferme.

- Je sais, réplique Is en tapotant le goulot contre sa paume pour en extraire une des pilules. Mais ça avait l’air d’aller, cette fois.

Un instant, il croit que ça va éclater. Il l’aura cherché, à être aussi chiant, à recommencer comme les premières fois. À les faire partir de leur abri, et maintenant se foutre de sa gueule, encore, avec le médoc. Comme si ça suffisait pas, maintenant, il hésite, observe les billes blanches dans le médicament :

- Is, l’avertit Rem.

- Je sais, mais… Mais si on n’en trouve pas dans le village, et qu’on tombe à sec après ?! riposte l’autre. Je pourrais essayer de les économiser, vous… ?

- Discute pas.

Is baisse la tête, résigné, et prend enfin son médicament.

- Bon, marmonne Rem, calmé.

Quelques minutes passent sans que rien ne se produise. Rem observe Is, bras croisés, Is fixe le sol en silence.

Une explosion de flashes perturbe alors son champ de vision. Il grimace, cille à plusieurs reprises, mais les lumières ne disparaissent pas. Il sent alors un grésillement lui monter au cerveau avant que la migraine n’éclate, comme un immense coup de tambour aux échos continus et assourdissants. Is gémit, tente d’arracher ce bruit de sa tête, mais des mains fermes saisissent ses poignets et les maintiennent immobiles avant même qu’il n’ait le temps d’agripper ses cheveux. Il gigote vainement. Le vacarme monte, au-delà du tolérable. Le pied d’Is a un soubresaut, mais il ne rencontre que le vide.

Quelque chose est en train de partir. De s’éloigner, de le laisser seul. Une volée de feuilles mortes quittant un arbre agité par le vent. Il aimerait tendre l’une de ses mains prisonnières pour rattraper cette chose, mais même libre de ses mouvements, ça n’aurait servi à rien : c’est dans sa tête qu’il a besoin d’une main.

Ça finit. Le coup de tambour s’apaise, la volée de feuilles s’est dispersée au loin, et le silence est revenu. Is ouvre les yeux. Sa tête le lance. Il voit Rem, qui serre ses poignets. Il est en train de lui parler, marmonnements à peine audibles. Is se sent absent, loin de ce que l’autre essaie de lui dire. L’ouïe lui revient peu à peu, il entend les mots que Rem prononce, mais il n’arrive toujours pas à les relier, à leur donner le sens qu’ils sont supposés avoir ensemble.

- Respire, Is. Reste avec moi.

Rem l’aide à se redresser. Is retrouve ses sens, réalise que Rem lui tend son masque. Il a à peine le temps de le remettre que l’autre homme prend son poignet. Il doit compter, comme d’habitude, alors Is se tait pour ne pas le déconcentrer. À côté de la carcasse du chat, confirmant son impression, il y a le carnet de Rem, sur lequel ce dernier se met à écrire avec un vieux stylo vert. Is cille vivement. Il est fatigué.

- Bon, ramène-toi, marmonne Rem une fois les notes prises, faut que tu dormes.

Il prépare une installation sommaire et, sitôt finie, Is se blottit dos au mur de la chambre de fortune et ferme les yeux.

- Ça va mieux ?

Rem est levé, concentré sur sa tâche. Il a toujours son masque, mais sa fatigue se ressent à son timbre. Il a trouvé des assiettes intactes, éparpillées sur la table ; dans l’une reposent les restes de morceaux de viande rosâtres et crus, dans l’autre, quelques pièces de viande grillée sur le réchaud qu’il a installé. L’odeur que diffuse la lampe colle la nausée à Is ; sa main, paume tournée vers la fenêtre, lui masque la lumière trop vive du ciel.

- Ouais, ça va, répond Is quand Rem se tourne vers lui.

- Mange un peu, ajoute Rem en faisant signe vers l’assiette.

Is s’assoit à table et pose son masque sur le dossier de la chaise. La viande filasse se bloque entre ses dents, mais sa chaleur le ragaillardit, et il dévore, affamé, ce que Rem lui laisse.

