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tome 2, Chapitre 9 « L'Orgue de cristal - 1 » tome 2, Chapitre 9

« Nous voici à Eisnadel ! » déclara Alexandre d’un ton dramatique, en désignant d’un grand geste le paysage grandiose qui les entouraient. Après avoir grimpé la route qui courait au flanc de la montagne, le fiacre électrique s’était arrêté sur une corniche, à mi-chemin vers le sommet. Si la vision des pics couverts de neige représentait toujours un spectacle impressionnant, l’hiver le rendait féerique. Les sapins poudrés de blanc formaient une marée qui montait à l’assaut des pentes abruptes ; sur une large avancée rocheuse, suspendu entre la terre et le ciel, s’élevait un village minuscule, un ensemble de chalets dominé par la forme imposante d’un château de pierre immaculée. Avec ses tourelles élancées, il semblait tout droit sorti d’un livre d’images.

L’érudit inspira profondément. Au milieu des montagnes, il oubliait qu’il approchait de la soixantaine et se sentait aussi vigoureux qu’un jeune homme. Sa pelisse d’un violet profond et sa casquette fourrée le garantissaient de la fraîcheur de l’altitude. Son cœur vibrait quand il contemplait le paysage sublimé par un air transparent et un pâle soleil hivernal.

Généralement, le comte Alexandre d’Harmont, encyclopédiste de l’Étrange, passait les fêtes de Noël dans des coins de France où il se plaisait à étudier les coutumes locales. Deux semaines plus tôt, il aurait ri de bon cœur si on lui avait dit qu’il renoncerait à son séjour dans un pittoresque village provençal pour se rendre dans les Alpes autrichiennes, dans une région reculée qui semblait figée dans un Moyen Âge d’opérette. Le château n’était pas sans lui évoquer ceux de Louis II de Bavière, en particulier Neuschwanstein, mais à une échelle bien plus réduite. Il avait tenté de se renseigner sur Eisnadel, mais n’avait rien pu trouver sur l’histoire de ce monument, pas plus que sur son possesseur, le comte – ou plutôt le graf, comme on disait en ces régions – Dieter von Dunlklertraum. Comme si l’un comme l’autre était apparu spontanément en ce monde… Et cela ne faisait qu’aiguiser sa curiosité !

« Si vous avez assez profité du paysage, peut-être pouvons-nous repartir ? »

Alexandre se tourna vers son compagnon de voyage ; le jeune homme l’attendait, appuyé contre la carrosserie du fiacre électrique, les mains dans les poches. Henri Berliniac, journaliste à l’Hermès parisien, s’était laissé persuader à l’accompagner et devait déjà le regretter, à son expression blasée.

« Vous devriez profiter de ce paysage. Cela vous change des murs parisiens ! Ne me dites pas que cette splendeur ne vous touche pas !

— Bien sûr que si… mais je ne l’admire pas au point de demeurer dans le froid à en contempler le moindre détail. De plus, Angélique s’impatiente ! »

Alexandre se tourna vers le véhicule ; à l’intérieur, il aperçut le visage boudeur d’une fillette d’une douzaine d’années, qui lui lança un coup d’œil sombre. Alexandre soupira et retourna vers le fiacre, tandis qu’Henry se glissait derrière le volant et redémarrait l’engin. La turbine se mit à vrombir et les roues reprirent leur mouvement, portant les trois voyageurs le long de la petite route qui serpentait à flanc de montagne, heureusement déneigée par les soins du graf.

Après deux bonnes heures, ils arrivèrent enfin aux portes de la ville. À l’autre bout d’un pont qui enjambait une vallée abrupte, un châtelet couronné de deux tours montait la garde. Sitôt cet ouvrage derrière eux, le comte éprouva le sentiment de pénétrer dans un village de carton-pâte : de part et d’autre de la rue principale se dressaient de coquettes maisons à colombages, dont les étages se rejoignaient parfois au-dessus de leur tête par des passages couverts. Les pavés avaient été déblayés, mais les toits disparaissaient toujours sous une épaisse couche blanche. Des lanternes de fer forgé apportaient une clarté bienvenue dans le jour déclinant. L’unique auberge se trouvait juste à l’entrée de la ville ; le patron, un homme robuste ceint d’un tablier immaculé, arborait un gilet d’un vert pimpant. Il les accueillit avec une courtoisie joviale :

« Monsieur d’Harmont, c’est cela ? Vous êtes français ? Ah, Paris ! J’aurais aimé pouvoir y aller, mais vous savez ce que c’est… Vous pouvez garer votre engin dans la cour intérieure. Mais oui, il y a de la place ! »

Tout en discutant, il leur désigna la porte-cochère qu’un garçon d’écurie finissait d’ouvrir pour leur livrer passage. Le gamin prit leurs bagages et les suivit dans l’escalier, tandis que le patron les menait à leurs chambres :

« Monsieur le comte, vous aurez la cinq… Pour votre ami et sa jeune sœur, ce sera la six ! »

Angélique ricana discrètement de cette bévue, somme toute compréhensible : Henri semblait bien trop jeune pour avoir une fille de cet âge. Malgré tout, aucun des voyageurs ne jugea bon de rectifier l’erreur.

