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tome 2, Chapitre 7 « La table de Bacchus » tome 2, Chapitre 7

« Allons ! Avec un nom tel que le vôtre, le vin doit couler dans vos veines ! »

Marcellin Saint-Emilion, un grand garçon dégingandé de vingt ans, posa sur son patron un regard désolé :

« Mais… Monsieur Fernand ! Je suis chargé de faire la vaisselle et d’éplucher les légumes !

— Justement. Vous êtes le seul qu’on pourra facilement remplacer ? »

Marcellin maudit en silence son prédécesseur, le bien nommé Vigneron, qui avait eu la très mauvaise idée de se casser la jambe en glissant dans l’escalier de son immeuble. Sans nul doute, sous l’effet de la boisson, car le sommelier officiel des Tables de Bacchus n'avalait jamais une goutte d’eau. Tout le contraire de Marcellin, dégoûté très jeune du breuvage rouge après avoir trempé les lèvres dans la piquette de son père.

Son employeur, Fernand Maratier, souriait largement, les bras croisés sur sa panse confortable. Son établissement avait beau n’être qu’un restaurant de seconde zone non loin de Montmartre, l’orgueil de son propriétaire s’élevait plus haut que la butte. Maratier s’imaginait toujours recevoir dans ses murs, un jour prochain, quelque artiste de renom ou sommité politique, quand seules peuplaient sa salle quelques poignées d’étudiants fêtards.

Même si Marcellin n’était pas un très grand connaisseur en décoration, il savait discerner le plus parfait mauvais goût quand il s’étalait devant lui : des tables supportées par des tonneaux vides et couvertes de nappes à carreaux, des piliers sculptés en forme d’arbres d’où pendaient des grappes de plâtre, des fauteuils de vannerie figurant des hottes de vendanges… Tout lui semblait ridicule. Mais il avait besoin de cet emploi, s’il voulait poursuivre ses humanités en toute quiétude.

« Je n’ai pas de tenue, objecta-t-il faiblement.

— Vous n’aurez qu’à prendre celle de Vigneron.

— Sauf votre respect, monsieur Fernand, on pourrait en mettre quatre comme moi dans un seul de ses pantalons ! »

Maratier examina le jeune homme, les sourcils froncés, avant de reconnaître l’évidence.

« Bien. Je vais envoyer Mina dans les friperies les plus proches pour vous trouver quelque chose. Elle viendra prendre vos mesures. »

Marcellin rougit jusqu’à la racine de ses cheveux frisés. Mina, une accorte petite serveuse rousse, lui causait chaque fois qu’il se trouvait près d’elle un émoi embarrassant. Après, peut-être y avait-il de bons côtés à la situation...

***

Le lendemain, Marcellin portait son nouvel habit : une veste aux manches trop longues, un pantalon trop court, une chemise râpée aux coudes, mais cela valait mieux que de flotter dans les affaires de Vigneron. Il avait malgré tout emprunté son tablier, dans lequel il se trouvait proprement enroulé.

Il décida de se mettre à l’ouvrage de bonne heure, avant l’ouverture du restaurant. Il ne devait pas être bien compliqué de reconstituer les réserves de la cave. Sans doute le titulaire de la fonction gardait-il des registres ; il suffisait de repasser les mêmes commandes, tant pis si les noms sur les étiquettes ne lui disaient rien : il avait déjà entendu parler de Beaujolais, de Muscadet, de Riesling… Mais le Morgon, le Régnié Durette, le… Moulin à vent ? Il aurait pu tout aussi bien tenter de déchiffrer une langue étrangère !

Marcellin finit par dénicher les registres tant convoités… Hélas, l’écriture qui le couvrait ressemblait aux traces d’une mouche à l'agonie qui se serait traînée dans l’encre. Il referma le livre poussiéreux et tâché, inspira un grand coup, et décida de faire l’inventaire de ce qu’il avait. Les réserves dureraient bien pendant les trois mois d’absence du titulaire. Et si un des crus devait manquer, il n’y aurait pas mort d’homme.