- Bon, reprend ce dernier, une fois le repas achevé. On se prépare doucement et on sort voir ce que ça donne dehors. Tu recommence pas tes conneries.

Ils font le tour du village en une heure à peine, attentifs à tous les signes. L’état d’abandon est plus flagrant à la lumière filtrée du soleil ; des bêtes errantes déguerpissant sur leur passage, des déjections, des plantes sauvages et zones arides. Les traces d’activité humaine se sentent difficilement. En revenant sur leurs pas, songeant à commencer les fouilles, ils découvrent un grand chien, un mastiff maigre blotti sur l’un des premiers paliers, qui lève des yeux tristes vers eux. La maison qu'il semble garder est pourtant inanimée, comme toutes les autres.

Sur son dos, Rem remarque de profondes marques de griffures. La terre mouillée, le sang et la saleté collent entre elles des touffes hérissées de son poil, qui a dû être beau, autrefois. Is essaie doucement de l’appeler, il se redresse précipitamment, dérape en une étrange gigue avant de détaler. Ils se mettent aussitôt à courir. Bien qu’il ait les pattes engourdies, ils doivent se dépêcher pour ne pas le perdre de vue.

Ils passent devant des maisons en ruines ; les cadavres de bêtes s’entassent sur le bois et la terre. Les volutes de sable que soulève le chien les cernent d’un brouillard gris, à cause duquel sans doute Is ne voit pas la pierre sur laquelle son pied bute. Il ne trouve du secours qu’en se raccrochant au long manteau de Rem.

- Fais gaffe ! crachote la voix rauque, à peine audible, de ce dernier.

Is se confond en excuses, retrouvant l’équilibre, alors que Rem redresse d’un mouvement vif la manche gauche de son habit, qui a glissé sur sa chemise. Il cherche des yeux, sans s’occuper de l’autre homme, l’animal qu’ils ont perdu de vue ; et fait vite signe à Is, se remettant à courir, quand il le retrouve.

Ils ralentissent leur course quelques dizaines de mètres plus loin, alors qu’il disparaît dans un grand bâtiment. Rem s’arrête un instant pour souffler, mains sur les genoux. Is ralentit et s’immobilise pour l’observer, préoccupé, avant de reporter son attention sur la grande silhouette qui leur fait de l’ombre.

Ça se prétend un édifice, supposément érigé pour perdurer ; mais il n’en est rien. Toujours sur pieds, il est déjà démoli et à terre. Il tient debout comme on chancelle juste avant de s’évanouir. Sa façade, toute en longueur, dévore le béton alentour jusqu’aux grillages cernant les baraques abandonnées voisines. À trois ou quatre mètres des portes en verre coulissantes entre lesquelles vient de se glisser le chien, le mur, déjà ailleurs malpropre, se couvre d’une épaisse couche de poudre noire et de quelques crevasses. La chose est plus visible sur le sol en-dessous, creusé d’un profond trou délimité par des panneaux cerclés de banderoles plastifiées, oranges et blanches.

- C’est un supermarché, s’abasourdit Is. On va voir ?

oOo

La porte de la septième maison bée, malgré sa barricade de deux planches clouées à la hâte contre le battant.

Les autres que Rem a désignées jusqu’alors n’ont montré aucune résistance de cette espèce, ni aucun accueil semblable, mais, à côté de ça, n’avaient strictement rien à offrir, meubles ravagés et bestioles rampantes excepté. Ils entrent et font comme pour les autres : Is cherche les armes en bas, Rem fouille l’étage du dessus en quête de médicaments. L’image d’Is, frappé de folie, l’agressant avec ce qu’il risque de trouver, ne cesse de le hanter tandis qu’il ouvre les tiroirs et les placards. Mais il relativise. Is sera toujours dangereux, armé ou non, et lui confier la responsabilité des médocs aurait été absurde. Si l’un d’eux s’y connaît en la matière, c’est bel et bien Rem.

