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Gervais St Gervais n’avait pas pris de vacances depuis longtemps. Depuis six ans, en fait, d’après les agendas qu’il conservait précieusement dans ses archives. Oui, il était temps, un peu d’air et de soleil lui ferait du bien.

Poussé dehors par son employeur, Gervais était rentré plus tôt du travail ce soir-là et avait un moment erré dans son appartement, ne sachant que faire pour s’occuper. Les poussières, peut-être, ou du rangement dans son capharnaüm de bricoles et de souvenirs qu’il n’avait pas triés. Mais à la seule pensée des tonnes de poussière qui devaient s’accumuler dans le bazar, son enthousiasme s’était évaporé et il avait filé devant la télévision.

Il s’était fait livrer des nouilles chinoises – fortune cookie offert – et était en train de sortir la barquette du micro-ondes quand le jingle de son émission du soir favorite retentit. Il vida la barquette sur une assiette, plaça l’assiette sur un plateau individuel et augmenta le son du téléviseur. Le fortune cookie se cassa quand il voulut en ouvrir le sachet et il récolta, au creux de la paume, des miettes et ce message :

Your past will make your future stronger.

Ça l’amusa un moment, puis il froissa le papier et le jeta sur le canapé.

Il se coucha tôt, son avion partait à 7h le lendemain. Et comme sa montre était constamment déréglée – il n’avait plus changé la pile de puis deux ans et la conservait au poignet par habitude – il se fia à son téléphone pour le réveiller à l’heure.

Gervais St Gervais avait déjà pris l’avion pour son travail, mais jamais pour ses loisirs. Il était étonné de voir que les vols professionnels n’avaient rien en commun avec ceux qui transportaient des vacanciers. Ce matin-là, tout était plus bruyant, plus joyeux et coloré. De quoi lui mettre le sourire aux lèvres. Une fois d’ans l’avion, il s’installa près du hublot, déjà en sueur sous sa chemise et sa veste. Il avait fait le nœud de sa cravate trop serré et y passa un doigt pour le délier. Il aurait pu mettre un short et une chemise à fleurs, comme ce papa qui maîtrisait l’installation de ses enfants comme un chef d’orchestre dirige des musiciens, mais quelque chose l’avait empêché d’opter pour une telle tenue. Il n’avait vraiment plus l’habitude des vacances.

À vrai dire, il n’avait plus osé en prendre depuis des années.

Heureusement, il faisait frais dans l’avion et Gervais passa un agréable voyage. Un taxi le conduisit ensuite de l’aéroport jusqu’au centre ville, à quelques pas de l’hôtel. Il dut confirmer trois fois à la réception que son prénom était bien Gervais, comme son nom de famille ; puis il fallut corriger Gervais Gervais en Gervais St Gervais. Il hésita même une fois à donner son deuxième prénom pour clarifier le problème, mais se dit au dernier moment que Gervais Ambroise St Gervais, ça ne sonnait pas très bien.

La première chose que Gervais fit le lendemain, ce fut prendre un café face à la plage. Il avait oublié ses lunettes de soleil chez lui et plissa le nez tout le long. Mais ce désagrément n’était rien comparé à la couleur bleu-turquoise de l’eau, frisée de blanc mousseux, qu’il avait devant lui. Aucun doute, il s’était réconciliée avec la mer ; elle qui, l’espace de quelques années était devenue sa pire ennemie. Gervais sirota son café, heureux.

Au moins, il n’avait pas oublié son maillot de bain.

Après avoir très bien dîné dans un restaurant de fruits de mer – et avoir gratifié sa cravate d’une tache de mayonnaise – Gervais s’en alla donc d’un pas sautillant sur la promenade, s’acheta une glace italienne à la vanille et descendit mettre ses pieds déchaussés sur le sable. La sensation le fit sourire comme un enfant. Il n’était plus venu à la plage depuis… depuis que c’était arrivé.

Il n’y avait pas de cabines pour se changer. Gervais dut se débrouiller avec une serviette nouée autour de sa large taille. Il ne payait peut-être pas de mine, petit gros à la tignasse blonde et à la peau rose, mais il avait autrefois été excellent nageur. Il était temps de tester ses vieux réflexes. Se faufilant parmi la foule de touristes qui cramaient au soleil comme des toasts, il partit à la rencontre de la mer.

Là où le sable était humide, les enfants érigeaient des châteaux de sable par milliers. Ils finissaient balayés par la marée montante, sous les cris joyeux des petits bâtisseurs.

Seule une petite fille semblait soucieuse de la disparition de son château. Gervais la regarda d’abord de loin, intrigué. Cette enfant avait quelque chose de curieux. Elle semblait… effacée. Gervais cligna des yeux pour s’assurer qu’ils ne lui jouaient pas des tours.

La fillette remplissait un seau de sable pour construire un nouveau château. À mesure que l’édifice avançait, l’architecte en herbe paraissait gagner en réalité. Elle devenait de plus en plus… visible, vraie.

Puis une vaguelette plus haute que les autres rongeait les remparts, défaisait un coin de la tour, et l’enfant devenait plus fine qu’un mouchoir.

