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tome 2, Chapitre 2 « Le Maître des bêtes » tome 2, Chapitre 2

« Eh bien, demanda le comte en époussetant la neige qui s’était accumulée sur les épaules de sa cape prune, c’était une veillée bien agréable, vous ne trouvez pas ? »

Henri lui répondit d’un sourire de sphinx ; Alexandre savait que le journaliste voyait d’un œil ironique toutes les petites traditions locales que lui faisait découvrir l’encyclopédiste de l’Étrange.

« Bien entendu, poursuivit le hobereau en pénétrant à sa suite dans l’auberge, vous avez sans doute eu l’occasion de fêter le solstice de façon bien plus prestigieuse, n’est-ce pas ? »

Le jeune homme ôta son pardessus sombre et l’accrocha à la patère, goûtant visiblement la chaleur qui régnait dans la salle commune. L’établissement manquait certainement de classe pour un fils de notable – et c’était peu de le dire, mais Henri avait toujours eu la capacité de s’adapter à toutes les situations. Après tout, l’endroit s’annonçait plutôt agréable, avec ses poutres basses brunies par la fumée et ses murs de pierres vénérables. Une énorme bûche se consumait dans l’âtre. L’érudit guida son ami vers une table un peu éloignée de la cohue régnante ; c’était à croire que tout le village s’était rassemblé là après la veillée de Noël.

Le comte renonça à passer commande et préféra tirer de sa poche intérieure une flasque qui intégrait deux petits verres. Il les disposa devant lui avant de les remplir d’un liquide ambré :

« Une petite liqueur familiale dont vous me direz des nouvelles… Idéale pour se réchauffer. »

Les deux hommes restèrent un moment muets, savourant le breuvage par infimes gorgées, écoutant les rires et les chants qui assourdissaient la salle. Finalement, les choses commencèrent à se calmer.

Le comte décida que le niveau sonore permettait à nouveau de tenir une conversation digne de ce nom :

« Avez-vous remarqué les animaux sauvages qui entouraient la crèche ?

— Oui, c’est pour le moins étonnant, remarqua le journaliste en reposant le godet à peine plus grand qu’un dé à coudre. Je ne savais pas que les cerfs, les sangliers et les loups venaient traditionnellement adorer l’Enfant Jésus…

— Après tout, Saint François est censé avoir établi la première crèche, et il prêchait à des bêtes sauvages pour le moins dangereuses.

— Comme les saints les plus authentiques, il était sans doute un éveillé… sans le savoir lui-même. »

Le comte pouffa :

« Je veux bien vous croire, Henri, mais gardez cette théorie pour vous. Quant à ce détail amusant, il est lié à un conte de ces contrées. Peut-être vous plairait-il de l’entendre.

— Eh bien, je ne me sens pas encore assez fatigué pour dormir… Et vos talents de conteurs n’ont pas d’égal !

— Vous savez que vos flatteries ont toujours prise sur mon orgueil ! s’exclama Alexandre en riant. Bien, puisque vous insistez… et que je ne demande que cela… »

Le comte ferma un instant les yeux, s’éclaircit la voix avant de poursuivre :

« Comme toute légende, celle-ci remonte à des temps lointains, où un seigneur cruel régnait sur ces terres. Ses paysans étaient réduits à la plus grande pauvreté, croulant sous le poids des taxes. Cette année-là, l’hiver avait été particulièrement rude… L’un des plus pauvres de ses serfs, le vieux Jacques, ne parvenait plus à nourrir sa famille et dut se résoudre à aller braconner dans les bois du seigneur. Ce qui représentait bien sûr un sacrilège. Les garde-chasse le surprirent et il se retrouve jeté dans l’une des oubliettes du château.

» Désespérés, sa femme Pierette et ses quatre enfants se rendirent devant le seigneur. Ils implorèrent sa pitié, en lui demandant de libérer Jacques. Noël approchait et il pouvait faire ce beau geste… Mais il ne voulut rien entendre. Pire encore, il les chassa de leur maison et leur interdit de reparaître sur ses terres. La pauvre famille fut donc condamnée à errer dans le froid. Alors que les malheureux traversaient une forêt particulièrement touffue, les loups commencèrent à hurler tout autour d’eux. Ils gagnèrent le refuge d’une petite chapelle abandonnée et à moitié en ruine. L’aîné des enfants, un garçon de quinze ans qui se nommait Jacques comme son père et qu’on appelait Jacquot, aida sa mère à en fortifier l’entrée avec des débris de charpente. Il restait encore quelques cierges non brûlés sur l’autel, qu’ils rallumèrent. Ils prièrent une partie de la nuit pour qu’un miracle les sauve, avant de se blottir tous ensemble sous une mince couverture. Au petit matin, ils se préparaient à reprendre la route, quand ils s’aperçurent que les loups, que l’hiver avait rendus affamés, entouraient toujours la chapelle.