La maison est en désordre, mais moins poussiéreuse que celles dans lesquelles ils sont entrés avant. Elle suit la même architecture que ses voisines, inspirée de modèles étrangers ; Rem devine d’instinct l’emplacement de la salle de bain, à l’étage, tout droit à gauche des escaliers.

Il repère bien vite une trousse de secours sur l’armoire. Elle est presque vide, quelques boîtes traînent au fond. Il met rapidement de côté ce qui est périmé. Il lui reste des vitamines, des comprimés de paracétamol, de quoi calmer une toux, une boîte d’emplâtres de l’efficacité desquels il doute et un rouleau de bandages entamé. Ce n’est pas grand chose, mais cela dit c’est déjà bien plus que ce que toutes les autres maisons avaient à offrir, et tout est bon à prendre.

Grisé par ses trouvailles, il envisage de rejoindre Is en bas quand il tombe sur une étagère où trônent quelques dizaines de livres, dans l’une des premières salles. Ça fait longtemps qu’il n’a pas parcouru autre chose que la Bible. L’idée d’Is l’attendant quelque part dans la maison s’impose à lui, mais il la chasse. Qu’il attende. Il le voit déjà assez.

Il cherche un titre alléchant dans la bibliothèque. Il est attiré par l’un des bouquins, à la reliure propre, dont l’auteur lui évoque quelque chose. Il parcourt machinalement son texte, distrait, cherche encore un sens à ses mots lorsqu’un bruit perçant parvient à ses oreilles.

oOo

Les débris ont glissé jusqu'à ses pieds, étincelant sur le carrelage comme des gouttes d'eau. L'intrus a lâché son verre au moment où il a vu Lena, et il garde les mains en l'air, en vue, crispé sous la menace du revolver qu'elle pointe vers lui.

Elle détaille cet homme qui vient d’entrer dans le salon. Il est frêle, paraît maladif. Bien qu’il semble encore jeune, ses cheveux noirs sont clairsemés, et il porte des vêtements légers, une saharienne kaki trop ample pour lui, un genre de baggy en jean noir et de lourdes chaussures de marche. Comment a-t-elle pu ne pas l’entendre arriver, avec ça ?

Un doute la saisit, lorsqu’elle remarque le masque à gaz posé sur le plan de travail de la cuisine.

- T’es qui ? crache-t-elle.

- Is. Vous…

- Baisse d’un ton. Vous êtes combien ?

Il la garde obstinément à l’œil, l’air de réfléchir. Elle raffermit sa prise et baisse le cran de sûreté :

- Tu ferais mieux de répondre.

- On est que deux, dit-il moins fort. Deux.

- Et l’autre, il est où ??

Le verre, comprend-elle un quart de seconde avant qu’un déclic derrière elle la fasse se retourner. Elle voit Eliote, tenu en joue par un autre homme, plus vieux.

- Lena, derrière toi ! crie Eliote.

Elle n’a pas fait complètement volte-face que le premier intrus lui assène un coup sur le bas du poignet, qui la fait lâcher l’arme qu’il saisit aussitôt. Il s’est glissé vers elle, s’est baissé et l’a désarmée en une poignée de secondes, sans émettre le moindre son. À son tour, il la braque.

La tension est intenable. Les deux hommes restent silencieux. Lena n’est pas sûre de pouvoir garder son calme bien longtemps : le danger omniprésent la maintient immobile, main fermement appuyée sur un meuble. Elle est sur le point de craquer quand celui qui la vise parle.

Dans un coin de la pièce, quelqu’un écoute tout.

Agenouillé, il doit voûter la tête pour ne pas qu'elle heurte le dessous de la table, mais il ne change pas de posture pour avoir moins mal. L’ombre que le large plafond de bois projette sur lui, accompagnée de la forêt des pieds de chaises, lui garantit la cachette, mais tout de même, il a peur. Sous ses petits pieds nus, le carrelage de la cuisine est glacé, mais plus froide encore est l'idée qui s'insinue dans la tête bouclée, à la pensée qu'on le trouve. Si on le trouve.