Gervais St Gervais, fasciné, en oublia tout le reste. Une boule s’était formée dans sa gorge. Cette gamine, en plus de jouer à la guirlande de Noël, lui était extrêmement familière.

Ce fut elle qui planta ses yeux dans les siens, l’invitant ainsi à s’approcher.

— Ça va, jeune fille ? dit Gervais, penaud.

Un air de profond reproche se peignit sur les traits de l’enfant. Sonné, Gervais recula d’un pas. Puis il prit une inspiration étranglée et faillit tomber à la renverse.

— Oh, murmura-t-il. Oh, ça fait si longtemps !

— Je sais, dit calmement la fille. Bon, aide-moi à reconstruire les remparts.

Et sans rien ajouter, elle prit sa pelle et continua à remplir son seau. Gervais observa qu’un fragment de son bras droit, son coude en fait, était invisible. Il laissa dériver son regard sur les falaises et la jetée derrière, ainsi que l’éclat du soleil sur les écumes laiteuses.

L’enfant s’arrêta.

— Tu m’aides, ou quoi ? fit-elle de sa voix flûtée. Ça fait très longtemps que je suis là, tu sais, j’y arriverai pas sans toi !

— Bien sûr… répondit-il avec un sourire triste et gêné.

Et ils rebâtirent le château, un peu plus solidement cette fois grâce à l’expertise de Gervais, qui n’avait pas perdu la main malgré le temps.

La fillette était de nouveau entière, plus réelle que jamais. Le gros homme lui jetait des regards discrets, détournait vite les yeux quand les siens se posaient sur lui. Il ne savait pas quoi dire.

— T’es pas obligé de dire quelque chose, embraya-t-elle, comme si elle avait lu dans sa tête. Ça me suffit que tu sois là.

Malheureusement, un reflux puissant revint bientôt grignoter les abords de la forteresse. Un trou s’y creusa et l’eau s’infiltra dans la cour intérieure. La gamine fit claquer sa langue sur son palais ; d’autres parties de son corps semblaient s’être effacées comme sous une gomme invisible. Son cou son genou et son pied gauches.

— Pas encore une fois, se plaignit-elle.

Gervais réfléchissait. La mer était en train de monter et, bientôt, tout le château serait submergé. La petite fille avait l’air de vouloir s’échiner à le construire au même endroit, mais s’il pouvait la persuader de tout déménager…

Si le château de sable était à l’abri de la mer, elle cesserait, elle aussi, de disparaître. Gervais, au fond de lui, était sûr que si le château s’évaporait entièrement dans les tourbillons de sel et d’écume, la fille partirait en fumée.

— Attends, dit-il. Donne-moi tes affaires.

— Mais le château…

— Laisse-le, répliqua-t-il fermement.

— Mais je peux pas ! C’est…

Entendant l’horreur dans sa voix, il essaya de modérer l’urgence avec laquelle il avait commencé à ramasser les pelles et râteaux qui traînaient. Il se baissa pour arriver à son niveau et dit, plus doucement.

— On va construire ton château ensemble, mais un peu plus haut.

— Mais on peut pas, contra-t-elle, avec l’air de parler à un idiot. Il faut du sable mouillé pour le construire !

Gervais se toucha le nez et lui fit un clin d’œil, comme si ce qu’il s’apprêtait à dire était révélateur d’une profonde intelligence.

— Tu sais ce qu’on va faire ? On va construire ton château sur le sable sec, loin de la marée… mais avec du sable mouillé !

Elle parut douter un moment, puis, tête penchée sur le côté, répondit à son sourire, qui montrait un trou à la place des incisives. Elle venait d’avoir sept ans.

— D’accord, acquiesça-t-elle.

Et ils se mirent au travail ensemble, sous le regard des autres enfants – Gervais se demandait s’ils la voyaient eux aussi, ou s’ils avaient devant eux le spectacle d’un gros homme, la vieille trentaine, qui se parlait à lui-même et transportait des seaux de sable mouillé pour ériger un splendide donjon. En tout cas, s’ils ne la voyaient pas, il avait une explication à leur expression ahurie.

Gervais perdit la notion du temps. Il aurait pu s’écouler une seconde comme un siècle. Quand il releva la tête, s’épongeant le front du poignet, et regarda le ciel, impossible de dire si le soleil avait changé de place.

Une main tiède se glissa dans la sienne et il baissa le menton. La fillette, entière, réelle, paraissait satisfaite.

— C’est bien, on a réussi.

— Oui, dit-il simplement.

Ils étaient restés un moment à contempler la plage, la mer et l’horizon.

Puis elle avait disparu. Mais dans les yeux de Gervais, elle était tout aussi tangible, tout aussi précise que si elle s’était encore trouvée juste devant lui.

Il profita d’une après-midi ensoleillée et de l’eau fraîche, surveillant parfois son château qui ressortait, ocre, sur le sable clair.

Quand il rentra à l’hôtel ce soir-là, Gervais se souvenait clairement de sa fille, celle qu’il avait fait l’erreur de vouloir oublier, après qu’elle s’était noyée des années auparavant, lors de vacances à la mer.


Texte publié par Jamreo, 14 juillet 2019 à 17h29
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