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tome 2, Chapitre 5 « Le poids d'un Serment » tome 2, Chapitre 5

« C’est de ma faute. Je me suis montré imprudent. »

Alexandre brûle de répondre à son partenaire que sa responsabilité dans ce qui lui est arrivé importe peu. Tout ce qu’il désire pour le moment, c’est que le jeune homme se ménage, autant que possible dans leur situation. Pour une fois, le comte approuve le goût malheureux de son ami pour les costumes clairs. Au moins, il n’a pas pu dissimuler la plaie qu’il porte au côté.

« Prenez au moins le temps de souffler. Après tout, nous sommes sortis de là avec ce que nous étions venus chercher ! »

Le journaliste hausse les épaules et esquisse une légère grimace quand le geste réveille la douleur de sa blessure.

« Je préfère attendre que nous ayons pris un peu de distance avec les molosses de ce faquin. Je suis en train de perdre la main. Ces derniers temps ont été trop calmes ! »

Les deux hommes progressent vers le fonds du parc, où les sombres frondaisons les dissimulent à la vue de leurs poursuivants. Le soir tombe déjà, allongeant les ombres autour d’eux. Le fiacre loué aux frais du bureau les attend de l’autre côté de la clôture. Alexandre apprécie plus que jamais les facultés d’orientation de son partenaire.

Ils se glissent sans trop de difficulté par la faille dans un mur de pierre qui a connu des jours meilleurs. L’encyclopédiste de l’imaginaire y voit une leçon primordiale : la négligence et la rapacité finissent toujours par entraîner la perte de ceux qui les ont laissées gouverner leur vie.

Même, en l’occurrence, celle d’un maître chanteur d’un genre particulier : Fulgence Gauthier, un petit malfrat doté d’authentiques dons médiumniques. Si tant d’escrocs en la matière ne réussissaient pas à tromper aussi magistralement leur monde, peut-être aurait-il pu en tirer une existence confortable. Mais il manque du charisme indispensable pour rivaliser avec les charlatans. Hélas, les supercheries se présentent bien souvent sous un jour plus flamboyant que les talents véritables.

Ledit Fulgence a mis la main sur une pipe d’écume qui fut jadis la propriété d’un ancien membre des services secrets de l’armée, et l’a employée pour invoquer son esprit et lui faire révéler des informations confidentielles. Il est devenu vite urgent de récupérer l’objet, de façon aussi discrète que possible. Après quelques jours d’enquête, les deux agents ont repéré le lieu où Gauthier conservait la pipe. Ils ont organisé son vol – ou plutôt, comme l’a précisé Henri qui n’apprécie pas ce mot trop dépréciateur, sa « récupération ».

Si Fulgence se montre incapable d’investir dans l’entretien de sa propriété, il ne lésine pas sur le « petit personnel » – dans le style large d’épaules, peu bavard et couturé de cicatrices. Alexandre et Henri se sont rapidement fait repérer ; malgré sa légendaire agilité, le jeune homme n’a pu esquiver le coup de couteau qui rougit son côté.

Sitôt qu’ils sont installés, le véhicule se met en route. En dépit des cahots, l’érudit se penche vers son ami, assis en face de lui :

« Montrez-moi cette blessure ! »

Henri hausse les épaules :

« La plaie ne saigne déjà plus. Cela peut bien attendre… »

Rien de nouveau, mais Alexandre ne cessera jamais de s’en irriter. Malgré son caractère égal et le plus souvent enjoué, il éprouve une sourde colère en voyant un ami aussi cher à son cœur se soucier si peu de lui-même. D’autorité, il écarte le manteau sombre d’Henri puis la veste de lin crème, pour découvrir la chemise déchirée et trempée de sang. Comme il s’y attendait, la plaie semble profonde, mais il s’agit plus d’une entaille que d’une blessure pénétrante. Le journaliste subit la situation avec résignation. Sans doute comprend-il que pour avoir la paix, il va devoir laisser son partenaire prendre les choses en main.