Marcellin trouva très vite le pli. Les jeunes gens qui s’entassaient dans la pièce savaient généralement ce qu’ils voulaient boire – bien souvent les bouteilles les moins chères – et les habituées ne demandaient jamais conseil et commandaient ce qui figurait sur le panneau-ardoise, joliment calligraphié à la craie par Mina. Deux semaines s’écoulèrent. Le jeune homme commençait à apprécier ce petit train-train. La tâche de sommelier se révélait, à vrai dire, moins pénible que la plonge, même s’il ne pouvait discerner un Bordeaux d’un Bourgogne !

Un soir, monsieur Maratier accueillit dans la salle du restaurant un individu bedonnant qui s’avança d’un pas solennel, accompagné d’une grande dame maigre enveloppée dans une étole de fourrure.

« Monsieur le député, c’est un honneur de vous avoir ici ! Que me vaut le plaisir ?

— Mon neveu décrit votre établissement comme sympathique, et nous souhaitons dîner incognito dans un endroit… pittoresque »

En matière de pittoresque, Marcellin songea qu’il ne devait pas être déçu ! Un pressoir avait été ajouté récemment contre le mur du fond. Il s’en échappait encore un vague relent de vinasse que Maratier qualifiait de « parfum authentique ».

« Venez vous asseoir à cette table, là ! C’est la meilleure ! Je vous conseille le bœuf braisé, une viande fondante comme du beurre !

— Bien, bien… Je prendrai le bœuf ! Madame préférera sans doute le poisson.

— Nous avons également une perche aux petits légumes… »

Un peu en retrait, Marcellin regarda son patron s’affairer avec zèle autour de ses clients de marque. Enfin, l’opulent monsieur et la dame osseuse furent installés et leurs commandes lancées. Maratier esquissa des signes qu’il croyait discrets au jeune homme. Le cœur battant, Marcellin s’approcha de la table. Il se tournait déjà vers la carte, mais Maratier fit de grands gestes scandalisés. De toute évidence, il s’attendait à ce que son sommelier les conseille. Hélas, l'intéressé ne maîtrisait toujours pas cet art. Il n’avait même pas entrepris de s’en instruire !

« Allez, Marcellin, vous avez bien un cru à conseiller à monsieur le Député pour accompagner le bœuf ? »

Le pauvre garçon demeurait figé sur place, comme si un magicien de conte de fées l’avait transformé en statue. Par contre, l’intérieur de sa tête bouillonnait furieusement… Morgon ? Brouilly ? Régnié ? Tout s’embrouillait !

« Un Sau… Sauternes ? »

Le député lui lança un regard surpris, puis courroucé :

« Allons, jeune homme… J’aime bien la plaisanterie, mais il ne faut pas exagérer ! »

Maratier le foudroya du regard avant de s’excuser platement :

« Je suis navré, ce jeune homme débute… Il est pour ainsi dire en apprentissage. Mais il va vite progresser sous ma férule, ça oui ! »

Le front du député s’aplanit :

« Bien, bien… Vous faites preuve d’une belle tolérance ! Vous avez raison d’ainsi prendre soin de la jeunesse ! Et quant à vous, jeune homme, ajouta-t-il d’un ton sévère, vous partez de bien loin… je ne saurais trop vous recommander de faire tous les efforts possibles pour progresser ! »

La situation était sauvée. Maratier, qui possédait lui-même quelques belles connaissances dans l’art œnologique, proposa à son illustre client un Châteauneuf-du-Pape pour accompagner le bœuf et un Pinot blanc pour le poisson. Silencieux et tremblant, Marcellin nota ses choix, décidé désormais d’étudier de tout son cœur afin d’éviter une nouvelle gaffe.

***

Dès que le député fut parti, Maratier passa au jeune homme le savon de sa vie ; quelque peu justifié, même s’il avait des circonstances atténuantes. Marcelin se laissa faire avec toute la contrition requise, répondant par de timides « Oui, Monsieur », « Je ferai ce qu’il faut, Monsieur… »

Le sommelier improvisé s’était montré négligeant, mais il comprenait que cette fois, il en allait de son poste ! Il ne pouvait jouer plus longtemps avec le feu ! Une nouvelle faute, et il se retrouverait renvoyé. Il ne devait son sursaut qu’à un vague sentiment de culpabilité de la part de son patron.