Ça lui fait encore plus peur d'envisager ce qui pourrait advenir si on ne le voyait pas, si on choisissait de faire du mal aux deux adultes, et qu'on parte en le laissant ici, à côté des cadavres. Ses yeux, deux billes naturellement exorbitées, s'écarquillent davantage. Il se rappelle vite de la présence des hommes avant que le moindre bruit fasse mine de remonter dans sa gorge. Il est en face du mur, il s'est vite glissé là et n'a pas osé se retourner depuis pour assister à la scène.

L'homme qui, plus tôt, répondait aux questions de maman reprend :

- Rem, elle est blessée. Elle a du sang sur l’épaule.

Malgré toute la fermeté qu’il y met, sa voix a quelque chose de glissant. Non, pas de glissant, de vacillant. Comme sur le fil, à deux doigts de céder à l’émotion qu’elle trahit. En l'occurrence, une supplication, presque un appel à l'aide. À ça près, il pourrait achever ses phrases par "s'il vous plaît", ou par "au secours", ce serait la même chose.

- Oui, j'ai vu, et alors ? rétorque l’autre.

Lui a un timbre bien articulé, à la fois grave et narquois, mâché mais dont chaque mot résonne avec un brin d’accent. Mais c’est surtout sa façon de parler avec recul, comme s’il ne se sentait pas le moins du monde concerné, malgré les deux vies qu’il braque.

C'est ça que celui qui se cache sous la table perçoit d'eux. Deux espèces d'éclats de voix. Il les écoute avec attention, cherchant la faille, ce qui pourrait faire d'eux les monstres de pillards dont maman a évoqué plusieurs fois l'existence.

- Alors on devrait… dit le premier.

- Que dalle. Tu vas les garder en joue, on va prendre ce dont on a besoin et se barrer d’ici.

- Vous devriez la soigner.

- Ne la touchez pas, intervient le troisième homme.

Le cœur du caché bat plus vite, mais la chaleur confiante que cette minuscule rébellion lui fait monter aux joues l’apaise. Jusqu’à ce qu’un cliquetis résonne, suivi d’un grognement, et le silence.

- La ferme, ordonne la voix menaçante. La ferme, vous deux. Maintenant, tu arrêtes tes conneries et on se barre.

L’autre ne l’écoute pas. Le caché sent, dans le temps qui s’étire, poindre l’aube d’une menace. Il agrippe doucement le pied de la table et se laisse pivoter pour regarder l’homme. Il croise deux prunelles noires, bien plus douces qu’il se le figurait. Mais mortelles, puisqu’elles le voient.

Lena a un sursaut. Pas lui. Si elle n’avait pas eu ce putain de doute, au moment où les yeux de l’homme ont erré de ce côté-là, elle l’aurait déjà foutu à terre, mais l’hésitation persiste. Est-ce que je suis sûre qu’il l’a vu, déjà ? Peut-être qu’avec un peu de chance… Son poing se serre, craquant légèrement la phalange du pouce. Ses jambes tremblent sous elle, et ses paupières s’abaissent toutes seules, brûlantes, mais c’est pas le moment, pas le moment.

- Rem, ils ont un gosse.

Son interlocuteur serre Eliote et tourne la tête. À son tour, il voit l’enfant horrifié, caché sous une table. Le petit glisse un regard stupéfait vers lui. Lena tousse, et gémit en se sentant perdre l’équilibre, malgré toute l’urgence qui la traverse. Ça devient bien trop dur de tenir, et bientôt, elle tombe, presque soulagée de sentir son corps heurter le sol.

Is laisse le revolver pour s’approcher d’elle, de plus en plus soucieux.

- Maman !! crie le petit garçon.

- Is, qu’est-ce que tu fais ?? s’écrie Rem. Éloigne-toi d’elle, elle doit bluffer ou…

Il pâlit quand Is la retourne. Non. Elle est bel et bien inconsciente, et de là où il est, il peut bien voir pourquoi. Si ce n’est pas le bandage déjà vieux qu’il distingue entre les pans de sa chemise, ni les taches brunâtres à l’épaule, c’est sans doute la fièvre qui lui brûle le visage. Il referme machinalement sa prise sur son otage, comme pour compenser le vide qui lui vient à cette vue.