« Vous n’aurez qu’à vous installer, poursuivit le brave homme. Dès que vous serez prêts, vous pourrez descendre au salon ! Si vous voulez dîner ici ce soir, nous le servirons jusqu’à tard dans la nuit, pour les clients qui reviendront de la veillée de Noël. »

Les voyageurs le remercièrent et commencèrent à s’installer. Alexandre trouva sa chambre tout à fait à son goût, avec ses murs blancs rehaussés d’une corniche jaune d’or et décorés de tableaux aux couleurs vivantes. La pièce n’était pas grande, mais confortable, avec un lit à baldaquin, un petit bureau et un coin dédié à la toilette derrière un paravent. Il prit le temps de se rafraîchir avant de rejoindre ses deux amis dans le salon, une vaste salle tapissée d’un papier vert sombre orné de motifs dorés. Il s’assit avec un soupir de contentement dans un profond sofa, en attendant ses compagnons de voyage. Bientôt, il vit apparaître la mince silhouette du journaliste. Le jeune homme se laissa tomber en face de lui et passa une main dans ses cheveux blond foncé.

« Eh bien, je ne suis pas fâché d’être arrivé ! Je ne vous cacherai pas que conduire sur ces routes périlleuses fut éprouvant…

— Je veux bien vous croire. Angélique est restée là-haut ? »

Henry haussa les épaules :

« Ce voyage ne l’enchante guère. Je n’aurais pas dû insister pour l’emmener. Pour une fois, je me suis montré autoritaire. Même si cette période ne signifie pas grand-chose aux yeux des miens, j’ai eu envie d’une ambiance… familiale. »

Il haussa légèrement les épaules :

« J’espère que cette mauvaise humeur lui passera. Et si vous me parliez du but de notre visite ?

— L’orgue de cristal ? »

Les yeux d’Alexandre se mirent à briller :

« Même s’il n’est connu que depuis peu, on lui prête des capacités très spéciales… Les légendes qui l’entourent sont propres à exciter ma curiosité. J’ai hâte de l’entendre jouer lors de la veillée ! »

Depuis plusieurs décennies, Alexandre s’était lancé dans la rédaction d’une somme titanesque, dans le but de répertorier le plus grand nombre de phénomènes inexpliqués. Il s’attribuait lui-même le titre d’« Encyclopédiste de l’Étrange », qui figurait jusque sur ses cartes de visite.

Henri demeura pensif un moment, avant de reprendre la parole, une expression dubitative sur son visage fin et spirituel :

« Rassurez-moi… Nous n’allons au-devant d’aucun péril, cette fois ? Si j’ai accepté de vous accompagner, ce n’est pas pour jouer les redresseurs de torts…

— Non, bien sûr que non ! Vous pensez vraiment que je vous aurais menti ? »

Henri soupira :

« Votre curiosité vous rend téméraire, parfois… »

Alexandre pouffa de rire :

« Henri ! Entendre cela de votre bouche, voilà qui est plutôt distrayant ! »

Le journaliste croisa les jambes et s’enfonça dans le dossier confortable de son fauteuil :

« Mon cher Alexandre, permettez-moi de protester ! Il m’arrive en effet de courir des risques, mais c’est en toute connaissance de cause… Même si je veux bien admettre que les conséquences sont identiques ! »

Les deux compères éclatèrent de rire. Depuis plusieurs années, ils remplissaient des missions pour le gouvernement français, en enquêtant sur des faits étranges susceptibles d’embarrasser la République. Le comte mettait à profit sa vaste connaissance du domaine ésotérique et son habileté à manier la lame qui se cachait dans sa canne à pommeau d’argent, et Henri sa vivacité d’esprit et ses pouvoirs de persuasion… mais pas seulement. Si Alexandre avait dû décrire en peu de mots la nature de son ami, il aurait dit qu’il était un peu plus qu’humain… de même, d’ailleurs, que la jeune Angélique, qui n’avait que l’apparence d’une enfant.