Dès le lendemain, Marcelin décida de partir en quête d’un traité des grands crus – des petits aussi, étant donné l’endroit où il travaillait. Il fouillerait chez les bouquinistes de Montmartre afin de trouver un ouvrage de seconde – voir de troisième main. Il savait précisément par où commencer : l’étrange boutique tenue par le nom moins étrange « Premier ministre de la mort ». Dans sa baraque, en frontière du maquis de Montmartre, s’empilait un bric-à-brac insensé, en partie suspendu sur les murs de planches de la devanture : tableaux, gravures, meubles, livres, objet divers…

Le personnage lui-même, avec son éternel galure, sa longue barbe et son regard perçant, mettait le Marcellin mal à l’aise. Aussi fut-ce avec une certaine timidité qu’il explora l'étal soutenu par des tréteaux, à la recherche de la perle rare. Autour de lui, de jeunes bourgeois en goguette comme des familiers du coin traquaient la bonne affaire. Au bout d’un moment, le bonhomme le fixa du regard :

« Eh, tu cherches quelque chose, gamin ? »

Le jeune homme se redressa d’un coup, blanchit, rougit et finit par bafouiller :

« Je cherche… Avez-vous… Hum…

— Est-ce que j’ai quoi ? »

Marcelin piqua du nez :

« Un livre… sur le vin ?

— Sur les vins ? Quel vin ? Notre vin de Montmartre ? Le vin de bourgeois ? »

D’une voix hésitante, Marcelin expliqua sa situation. Le « Premier ministre » l’écouta avec attention, les mains dans ses poches, et déclara enfin :

« Ce qu’il te fait, gamin, ce n’est pas un livre… mais l’inspiration. La sensibilité. La passion. Et j’ai peut-être ce qu’il te faut ! Attends un instant ! »

Il planta Marcelin là et s’engouffra dans son cabanon, pour en ressortir avec quelque chose entre les mains. Il tendit l’objet à Marcelin, qui l’examina avec perplexité.

On aurait dit une sorte de petite louche plate avec une poignée courte, qui représentait un bouc stylisé, dans un bronze patiné par le temps.

« C’est quoi ?

— Une patère.

— Je ne vois pas comment accrocher une veste là-dessus…

— Mais non, ce n’est pas la même patère ! C’est la coupe dans laquelle boit Dyonisos… Ou Bacchus, si tu préfères. Verse du vin, goutte, et son esprit viendra t'inspirer ! »

Marcelin avait l’impression que l’homme tentait de l’escroquer, mais il n’osa protester.

« Combien ? bafouilla-t-il.

— Cinquante centimes. Le prix d’une bouteille… »

Marcelin était incapable de décider s’il était en train de se faire arnaquer ou pas. Mais il n’avait pas vraiment le choix.

« Bien, je la prends…

— Parfait, je te l’enveloppe ? »

Vingt minutes plus tard, le jeune homme fit irruption dans le restaurant et fila aussitôt à la cave. Il ôta le papier journal qui emballait la coupelle, l’essuya avec soin et versa dedans le fond d’un Côte du Rhône. Quand le liquide toucha le bronze, sa couleur s’intensifia et une odeur subtile s’en échappa. Il respira le vin, puis le goûta : pour la première fois, il trouve la boisson délicieuse.

Cette simple gorgée, qui explosa sur son palais, lui monta à la tête… Il eut l’impression soudaine d’être transporté loin de sa cave… ou plutôt, sa cave avait changé. Les voûtes de brique s’étaient transformées en une grotte de pierre brute, aux murs garnis de pampres. En lieu en place de tonneaux s'alignaient de vastes amphores de terre cuite. Il regarda autour de lui, bouche bée… Que s’était-il passé ?

Une musique stridente de flûtes et de cymbales lui parvenait de la salle du restaurant, des cris, des rires… comme si une fête antique battait son plein au rez-de-chaussée.