» Saisissant une branche en guise d'arme, Jacquot s’apprêtait à les affronter, quand une silhouette apparut sur le chemin. À la grande surprise de la famille, il se fraya sans encombre un passage à travers les bêtes, qui le regardaient sans l’attaquer. Le petit paysan pouvait voir que l’inconnu était jeune, de quelques années plus âgé que lui sans doute, avec des boucles d’or sombre qui tombaient sur ses épaules et des yeux qui brillaient comme de l’argent pur. Il était revêtu d’habits simples, mais de bonne qualité et tenait à la main un bâton avec lequel il scandait son pas. Jacquot se dit alors que leurs prières avaient été exaucées et qu’un ange leur avait été envoyé pour les aider. La famille l’accueillit dans son modeste refuge. Quand ses membres voulurent partager avec lui leur repas frugal, constitué d'un quignon sec, de pommes racornies et d’un peu de fromage, il déclina et tira de sa besace du pain blanc et un vin si doux qu’il aurait pu être la manne du ciel. Pendant qu’ils faisaient honneur à ces victuailles, il s’enquit de leur situation. Pierrette et Jacquot expliquèrent l’injustice dont ils avaient été les victimes, du fait de la tyrannie du seigneur. Le jeune homme les écouta gravement. Au terme de leur récit, il se tourna vers eux et leur assura avec un large sourire qu’ils fêteraient Noël comme des princes.

» Ses deux sœurs et son frère accueillirent la nouvelle avec émerveillement, ainsi que Pierrette, mais Jacquot doutait encore. Si l’inconnu était réellement un ange, sans doute pouvait-il voler, alors pourquoi marchait-il sur les routes comme un simple voyageur ou un pèlerin ? “Puis-je vous demander une faveur ? demanda-t-il. Ma jeune sœur ne se porte pas très bien et elle a besoin pour remède d’une plante à feuilles bleues qui ne pousse en cette saison que dans les jardins de la dame du château. Pouvez-vous la ramener avant que le soleil ne soit à son point le plus élevé ?” L’inconnu accueilli la requête avec un sourire : “Je ferai de mon mieux !” Mais Jacquot savait qu’aucun homme ne pouvait voyager assez rapidement pour revenir à temps ni entrer dans l’enceinte du château sans être arrêté des gardes. Sa mère le tança, mais le petit paysan nourrissait la certitude qu’il ne s’agissait que d’un aventurier qu’ils ne reverraient jamais.

» À présent que les loups ne les menaçaient plus, il aurait voulu partir le plus vite et le plus loin possible, mais Pierrette l’en empêcha : le jeune inconnu devait avoir la chance de remplir sa promesse. Le soleil avait à peine eu le temps de bouger dans le ciel quand le voyageur se présenta de nouveau à la vieille chapelle. Il tenait dans sa main les feuilles bleues que Jacquot lui avait demandées. Il ne semblait même pas essoufflé ; ses vêtements demeuraient toujours aussi propres et bien arrangés. Une légère lueur nimbait sa silhouette et ses yeux brillaient d'un étrange éclat, d’une pureté irréelle. À cette vue, Jacquot tomba à genoux devant lui, implorant son pardon. Il n’y avait plus aucun doute : le Seigneur lui avait bien envoyé un ange, pour les aider à libérer Jacques et faire triompher la justice.

» “J’ai parlé à votre père dans sa prison, raconta le jeune inconnu, il était heureux de savoir que vous alliez bien. Mais hélas, le libérer maintenant ne ferait que le condamner à une vie d’exil. Aussi, est-il préférable de faire ployer le maître du château et de l'aider à comprendre ses erreurs.” Pierrette et Jacquot protestèrent : il faudrait une armée pour prendre d’assaut le château ! Mais l’ange leur promit de leur en donner une, s’ils lui en laissaient le commandement. Après l’exploit réalisé par l’inconnu, le petit paysan ne put que s’y plier. “Restez ici, dans cet abri. ! leur ordonna-t-il. Je pars la chercher. D’ici le milieu de l’après-midi, une armée sera rassemblée pour vous !”

» Ils firent comme le leur avait demandé le jeune homme et, à l’heure dite, il fut de retour. La famille, stupéfaite et un peu apeurée, vit apparaître une vaste troupe de bêtes droit sortie des sous-bois. D’abord venaient des loups en rangs serrés, rapides et furtifs, puis un solide bataillon de sangliers. Des cerfs formaient l’arrière-garde. Des corbeaux et des rapaces servaient d’éclaireurs et de messagers. Jacquot resta figé devant ce miracle : comment ces animaux sauvages avaient-ils pu se soumettre aux désirs de l’inconnu ? Il se demanda un instant s’il n’était pas en fait le diable sous un déguisement, avant de se dire que le malin n’aurait pas défendu une aussi juste cause. Du moins l’espérait-il… Et le narrateur que je suis l’espère aussi… »

Le comte se resservit quelques gouttes de son breuvage, tellement fort qu’il cédait sans doute la moitié de sa substance aux anges, mais il savait en user avec modération. Henri haussa un sourcil, un petit sourire retroussant le coin de ses lèvres.

« L’histoire s’arrête-t-elle donc là ?