Le patron leur porta deux verres, un Cognac ancien pour Alexandre, un vin de Porto pour Henri. L’érudit en profita pour lui poser une question qui le démangeait :

« Mon brave, depuis combien de temps êtes-vous installé ici, à Eisnedel ?

— Depuis environ un an.

— Savez-vous quand a été construit l’orgue qui se trouve dans la chapelle du château ?

— Hélas non, monsieur. Mais vous pouvez le demander au graf lui-même ! C’est un homme très courtois ! »

Tandis que l’homme s’éloignait, le journaliste le suivit d’un regard pensif avant de se tourner de nouveau vers son ami :

« Vous n’avez rien remarqué de particulier ?

— Sur cette ville ?

— Oui… Elle présente une apparence des plus traditionnelles et pourtant, elle semble pimpante, comme si elle venait d’être construite.

— Je me faisais la même réflexion, répondit le comte. Elle a pu être totalement rénovée sur volonté du graf, mais je peine à le croire… »

Henri opina gravement, puis haussa les épaules :

« Et si c’est le cas, est-ce bien grave ? Le graf n’est sans doute qu’un original qui rêvait de son propre minuscule royaume figé dans le temps…

— En effet… il ne serait pas le premier, et le résultat est plutôt réussi ! En tout cas, ajouta Alexandre d’un air gourmand, ce mystère me plaît bien ! M’accompagnerez-vous ce soir à la veillée ?

— Bien sûr ! J’ai bien envie moi aussi d’admirer ce chef-d’œuvre. Par contre, je ne peux vous promettre de ne pas m’endormir !

— Je vous remercie de ce sacrifice ! » déclara Alexandre avec amusement.

Les choses seraient bien plus distrayantes avec son complice !

***

La chapelle se trouvait dans la cour du château, à l’écart du bâtiment principal. Le graf l’ouvrait à la population de la ville, qui devait tenir tout entière à l’intérieur de la nef. Il s’agissait d’un monument de style néo-gothique flamboyant, édifié dans une pierre blanche qui la faisait ressembler à une sorte de confiserie. L’intérieur arborait des couleurs vives ; les voûtes se paraient d’un ciel étoilé, les arceaux de filets rouge et or, les statues d’habits richement ornementés. Pourtant, tout le reste passait inaperçu dès que le regard se posait sur la tribune d’orgue, qui se situait non pas au-dessus du portail, mais dans l’abside à l’arrière de l’autel. Sur une base de marbre sombre s’élevait un buffet d’ébène d’une belle sobriété, mais aux courbes élégantes. Toute cette noirceur mettait en valeur les tuyaux de l’instrument : au lieu de tubes de métal argenté se dressaient de véritables piliers translucides, comme des cristaux de quartz d’une longueur improbable ; ils miroitaient d’éclats irisés sous la lueur des vastes chandeliers qui illuminaient l’édifice.

À la grande surprise d’Alexandre – et sans doute d’Henri lui-même –, Angélique avait accepté de les accompagner. Malgré son expression chiffonnée, la fillette était charmante avec sa petite cape de fourrure blanche, la toque posée sur ses cheveux aile de corbeau et un long manteau gris pâle qui s’harmonisaient avec ses yeux. Henri avait également fait des efforts, avec un élégant pardessus d’un brun clair et un chapeau de même couleur. Quant à Alexandre, il avait opté pour une redingote d’un rouge avec des parements verts, assorti à son haut-de-forme. Quand le trio fit son entrée, il ne passa pas inaperçu. De nombreux regards les accompagnèrent, suivis de chuchotements. La moue d’Angélique s’accentua, mais Henry sourit avec affabilité. Les trois visiteurs s’installèrent un peu à l’écart, en s’assurant d’avoir une vue parfaite sur le majestueux instrument.

La messe débuta bientôt. Alexandre tira de sa poche son vieux missel dont les pages se détachaient sous l’effet de l’usure. Après avoir assisté à nombre de faits étranges, l’érudit savait que chaque religion détenait au moins une part de vérité. Il considérait cette cérémonie si ancienne comme un moyen parmi tant d’autres d’approcher une certaine réalité mystique et spirituelle. Une odeur d’encens se répandit dans l’église ; le prêtre entra, suivi de trois enfants de chœur. L’orgue avait commencé à jouer, égrenant des notes à la vibration inhabituelle, si pures et cristallines qu’elles en éclipsaient les paroles du célébrant. Tandis qu’elles déferlaient dans la nef, Alexandre sentit une émotion intense s’emparer de lui…