« Marcelin ? »

Il se retourna d’un coup, pour se trouver face à un individu qu’il n’avait jamais vu. Le visage rond et épanoui, des cheveux et une barbe bouclée couleur d’or, qui contrastait avec un teint de brique. Ses yeux grenat vrillèrent le jeune homme d’un regard pénétrant.

« Tu as sollicité ma présence ? Comment t’appelles-tu ?

— Mar… Marcellin…

— Bien, Marcellin. Suis-moi… »

Le jeune homme savait qu’il aurait dû se sentir paniqué, mais étrangement, il admettait ces bizarreries comme s’il se trouvait en plein rêve. Il monta des marches taillées directement dans le roc.

Un spectacle stupéfiant s’étendait devant lui : la salle du restaurant avait fait place à une immense plaine, où courait une herbe rase, dont l’unité était parfois rompue par des rochers ou des bosquets. Au milieu, il aperçut une sorte de temple, sauf qu’en lieu de colonnes, se dressaient des vignes aussi hautes que des arbres, donc les troncs vrillés s’élevaient bien au-dessus de sa tête. Les branches entrecroisées formaient un toit d'où pendaient des grappes mûres, aux reflets d’or, de bronze, de vermeil… De grands grains ou des petits, ronds ou allongés, blancs, noirs ou rosés comme la vigne de Noah qui pourrait chez son père et dont il tirait sa piquette. Marcellin s’avançait, bouche bée, quand deux jeunes femmes, avec de longues chevelures sombres et tressées, des couronnes de pampres et seulement vêtues pagne en peau de bête, l’attrapèrent chacun par un bras. Une chaleur embarrassante explosa sur son visage, tandis que ses jambes se liquéfiaient.

Malgré tout, il se laissa entraîner vers l’arrière du temple, où il retrouva l'inconnu aux boucles blondes et au teint rouge. Il tenait entre ses mains une patère semblable à celle qu’il avait achetée au « Premier ministre ». Autour de lui, d’autres femmes et des hommes aussi, très peu habillés, jouaient sur des flûtes de roseau et des cymbales de bronze la musique qui lui avait agressé les oreilles. Elle lui parut assourdissante. Pourtant, il se sentait étrangement bien, comme dans un rêve…

L’homme mystérieux lui tendit le récipient, rempli d’un liquide écarlate.

« Bois… et tous tes problèmes disparaîtront… »

Marcelin voulut refuser, mais quelque chose le poussait à obéir à cet individu étrange. Après un petit instant d’hésitation, il saisit la patère et la porta à ses lèvres.

Aussitôt, le parfum puissant lui monta à la tête ; il se sentit enveloppé de saveurs douces, amères, épicées, profondes, fruitées, veloutées… Il n’y avait pas assez d’adjectifs pour décrire cette sensation prodigieuse. Un étourdissement s’empara de lui… Était-ce cela, l’ivresse ?

Il était bien en ces lieux. Sans doute allait-il rester un peu plus longtemps.

***

Des coups retentirent contre la porte de la cave. L’homme assis sur le sol, la coupe entre les mains, se releva lentement, pendant que la voix de Maratier vociférait de l’autre côté du battant :

« Qu’est-ce que vous faites, Saint-Emilion ? Les clients arrivent ! »

Il se dirigea vers la salle de restauration où se tenait un couple bien habillé qui posa sur lui un regard exigent.

« Qu’avez-vous commandé ? » demanda-t-il avec le sourire.

Quand l’homme lui détailla les mets, il opina en connaisseur.

« Je vois. Laissez-moi faire. »

Ses pas le menèrent jusqu’à la cave où dormaient les tonneaux noircis et les bouteilles couvertes de poussière. Il choisit sans même regarder les étiquettes.

Quelques semaines plus tard, le tout Paris bruissait de la Table de Bacchus et de son sommelier prodige.

Au bout de quinze jours d’une fréquentation de plus en plus intense, des clients commencèrent à délaisser leur travail, leur famille, leurs passions pour le troquet. Y compris le député qui n’apparaissait plus à l’Hémycicle et passait ses journées le nez dans un verre.