- S’il vous plaît… se remet à pleurnicher Is, pour ne rien arranger. On arrête ça. Soignez-la. Vous devez la soigner.

Rem regarde le môme et son visage en pleurs. L’homme qu’il menace, qui baisse les yeux et ne cesse de trembler. Is qui le supplie, auprès de la femme. La femme elle-même, frémissant, étendue sur le côté.

- Is… laisse-t-il échapper, comme un avertissement.

- J’ai plus le cœur à ça.

Rem soupire, de dédain, mais lâche l’homme. Ce dernier s’effondre, se redresse vivement et pointe un doigt accusateur vers lui.

- Vous touchez pas à Lena. Vous non plus, dit-il à Is. Éloignez-vous d’elle.

- Alors, Lena mourra, réplique calmement Rem.

L’homme le fusille du regard.

- Elle ne… Vous êtes qui ??

- Qu’est-ce qui l’a blessé ? s’enquiert Rem en faisant quelques pas.

- Ne bougez plus !

Un tic agacé crispe brièvement les traits de Rem :

- Écoutez bien, sa plaie est infectée, elle a de la fièvre. Ce n’est pas étonnant, vu l’état de vos bandages. Si vous voulez qu’elle crève, grand bien vous fasse, mais, ça, allez lui expliquer, à lui !

Un silence. Il croise le regard éloquent d'Is, qu’il pointe encore du doigt, et se calme :

- Écoutez, il va falloir nous faire confiance.

- Pourquoi je ferais ça ?

- Parce que sinon, elle va nous claquer entre les doigts, tout simplement. On vous veut pas de mal, vraiment, on sait même pas qui vous êtes et je pense qu’on s’en fout. On avait juste besoin de réserves, et la baraque avait l’air abandonné, alors on s’est servis, comme tout le monde. Mais on n’en est pas arrivés à… à là.

- À quoi ?

Soudain, le timbre de l’homme s’est fait plus grave, comme un avertissement. Comme une demande, aussi, bien qu’il ne paraît pas en prendre plus conscience que ça. Rem comprend que se débattre avec les mots ne lui servira à rien, alors il prend le pistolet, le décharge, le jette vers l’homme étonné et garde les munitions.

- En gage de notre bonne foi, j’imagine, s’explique-t-il. Is, tu veux bien… ?

Is l’imite. Eliote observe les deux armes déchargées à ses pieds. Après quelques secondes interminables, il relève enfin la tête :

- Vous êtes médecin ?, demande-t-il à Rem.

- Vous êtes futé, rétorque ce dernier.

oOo

L’heure qui suit se passe dans un long malaise. Le partenaire de Lena ne cesse de harceler Rem, qui s’active, stoïque. Le docteur l'a peu auparavant envoyé ramasser les morceaux du verre cassé, histoire de s’en décharger pour un temps, mais ça n'a été l'affaire que de quelques minutes avant que l’autre revienne l'emmerder.

D’ordinaire, il n’aurait pas eu besoin de passer par des couches d’impassibilité avant d’atteindre la limite du docteur ; Rem s’énerverait d’une ombre ou d’une parole placée un ton trop haut. En l’occurrence, ce n’est pas le cas, il s’est trouvé un cas à se mettre sous la patte. Ça faisait bien des mois que le seul écart de santé qu’il avait à traiter était le désordre mental d’Is. Il n’empêche, ses répliques sèches le dénotent : cette agitation supplémentaire et inutile commence à lui courir.

Is reste assis en silence dans la salle voisine, indifférent aux éclats de voix qui jaillissent de la porte ouverte. Il observe le revolver déchargé de Lena, celui qu’elle pointait sur lui peu auparavant. Sa facture lui dit quelque chose, ça a l’air d’un modèle commun, mais là, comme ça, il n’arrive pas à se figurer où il a pu le voir avant.

