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tome 1, Chapitre 3 tome 1, Chapitre 3

La simple idée de mettre les pieds dans un hôpital psychiatrique donnait des frissons au jeune policier. L’endroit ressemblait à une véritable ville, avec ses vastes bâtiments de meulières au milieu d’un parc immense où il craignit aussitôt de se perdre. Fort heureusement, l’infirmier qui les reçut les accompagna directement au pavillon réservé aux forcenés. Il tenta d’ignorer les regards en coin lancés par le personnel comme par les pensionnaires qu'ils croisaient dans les allées de l’établissement. Enfin, ils arrivèrent devant une cellule fermée par une porte de métal sur laquelle n’ouvrait qu’un guichet réduit. Le guide déverrouilla la serrure pour les faire entrer.

« Souhaitez-vous que je reste ? demanda-t-il.

— Ça ne sera pas la peine », répondit Fornassier.

Son supérieur leva un sourcil :

« Vous en êtes certains ? Vous savez ce que cette femme a fait… Je n’ai pas envie d’avoir à annoncer à vos parents que vous êtes aveugle et défiguré…

— Je peux l’attacher si vous le souhaitez… proposa l’infirmier.

— Ce sera préférable ! »

L’homme les précéda dans la pièce lugubre, juste meublée d’une paillasse et d’un siège, où se tenait une mince silhouette dans la robe terne des patientes de l’hôpital. Elle se laissa mener sans manifester la moindre résistance vers le fauteuil où il la fit asseoir, avant de sangler aux accoudoirs ses poignets délicats. Quand il s’écarta, le jeune policier put enfin  la détailler : âgée de vingt-cinq ans tout au plus, elle possédait un visage rond aux traits doux, des formes discrètes, mais élégantes. Quelques mèches de cheveux blond-roux échappaient au foulard qui lui couvrait la tête. De grands yeux d’un gris de pluie levaient sur lui un regard triste et résigné.

« Vous êtes bien Ève Cliquot ?

— C’est moi même.

— Je suis l’inspecteur Fornassier et voici mon supérieur, l’inspecteur Clément… »

L’intéressé la salua d’une « Mademoiselle » avant de se reculer un peu, laissant le jeune homme mener l’affaire. Son calme faisait paraître superflues toutes ces précautions.

« Je vais juste vous poser quelques questions… Vous sentez-vous en état de me répondre ? »

Clément leva les yeux au ciel, mais Fornassier l’ignora.

« Oui, ne vous inquiétez pas, souffla-t-elle. Allez-y.

— Quels sont vos derniers souvenirs ? »

Elle baissa les yeux vers le sol carrelé.

« Monsieur Armand Dauthier était venu me retrouver… Il venait tous les jeudis. Comme à notre habitude, nous avons pris un verre avant de… enfin, vous me comprenez. J’avais trouvé chez un brocanteur, vers Montmartre, une cuillère et un verre à absinthe et j’ai pensé que cela changerait de nos liqueurs habituelles… Je n’avais pas l’intention d’en boire, juste de préparer la boisson. Armand… Monsieur Dauthier était enthousiaste. J’ai versé l’absinthe, j’ai disposé la cuillère, le sucre, versé l’eau… et après… »

Elle fronça les sourcils :

« Non, vous n'‛allez pas me croire, souffla-t-elle d’une voix presque inaudible.

— Croire quoi, mademoiselle Cliquot ? »

Elle conserva un moment le silence ; sur les accoudoirs, ses mains s’ouvrirent, se refermèrent. Une longue inspiration fit tressaillir son corps.

« J’ai eu… des hallucinations. Une vision. Une voix dans ma tête…

– Pensez-vous que cela puisse être un effet de l’absinthe ?

— Mais... comment ? Je ‛n’en ai pas bu une gorgée… Je ne comptais même pas le faire ! Tout ce que je sais, poursuivit-elle d’une voix emplie de détresse, c’est que je la voyais, elle… Et qu’elle me disait de ne plus taire ce que je ressentais…

— Elle ? De qui parlez-vous ? »

Elle secoua la tête, comme si le simple fait d’admettre ce qu’elle avait vu risquait de la faire plonger dans un gouffre sans fond.

« Peu importe… Cela n’a rien de réel… Je n’étais plus maîtresse de moi-même. Croyez-moi, insista-t-elle en plongeant son regard dans les yeux du jeune homme, je ne cherche pas à me dédouaner de l’acte horrible que j’ai commis, mais c’est comme si plus rien n’endiguait alors mes émotions ! Je me vois me jeter sur Armand, mais après… Tout est flou… Je… je pensais avoir rêvé l’horreur que j’ai commise… ! »

Des larmes s’échappèrent de ses yeux pour dévaler sur ses joues. Fornassier ferma brièvement les paupières, tentant pour s’endurcir, avant de demander :

« Mademoiselle Cliquot… Quels étaient vos sentiments à l’égard de monsieur Dauthier ? »

Pour la première fois, elle détourna les yeux… Ses dents se plantèrent dans sa lèvre, assez violemment pour tirer du sang.

« Si vous ne voulez pas en parler… »

Les yeux gris revinrent sur lui, déterminés :

« Non, je veux être honnête, monsieur Fornassier. Je le haïssais. »

Le jeune policier se raidit ; il ne s’attendait pas à cette confession brutale, qui ne pouvait qu’aggraver le cas de l'accusée. Mais elle ne cherchait pas à éviter une éventuelle sentence… juste à se sauver d’elle-même.

« C’était une personne détestable, mais je restais avec lui pour l’appât du gain, poursuivit-elle en soupirant. C’était un être violent. Il usait de moi comme d’un objet… Je redoutais chacune de ses visites… mais je me disais que c’était le prix à payer pour bénéficier de ce confort, le reste du temps. Mais pour autant, jamais je n’aurais… »

Sa voix se brisa… Elle baissa la tête, les paupières closes, le visage douloureux. Fornassier éprouva une colère sourde… non envers elle, mais envers cet homme. Certes, il était la victime… et elle avait accepté de se soumettre à ses attentions ; mais pour lui, ce n’était guère ainsi que l’on devait traiter une femme, même une mondaine. Derrière lui, Clément se racla la gorge impatiemment.

« Une dernière chose, mademoiselle Cliquot. Vous souvenez-vous avoir déplacé le flacon et la cuillère ? »

Interloquée, elle secoua négativement la tête :

« Je… je n’en ai aucune souvenance.

— Merci. Ce sera tout. »

Il se leva, lissa son pantalon et se tourna vers l’infirmier :

« Libérez-la de ses entraves, je ne pense pas que vous risquiez quoi que ce soit. »

Avant que l’homme ne pût réagir, il regagna le couloir. Il avait hâte de retrouver la lumière et de respirer l’air du dehors.

« Vous voyez, déclara Clément d’un ton soulagé, aucun mystère là-dessous ! Vous vous faites toujours des idées sur tout ! »

Il décida de ne pas répondre. Mais une chose lui semblait évidente : il était très loin de partager les certitudes de son supérieur.


Texte publié par Beatrix, 30 mai 2019 à 12h08
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