Alexandre ne possède qu’une connaissance superficielle de la médecine, qui lui permet de parer au plus pressé, mais cela suffit la plupart de temps. Il se penche pour récupérer sous le siège la mallette qui contient quelques bandages et autres matériels de première nécessité, indispensables dans leur ligne de métier. Il n’est lui-même pas à l’abri d’incidents fâcheux, même s’il a appris à compenser les effets de l’âge et d’une vie trop sédentaire par la prudence et l’habileté, en particulier dans le maniement de sa précieuse canne-épée.

« Bien, déclare-t-il après un rapide examen, la plaie n’est pas très belle à voir, mais sans réelle gravité.

— J’aurais pu vous le dire. J’ai vérifié… »

Bien entendu, Henri maîtrise des techniques très particulières qui lui permettent de lire les énergies de son propre corps et de déterminer l’ampleur et la nature des dégâts.

« Certes, mais cela ne vous empêche pas d’être blessé ! »

Le journaliste hausse les épaules avec un petit sourire :

« J’ai pu arrêter l’hémorragie. »

En effet, la blessure ne saigne pratiquement plus, comme peut le constater Alexandre en la nettoyant sommairement. Malgré tout, les réactions du jeune homme témoignent de la douleur occasionnée. L’érudit le panse avec autant de douceur que possible.

« Vous pourriez sans doute la guérir… Au moins, la cicatriser, si vous le souhaitiez »

Le journaliste, affalé contre le dossier, ouvre un œil morne :

« Je ne le peux pas. Vous le savez bien ! »

Alexandre secoue la tête, agacé :

« Pourtant, vous laissez votre frère faire usage de ses talents pour vous soigner !

— Il ne détourne que très légèrement la promesse que nous avons tous faite. De toute façon, je ne pourrais sans doute pas l’en empêcher.

— Cela ne vous gêne pas, qu’il rompe cette promesse ?

— Non… Après tout, ce n’est qu’une promesse. Pas un serment, comme celui que j’ai prêté auprès du gouvernement Français pour garantir le séjour de ma famille en ces terres. Si j’employais le pouvoir que je détiens en tant qu’âme éveillée et membre des Douze, je remettrais en cause cet accord fondamental.

— Même pour si peu ? »

Le visage de son ami se pare d’une rare solennité.

« Vous ne comprenez pas… Un serment engage tout mon être. Mon âme, mon corps… mon sang. Et surtout, mon honneur et mon nom. »

Il laisse planer un instant de silence, avant de préciser :

« Mon véritable nom. »

Alexandre acquiesce ; il préfère ne pas répondre. Parfois, la vie lui rappelle de manière inattendue, voire brutale, qu’Henri est une créature d’un autre lieu, d’un autre temps, où les serments possédaient une valeur si profonde que les briser représentait une absolue déchéance. Que derrière son intelligence, son expérience, son cynisme même, se dissimule la naïveté de l’enfant qu’on ne l’a pas laissé être.

Et le bureau ne montre pas à la moindre hésitation à l’exploiter à son profit. Certes, pas du fait du capitaine Borée, leur supérieur direct, qui tente autant que possible de ménager son personnel en affrontant avec pragmatisme une réalité bien souvent difficile. Mais ses supérieurs hiérarchiques, dans les méandres des services secrets militaires et du gouvernement français, ne manifestent pas autant de scrupules… Ironiquement, cela ne les empêche pas de nier l’existence du bureau comme de ses agents. Mais Alexandre ne s’y résout pas. Voir son ami souffrir de leurs machinations fait bouillir son sang habituellement si placide.

Il finit de nouer le bandage avant de rabattre la veste par-dessus son côté blessé.

« Reposez-vous. Je vais demander au cocher de nous conduire directement chez votre frère.

— Et pour la pipe ? »

Un sourire d’une froideur peu coutumière étire les lèvres du comte. Son regard si chaleureux est devenu de glace.

« Je la livrerai au capitaine. Il trouvera bien un autre passeur pour faire le travail. »

Henri s’apprête à protester, mais la lassitude le submerge. Tandis que la voiture poursuit son trajet dans l’ombre des grands arbres, Alexandre saisit la main de son ami, pour l’assurer qu’il existe encore en ce monde des gens qui ne le considèrent pas comme un outil.


Texte publié par Beatrix, 24 mai 2020 à 00h45
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