Il n’a pas de grands souvenirs de ce qu’il s’est passé après que les conflits aient commencé à éclater aux quatre coins du monde. Ni même avant, d’ailleurs. Rem a suggéré que l’effet additionné de ses neuroleptiques et d’un choc au cours de la guerre a pu lui causer une amnésie partielle. Suggéré seulement, la psychiatrie n’étant pas dans ses compétences, mais Is croit à ses hypothèses. Il est encore assez lucide pour savoir qu’il a pris part au conflit. Ses réflexes ancrés de soldat l’attestent, Rem le pense également. Ça doit aussi avoir été le cas de Lena, alors, et de l’autre homme… Ce serait bien que, peut-être, il puisse leur en parler. Pour une raison ou une autre. Rem n’est jamais très bavard quant à sa vie de guerre et d’avant.

Le docteur finit par sortir de la pièce. Un coup d’œil dans sa direction fait comprendre à Is qu’il est à bout de patience (sans doute à cause de l’autre homme) mais satisfait (donc il a réussi à soigner Lena). Ou bien il n’a toujours pas soigné Lena mais il a pu se débarrasser de l’autre homme. Rem finit par remarquer sa présence. Il le regarde des pieds à la tête.

- Ça va ?, demande-t-il.

Is hoche la tête, ce qui semble le satisfaire.

- Bon, elle est hors de danger, elle devrait être sur pieds dans les prochaines heures, diagnostique-t-il. C’est bête, il y avait tout ce qui fallait pour la soigner là-haut, mais j’imagine qu’ils sont pas du genre à garder les notices.

- Tout le monde n’a pas les capacités d’un médecin militaire, murmure Is pour lui-même.

Rem l’entend, se rengorge.

- Ouais. D’ailleurs, bien joué. T’as géré ce coup-ci. Après ça ils vont y réfléchir à deux fois avant de nous tirer dans le dos.

- De nous… comment ça… ?

- On y va, d’ailleurs, on a perdu assez de temps.

Is se lève d’un bond alors que le docteur finit de ranger sa gibecière.

- Parce que vous voulez partir ? balbutie-t-il en le suivant des yeux.

- Ben ouais. Ils ont rien à nous apporter, ceux-là, se justifie Rem au silence résigné d’Is. On va pas s’encombrer d’un gamin et d’une blessée, quand même. Sans parler de l’autre…

- Vous vous êtes bien encombré d’un fou quand vous avez quitté les Caves, dit Is tout bas, d’une voix blanche.

Rem ressent, contrarié, la gravité d'Is.

- T’aurais pas survécu, seul, réplique-t-il, mal à l'aise.

- Ça vous aurait fait une belle jambe.

- Ça a rien à voir, c’était les circonstances…De toute façon, ils n’ont pas besoin de nous, eux.

- Vous avez bien vu que si. Lena serait morte si on n’était pas passé par là.

- Et alors ?? Des gens qui meurent de blessures connes et de sévices, il y en a dans tous les coins, c’est pas pour autant que je vais faire mon saint à m’arrêter à chaque porche. Je pensais qu’il n’y aurait personne ici et on est tombé sur eux, j’ai mal calculé mon coup, voilà ce qu’il s’est passé, tu le sais très bien. Ça nous a déjà assez retardé comme ça.

- Donc on part.

- Bon, c’est quoi, le problème, là ? Tu veux rester ?

Is ne répond pas, il le fixe en silence.

- Tu veux rester, oui ou non ? insiste Rem.

- Ils me garderont pas, de toute manière, balaye Is en se levant.

Il pose le revolver de Lena sur la table, ramasse le sien et consulte Rem.

- On y va, acquiesce ce dernier.

- Où ça ?, réagit une autre voix.