Maratier aurait dû s’en étonner… Mais le patron nageait dans un rêve. Marcellin lui semblait transfiguré. Il officiait à présent dans un costume de velours vert brodé de vignes pourpres. Ses cheveux noirs et raides étaient devenus dorés et bouclaient comme la toison d’un mouton. Son teint virait d’une étrange couleur de brique. Personne ne s’en étonnait ; Mina levait vers lui des yeux pleins d’admiration.

Pour rien au monde, Maratier n’aurait voulu que cela changeât, même si, au début, il avait été un peu effaré en voyant les clients de moins en moins vêtus. De jeunes gens déchaînés, filles et garçons, s’étaient invités avec flûtes et percussions, et produisaient une musique syncopée, sans finesse mais tout à fait fascinante. Comme les autres, il finit par goûter la boisson plus que de raison et glissa lentement dans une ivresse perpétuelle.

Même si, parfois, il croisait le regard couleur de vin de Marcellin, et qu’il frissonnait en songeant que le jeune homme avait bien changé. Mais encore et toujours, il remontait des bouteilles de la cave… Il n’aurait jamais cru posséder une telle réserve, mais tout le monde semblait heureux, alors pourquoi s’en faire ?

***

Dans la ville de Paris, malgré tout, quelqu’un veillait.

Quand un phénomène inhabituel commençait à affecter le réel, il se donnait pour mission d’intervenir, même quand il n’avait pas été mandaté pour cela.

Certes, les fêtes, même débridées, ne le gênaient pas. Chacun restait libre de prendre du bon temps s’il le souhaitait… Mais quand cette orgie perpétuelle emprisonnait les hommes et femmes dans une brume de folie écarlate, les choses devenaient sérieuses.

Le bureau des Affaires hermétiques avait été vaguement informé de la disparition d’un député, ainsi que de son épouse. On avait cru à un rapt ou un attentat, mais quelques témoins l’avaient aperçu vers Montmartre, vêtus d’un simple pagne de fourrure, des pampres dans les cheveux. D’aucuns avaient trouvé cette rumeur absurde, y compris le bureau, mais pas notre homme, qui devinait qui il allait retrouver derrière toute cette histoire. Pour cette raison, il avait choisi de se rendre seul à la Table de Bacchus.

Dès qu’il approcha la façade chaulée de plan et décorée d’une vaste enseigne ornée d’une frise de grappes, il discerna un brouillard écarlate, qui sentait le vin, mais aussi le sang… Les deux substances se mêlaient un peu trop bien à son sens, et ravivaient d’antiques souvenirs pour le moins désagréables.

Il existait des entités anciennes et sauvages qui pouvaient se glisser incognito dans les replis du temps. Comme celui qu’il soupçonnait.

Il n’avait aucune intention de le laisser sévir !

***

La porte s’ouvrit, livrant passage à un mince jeune homme aux cheveux blonds foncés, dont une boucle rebelle venait taquiner son front. Journaliste de son état, il portait un costume clair légèrement froissé. Ses yeux noisette, vifs et inquisiteurs, observèrent la scène qui se déroulait devant lui : partout, ce n’était que corps entrelacés, chants discordants, musique stridente… Le vin coulait à flots, des cris et des gémissements résonnaient sous les ridicules branches de stuc ornées de raisins de plâtre.

Un grand jeune homme aux boucles blondes et au teint de brique, vêtu d’un étrange habit vert, vint à sa rencontre. Entre ses mains, il tenait une patère de bronze ancien. En voyant son visiteur, il plissa les yeux et esquissa un sourire matois :

« Puis-je vous faire goûter un peu de vin en guise de bienvenue ? »

Le visiteur appréciait le bon vin, mais il savait s’en passer quand c’était nécessaire. Par contre, il percevait une singulière énergie qui s’écoulait de l’objet comme d’une source, primale et sauvage plus que malveillante.