La magie de Noël. Depuis combien de temps ne l’avait-il pas éprouvé ? À un moment de sa vie – il savait précisément lequel, même s’il n’avait aucune envie d’y songer –, il avait perdu ce sentiment de grâce. Le comte prononçait machinalement les réponses attendues, mais il avait l’impression de flotter dans une bulle de bonheur presque extatique, qui emplissait ses yeux de larmes… non pas dues à une quelconque tristesse, mais à une joie profonde autant qu’indéfinissable. Une émotion qu’il ne se souvenait pas d’avoir ressentie depuis bien des années…

Il lança un regard vers Henri, et constata qu’il ne porta pas l’expression un peu ironique qu’il adoptait bien souvent, mais qu’il affichait un émerveillement qui lui donnait l’air d’un adolescent. Même Angélique semblait transfigurée, comme si elle avait réellement été la fillette de douze ans que chacun croyait voir.

Malgré tout, l’érudit ne put s’empêcher de remarquer un fait étrange : l’orgue n’avait à aucun moment cessé de jouer, même quand le prêtre parlait… La musique se limitait alors à un mince soupir, mais elle demeurait présente.

Enfin, la cérémonie toucha à sa fin, chacun prit la direction de la sortie. Alexandre, Henri et Angélique retournèrent à l’auberge. Le comte s’aperçut que sa joie irréelle s’était évanouie, même s’il en conservait quelques échos. À l’expression de ses amis, il comprit qu’il en allait de même pour eux.

« Ce n’était pas désagréable, ni même malveillant, mais je pense que nous avons été manipulés, musa Henri.

— C’est possible, admit Alexandre. En ce qui me concerne, la nostalgie a pu jouer un rôle, de même qu’un reste de sentiment religieux… mais je doute que ce soit le cas pour vous ! »

Le journaliste opina gravement :

« Vous pensez vous aussi que cet orgue est suspect ?

— En effet. Il n’a jamais cessé de jouer… Pourquoi, si ce n’est pour maintenir cette émotion chez les fidèles ?

— Dans quel but, à votre avis ? Créer une sorte de… faux miracle de Noël ?

— C’est possible…

— Dans tous les cas, je trouve cela des plus étranges. »

Alexandre laissa son regard errer sur l’église qui disparaissait à présent dans l’ombre :

« Moi aussi… mais il sera plus confortable d’en discuter au chaud ! »

Il ne fallut que quelques minutes aux deux complices pour regagner l’auberge. Leur table les attendait, dans une grande salle lambrissée, décorée de rameaux de houx et de sapin. L’hôte leur servit un plat de carpe à la bière que le comte avait été avide de goûter, accompagnée de pommes de terre grillées, puis des biscuits sablés arrosés de vin chaud. Une fois repus, ils se réunirent dans la chambre d’Henri, qui ne différait guère de celle d’Alexandre si ce n’était pas la petite alcôve séparée où se trouvait le lit d’Angélique, et une table basse devant un canapé.

L’horloge au mur sonna deux heures du matin. Pourtant, aucun d’entre eux n’avait envie de dormir. Un mystère se profilait et il n’en fallait pas plus pour garder leur imagination en éveil.

« À votre avis, demanda Henri, à quoi peut-on attribuer cette influence manifeste sur les émotions des fidèles ?

— Cela ressemble à de l’empathie projective… supposa le comte. Peut-être que l’orgue ne fait que décupler les émotions déjà présentes dans la pièce, au point de leur donner une telle puissance qu’elles submergent l’assemblée…

— C’est une possibilité. Cela pourrait aussi, justement, provenir d’un empathe projectif, dont l’orgue décuplerait les talents.

— En effet… »

Angélique, qui était restée silencieuse jusque-là, se redressa un peu et regarda les deux hommes :

« Et si c’était l’orgue lui-même qui suscitait seul ces émotions ? »

Henri tourna vers elle un regard pensif :

« Cela me semble difficile… Certains sons peuvent provoquer la peur ou le malaise, d’autres apaiser… mais rien de plus complexe. »

Un moment de silence plana dans la pièce, puis la fillette reprit la parole :

« Pourquoi ne pas aller l’examiner ? Après tout, à cette heure, l’église doit être vide ! »

L’idée choqua Alexandre, mais à mieux y réfléchir, s’ils se contentaient d’examiner l’instrument, cette intrusion ne comporterait rien de répréhensible… Après tout, l’aventure demeurait une partie intégrante de leur existence. Avec un mystère à explorer, Noël n’en semblerait que plus magique !


Texte publié par Beatrix, 31 août 2021 à 01h34
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