— Non, certainement pas !

— Vous entretenez mon impatience ! lui reprocha aimablement le journaliste.

— Je n’en suis pas si sûr… mais, vous avez raison, revenons à l’essentiel. La famille se trouva de prime abord effrayée : comment était-il possible à leur nouveau protecteur, même si c’était un ange, d’ainsi commander aux animaux… pire encore, à des bêtes sauvages et dangereuses ? Ne risquaient-elles pas de se retourner contre eux ? Mais, très rapidement, ils constatèrent que le jeune homme pouvait les mener aisément. Il les fit manœuvrer dans une clairière non loin, et jamais armée ne montra autant de zèle et de docilité. Aussi Pierrette, Jacquot et les trois autres enfants suivirent la troupe de pattes, de sabots et d’ailes qui avançaient sur le château. À la vue de cet étrange équipage, les gardes furent tellement surpris qu’il ne fut pas difficile pour l’avant-garde des loups de les renverser et les maintenir au sol, sans faire couler la moindre goutte de sang humain, pendant que les sangliers enfonçaient les portes et que les cerfs déferlaient dans les cours et les couloirs.

» Quand l’étrange armée fut arrivée devant les appartements du maître des lieux, contre toute attente, son épouse les y attendait. Elle reconnut l’ange aux côtés du jeune paysan, et leur déclara avec contrition : “Ainsi c’était vrai. Le miracle annoncé a eu lieu en cette nuit de Noël. Les bêtes sauvages ont quitté les bois pour venir rétablir la justice et se prosterner devant le Sauveur.” Baissant la tête en signe de soumission, elle détacha une clef de la ceinture et déverrouilla la porte derrière laquelle se dissimulait le seigneur. Ils le trouvèrent agenouillé, tout tremblant, devant l’autel de sa chapelle privée à faire pénitence, priant pour que les bêtes épargnent sa vie. Il se releva et déclara d’une voix chancelante qu’il avait envoyé ses gardes chercher le Jacques dans la prison ; il les supplia de ne pas le tuer. Jacquot interrogea l’ange du regard ; son bienfaiteur se contenta de sourire avant de répondre : “Si tel était le cas, seriez vous prêts à vous repentir d’une vie de cruauté, de changer votre âme et votre façon d’agir ? Voici ce que je vous impose si vous ne voulez pas que mes troupes vous emportent au plus profond de la forêt : vous allez tenir ici même un grand banquet de Noël, où tous vos serfs seront invités ! Vous leur rendrez votre liberté et les prendrez comme fermiers sur vos terres. Et enfin, cette nuit, vous laisserez ces animaux ripailler aux côtés des humains, eux qui sont des créatures de Dieu et ont compris la volonté du sauveur bien mieux que vous !” Le seigneur accepta humblement, implorant le pardon de Jacques et des siens, de l’ange et de Dieu.

» Il fut fait comme il l’avait promis ; le père de Jacquot fut tiré de sa geôle, on lui donna de beaux habits ainsi qu’à toute sa famille. Et cette nuit de Noël, dans la grande salle du château, les hommes et les bêtes célébrèrent en bonne intelligence la naissance du Sauveur. Mais quand tous se tournèrent pour chercher l’ange, ils ne le trouvèrent plus parmi eux, alors même que personne ne l’avait vu sortir. On raconte que durant les siècles qui suivirent, jamais un loup n’attaqua les troupeaux, et en retour, le seigneur et ses descendants n’allèrent plus jamais chasser dans cette forêt les cerfs et les sangliers. »

En conteur expérimenté, Alexandre laissa le silence conclure son récit.

« Intéressant, murmura Henri pensivement, les yeux tournés vers le plafond. J’avoue que j’avais tout oublié de cette histoire.

— Je ne suis pas certain de vouloir en savoir plus, déclara le comte avec une légère moue. Même si je ne suis pas vraiment surpris, pour être honnête.

— Pensez-vous que nos villageois aimeraient voir une fois encore les bêtes sortir du bois pour célébrer le Sauveur ? demanda le journaliste avec un peu trop de facétie au goût de son ami.

— Non, cela ne s’impose pas. Parfois, il vaut mieux que les légendes restent des légendes. Et que les anges restent des anges, plutôt que des voleurs et des escrocs. »

Devant l’air faussement offusqué d’Henri, Alexandre éclata de rire :

« Allons, que ce miracle soit le fait d’un escroc, d’un aventurier, d’un ange, d’un démon, d’un saint ou d’une divinité oubliée, ou peut-être tout cela à la fois, cela n’a pas grande importance finalement ! L’essentiel est qu'il reste lié dans les mémoires à un rite de lumière… »

À ces mots, Henri ne put que sourire, prenant une nouvelle gorgée de chaude liqueur tandis que dans les flammes annonciatrices de renouveau, semblaient passer les improbables silhouettes d’une armée sortie de la forêt, pour rendre une justice que les hommes avaient oubliée.


Texte publié par Beatrix, 6 mars 2020 à 15h48
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