« Non, je ne préfère pas… »

Le sommelier s’écarta vivement, contrarié, mais le journaliste visiteur ignora sa réaction. Ses yeux se portèrent vers un coin de la salle où un opulent bourgeois parisien, en caleçon et chemise tachés de rouge, avalait le contenu d’une bouteille tenue par une charmante d’une petite rousse presque nue. De temps à autre, sa main se tendait vers un plat où s'empilaient des morceaux sanglants de viande crue, qu’il bourrait dans sa bouche chaque fois que le jet de vin se tarissait.

Ainsi, songea le journaliste, ils en étaient arrivés au second stade… Un troisième ne tarderait pas, encore plus sauvage et débridé, mais au moins avait-il le soulagement d’intervenir avant qu’il y ait des morts.

La petite rousse abandonna son bourgeois pour s’élancer vers le client en costume pâle. Ses bras rond et blancs se pendirent à son cou tandis qu’elle susurrait :

« Venez vous amuser avec nous… Vous êtes un joli garçon, vous devriez savoir vous amuser !

— Je le voudrais bien, mais je ne suis pas venu pour cela. Je suis Henri Berliniac, journaliste au Mercure Parisien, et j’aurais aimé écrire un article sur ce restaurant où il se passe des choses… singulières. Puis-je rencontrer le patron ?

— Il est juste là ! »

La petite rousse lui désigna un homme aussi replet que le précédent, vautré sur une banquette, dévêtu et barbouillé de vin de sang tout comme les autres. La musique devint encore plus stridente, couvrant la voix de la jeune femme, les rires, les chants et divers bruits de fête débridée.

Henri se détacha avec délicatesse de la serveuse et se tourna vers le sommelier :

« J’ai changé d’avis… Puis-je avoir la coupelle ? »

Le sommelier secoua négativement la tête.

« Je ne préfère pas… Mais si je la tiens, vous pouvez avaler une gorgée. »

Si Henri avait été un client ordinaire, il aurait sans nul doute été tenté de boire ce vin. Le parfum capiteux, enivrant qui s’en dégageait possédait des effets hallucinatoires, comme la plus forte des drogues, mais il n’y était pas sensible.

D’un geste faussement maladroit, il la heurta ; son contenu se répandit sur le sol, où il forma une nouvelle petite mare parmi tant d’autres. Le sommelier se l’attrapa par le bras, furieux. Henri en profita pour évaluer les énergies qui émanaient du jeune homme : elle confirmait ce qu’il soupçonnait. Dans ce corps résidait une entité qu’il aurait préféré ne jamais revoir.

Henri se dégagea avec un sourire glacial :

« Et si nous descendions à la cave, pour… discuter ?

— Si cela vous amuse... »

Le sommelier le guide vers quelques marches qui descendaient vers une porte épaisse. Il ouvrit le battant, révélant une belle cave voûtée, tapissée de bouteilles et de tonneau. Henri le bouscula au passage, avec une mesquinerie peu habituelle chez lui. L’homme aux cheveux de bronze lui désigna un petit banc, avec un large sourire sur son visage rubicond :

« Allons nous asseoir pour discuter un peu... Cela me fait plaisir de te voir. Je me demanderai quand tu daignerais me rendre visite, cher grand frère.

— Je ne suis pas ton grand frère, rétorqua durement Henri.

— Petit frère, alors ?

— Rien du tout. »

Sous le visage juvénile et souriant devant lui, Henri vit de nouveau émerger l’entité sauvage et brutale, capable de se dissimuler sous les traits d’une jeunesse enjouée. Le reflet de ce qu’il aurait pu devenir avec les années, de ce qu’il pourrait encore devenir s’il n’y prenait grade. Mais l’être aux yeux pourpres avait une bonne longueur d’avance.

« J’ignore ce que tu fomentes, murmura le journaliste d’un ton sombre, mais je connais l’histoire : cela commence par des fêtes innocentes, pour se terminer dans la barbarie et le cannibalisme. Si tu arrêtes dès maintenant tes manipulations, je suis prêt à être clément. Dans le cas contraire ? »

Les yeux de son interlocuteur s’élargirent :

« Vraiment ? Je devrais avoir peur ?