Le troisième homme les regarde du seuil de la chambre, accoudé au chambranle. C’est un type de taille moyenne, blond, fin, assez décontracté, le visage taillé en angles précis. Il affiche un air songeur en passant tour à tour de l’ex-soldat au médecin. L’effroi et la colère ont quitté ses traits ; il les étudie avec plus de calme :

- Je m’appelle Eliote, en fait, précise-t-il, s’autorisant un sourire.

- On vous laisse, dit Is.

L’air éclairé d’Eliote s’éclipse tout à fait. Il reste un instant interdit, mais il se reprend en voyant Rem se diriger vers la porte :

- Mais… Non mais attendez, bafouille-t-il.

- Pas la peine de nous remercier.

L’homme secoue la tête ; une crainte commence à se lire dans son attitude :

- Vous pouvez pas partir comme ça…

- Ben tiens, ricane Rem, on va se gêner…

- Vous allez pas laisser Lena ! Si elle fait une rechute ?

- Ça, c’est votre problème.

La protestation de Rem reçoit pour écho un raclement de gorge d’Is. Ils échangent un long regard, comme si une conversation muette s’établissait entre eux. Eliote ne comprend pas ce qu’il se passe, mais, d’une certaine manière, l’acolyte du docteur ne semble pas être de son parti.

- Je peux vous indiquer quoi faire selon les cas, suggère finalement Rem avec une hésitation contrariée.

- Super. Donc je devrais toujours être près d’elle. Et si on tombe en rade de bouffe ou de médocs, on est foutus, c’est ça ?

- Mais vous êtes marrant, vous, vous pensez que j’ai survécu comment, avec Is en charge ?! s’agace Rem. Parce qu’il est taré, je vous signale ! ajoute-t-il en empoignant l’autre homme par le bras, comme pour le montrer à Eliote. Quand je l’ai rencontré, il était en train de se marrer tout seul alors que des gens se faisaient buter autour de lui. Rien qu’hier, il m’a pété un plomb, j’ai cru qu’il allait me tuer ! Il faut le surveiller tout le temps, ce gars-là. Votre Lena, quand sa fièvre sera tombée, ce sera plié, elle ira mieux. Pas Is.

- Je suis pas docteur comme vous !

- C’est pas plus facile. Et vous vous débrouilliez très bien avant qu’on se rencontre, suffit de continuer comme ça.

Le regard d’Eliote s’assombrit.

- Si vous vouliez nous abandonner à la mort, il fallait nous tuer tant que vous pouviez, dit-il d’une voix tremblante.

Rem arrache le flingue des mains d’Is, si vite que ce dernier n’a pas le temps de réagir, et assène un violent coup de crosse à Eliote.

- Mais réveille-toi, ducon ! Tu te rends compte que j’aurais pu vous buter, vous laisser comme ça ou faire pire ? J’ai pas à gérer ta vie et celle de ta copine. J’ai fait ce que j’ai pu, maintenant, tu fais avec, et elle aussi. Moi, j’en ai rien à foutre. Si vous mourrez, vous pourrez toujours vous applaudir d’avoir tenu jusqu’ici.

Eliote est tombé sous le coup, et baisse les yeux, pétrifié. Il a porté la main à sa tempe, et l’observe, sonné, incapable de répondre. Il a des larmes aux yeux. Le docteur veut lâcher le flingue et partir, c’est tout ce dont il a envie.

- Rem, dit doucement Is.

- Quoi, tu veux quoi, encore ?!

- On… On pourrait juste… rester là quelques jours, vous pensez pas ?

- S’il… S’il vous plaît, appuie Eliote. On… on a le petit, si quelque chose arrive à Lena, il y aura plus que nous deux…

Rem se tait, fusillant Is du regard. L’homme blond doit prendre ça pour un encouragement, car il ajoute :

- On a de quoi manger, ici, et assez de lits. On a ce qu’il faut. Seulement quelques jours, d’accord ? On...

- Ça va, ça va, mettez-la en veilleuse, s’agace Rem. OK, on reste, si vous me foutez la paix. Mais pensez pas que ce sera gratuit.


Texte publié par Malike, 16 juillet 2019 à 23h35
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