— Oui, je le pense… »

L’homme partit d’un grand éclat de rire, avant de s’essuyer les yeux avec quelques hoquets résiduels :

« Tu es vraiment trop drôle…

— Je fais juste mon travail… »

Son interlocuteur s’assit nonchalamment :

« J’avais oublié. Tu es devenu un chien du gouvernement… Tu ne sais plus t’amuser. Tu étais plus drôle quand tu t’occupais de moi… »’

Henri baissa la tête, en songeant au garçon joyeux qu’il avait porté sur ses épaules… Bien avant de savoir que ce frais corps d’enfant abritait.

« Comment es-tu revenu ? »

L’autre haussa les épaules :

« C’était simple de sortir, d’investir ce corps et de récupérer ma forme… Il suffisait…

— D’une attache ? »

Henri enfouit la main dans sa poche, où se trouvait la patère qu’il avait subrepticement dérobée quand il avait bousculé le sommelier. L’homme pâlit :

« Quand as-tu pris cette coupelle ?

— C‘est un secret… Maintenant, réfléchis : soit tu repars d’où tu viens de ton propre chef, soit je t’y renvoie, ce qui ne sera pas trop difficile ! Tu ne te maintiens ici que par les énergies que tu as captées grâce à cet objet, n’est-ce pas ? »

Son adversaire se leva d’un bon, s’approcha de lui, les yeux flamboyants :

« Donne-moi ça ! »

Son corps se tendit comme un arc ; il sauta sur Henri, qui l’évita d’un mouvement fulgurant avant même que l’autre eût pu réagir, le journaliste bondit vers l’escalier, serrant la patère contre lui, bouscula son adversaire et, vif comme l’éclair, gagna la sortie. Il attrapa un fiacre qui le conduisit jusqu’au cœur de la ville. Il s’avança sur le plus vieux pont de Paris, tira de sa poche intérieure la coupelle, et la laissa tomber dans les eaux obscures de la seine. Cela suffirait… Au moins pour les dix ou vingt années à venir.

Et dans la cave, l’homme aux cheveux vermeil et à la peau de brique secoua les poings, ivre de rage :

« Ce sale voleur ! » éructa-t-il, avant de s’effondrer sur le sol.

***

Marcellin s’éveilla dans la cave, allongé sur les dalles froides. Il était habillé d’un étrange costume vert orné de pampres. La tête douloureuse et la bouche pâteuse, il s’aperçut que sa mémoire des derniers jours était quelque peu incomplète. Le jeune homme se releva et remonta de la cave en s’appuyant lourdement suer la rampe de bois. Le spectacle qui apparut devant ses yeux le laissa stupéfait… Des clients gisaient partout dans des postures assez peu dignes. Il eut à peine la présence d’esprit de ramasser une redingote abandonnée pour couvrir le corps dénudé de Mina, avant d’aller secouer monsieur Maratier.

Son directeur regarda autour de lui, hagard ; il souffrait visiblement d’une terrible gueule de bois, comme tout le monde dans la pièce. Petite à petit, tout le monde se redressa en marmonnant et gémissant. Bientôt, des cris d’horreurs s’élevèrent un peu partout, tandis que les clients et le reste du personnel du restaurant se rendaient compte de leur condition. Même s’il nageait toujours en pleine confusion, Marcellin se sentait soulagé d’être resté présentable. Il courut de-ci de-là, offrant de nappes et des tentures pour offrir aux malheureux une part de décence. Des fiacres furent appelés afin de ramener chez eux les malheureuses victimes de cette étrange affaire.

Maratier se tordit les mains durant les jours suivants, effrayés à l’idée de voir des plaintes lancées contre son établissement. Mais la gêne était telle que tout le monde, député comme autres notables, préféra tout pousser sous le tapis… Personne ne chercha la moindre explication.

Malgré tout, une personne en tira un avantage. On ne peut avoir été possédé par Dionysos sans en conserver pour le moins l’art et le goût du bon vin, et de ce jour, il devint le meilleur sommelier de tout Montmartre, et peut-être de tout Paris.


Texte publié par Beatrix, 30 novembre 2020 à 17h40
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