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tome 1, Chapitre 5 tome 1, Chapitre 5

Le pire était arrivé, sans même que je m’en aperçoive.

Aleya était en retard, ce matin-là. Ma mère, inquiète car ça n’était jamais arrivé depuis les dix ans qu’elle travaillait ici, m’avait demandé d’aller la chercher. Je me souviens avoir retourné tout le village. Et je ne mens pas : j’ai demandé auprès de chaque maison, de chaque atelier, de chaque boutique. Aleya avait juste disparu depuis le soir dernier, où elle était repartie chez elle, à la ferme que ses parents tenaient. J’avais d’ailleurs fait le chemin de la boutique de ma mère à chez ses parents, deux aller-retour, sans la trouver. Ses parents pensaient qu’elle avait passé la nuit avec moi, comme ça arrivait souvent. L’angoisse me tordant le ventre, j’avais retourné chaque caillou du village pour la trouver.

Mais elle n’était pas au village, non. Une inspiration soudaine m’était tombée dessus et je la cherchai à l’orée de la forêt dont elle avait si peur. J’avais avancé, la peur au ventre — pas pour moi, mais pour elle — et je l’avais trouvé au bout de quelques pas, recroquevillée dans ses guenilles, sale de la nuit qu’elle avait passée dehors, le visage caché derrière ses beaux cheveux en désordre, que des feuilles et des brindilles avaient envahi.

— Aleya…

Ma voix s’était brisée en prononçant ce prénom que j’adorais. Elle avait levé ses yeux clairs sur moi, et je remarquais qu’elle avait pleuré. Mais ils étaient désormais vides. Elle rassembla les pans arrachés de sa robe sur sa poitrine, dans un semblant de dignité. Ses jupes avaient été elles aussi arrachées et sur ses jambes dénudées, je remarquais du sang séché. J’avais retiré mon léger manteau que je portais toujours pour l’en couvrir, et je baisai son front, laissant couler mes larmes de rage et d’impuissance.

L’être que j’aimais le plus au monde venait d’être souillé.

Je lui fis alors la promesse silencieuse de la venger. Ce que je fis. Le coupable, je le trouvai. Ce fameux Elric, qui avait tellement l’air bien comme il faut, n’avait pas supporté son refus. J’étais allée le voir, refusant d’employer ma magie, et malgré ma constitution plus fine et moins musculeuse, je le frappai. De toutes mes forces. Je le défigurai de mes ongles, mettant au jour sa vraie personnalité, monstrueuse. Devenue une vraie furie, quelqu’un dut me ceinturer et m’arracher à ma victime. Je lui promis la mort s’il recommençait, et je jure que je l’aurais fait, quitte à devenir une sorcière noire, une sorcière du mal, contre toute l’éducation de mes ancêtres. On m’enferma plusieurs jours sans manger ni boire comme punition — la famille d’Elric était assez influente pour obtenir cette compensation.

Il avait brisé les ailes de mon oiseau. Il avait souillé la précieuse innocence de mon amour. Et il avait le droit de se pavaner en roi alors qu’Aleya était traitée de menteuse, comme la pire des souillons, accusée d’être belle et de tenter les hommes.

Accusée d’être une sorcière.

Extrait du journal d’Iwona, année soixante-huit, dixième lune, douzième jour.

***

Le matin les avait trouvés chacun blottis sur l’un des deux loups, réchauffés par leurs pelages. Aux premières lueurs de l’aube, Hansel sitôt réveillé observait la carte dessinée par Peon, un morceau de biscuit sec pour tout petit-déjeuner qu’il tendit machinalement à Gretel lorsqu’il s’approcha. Curieux de nature, Gretel se pencha au-dessus de son épaule pour regarder aussi. Belle par la précision de ses détails, Gretel admira le travail que seul un homme comme Peon pouvait faire : sans s’encombrer de superflu, remplie sans être illisible, cette carte était incroyable.

— Tu sais où on est ? demanda Gretel.

Hansel afficha une moue déconfite.

— Avec ce qui s’est passé hier soir, j’ai pas vraiment fait attention…

Gretel observa d’un peu plus près le morceau de papier pour analyser les figurés symbolisant la plantation. Peon avait signalé les plantes hivernales et le regard de Gretel fit des aller-retour entre les dessins du chasseur et leur environnement. Quand enfin il aperçut un discret tapis de perce-neige, il tapota l’endroit correspondant sur la carte, un léger sourire aux lèvres.

— Je ne dirai rien à Peon, promis.

Hansel, avec une grande répartie, lui ficha un coup de coude entre les côtes et le blond rit. L’incident de la veille avait effacé les dernières tensions entre eux, et tout était redevenu simple, naturel, comme ça avait toujours été le cas.

— Où est-ce que t’as appris à lire les cartes ?

— J’ai juste regardé autour de moi. Et je ne passe pas à côté de la nature, moi.

Faussement vexé, Hansel raccrocha l’arbalète de Peon à son dos et s’apprêta à reprendre la route, mais ni Gretel ni les loups ne le suivirent.

— Si tu veux prendre le bon chemin pouffa Gretel, c’est par là.

Le grand brun lui tira la langue et parti dans la direction opposée, talonné par Predan. Gretel rit de bon cœur en constatant que la bouderie allait jusqu’à ne pas du tout l’attendre, et le rejoignit au pas de course, le cœur léger.

***

Leur bonne humeur s’envola rapidement. À mesure que les deux amis progressaient dans la forêt, entre les arbres nus, s’installait un silence pesant que seuls les bruits de leurs pas marquant l’épaisse neige venaient perturber. Hansel avait la mâchoire serrée, les yeux baissés, et suivait le chemin qu’ouvrait Gretel devant lui, tous les deux ayant choisi de lui laisser la responsabilité de la carte. Il réfléchissait. Plongé dans les souvenirs qu’il remobilisait afin de trouver une réponse à la question qu’il se posait : comment allait-il tuer la sorcière ? Peon l’avait équipé de sa propre arbalète, de quelques couteaux, et de deux de ses loups. Il lui avait appris comment tirer, et comment survivre dans une nature à première vue hostile, mais il n’avait rien dit à propos de sa rencontre avec la sorcière. Lorsqu’il avait évoqué le sujet, le chasseur l’avait éludé en lâchant simplement : « Fais confiance à mes loups » avec ce mystère qui l’entourait toujours. Mais à présent loin de ce calme que Peon suscitait en lui, le jeune homme s’inquiétait. Après tout, c’était une créature qui avait tué, et qui, s’il en croyait tous les murmures qui se propageaient à son sujet à la manière d’une traînée de poudre, était dotée de pouvoirs assez spectaculaires. Comment rivaliser avec un monstre avec une simple arbalète ?

Le visage toujours rivé vers le sol, il ne vit pas que son ami s’était arrêté et le regardait. Hansel st topaa à un pas de lui après avoir risqué de lui rentrer dedans. Remontant le nez de son écharpe dans laquelle il s’était emmitouflé, il fronça les sourcils pour questionner Gretel. L’émeraude de ses yeux avait pris une lueur inquiète, et sa voix fut emplie de douceur alors qu’il lui demandait :

— Ça va, Hans ?

Ce visage, la tendresse qui s’échappait de son être, la fragilitéqui se dégageait de cette silhouette et l’étrange sensation de force qui émanait pourtant de lui, tout ce bizarre mélange enveloppait son ami comme une aura tet oucha Hansel. Il avait appris à connaître l’inconnu des bois qu’il avait trouvé alors et à présent, il ne pouvait s’empêcher de voir à quel point il avait changé. Gretel n’était plus le gamin apeuré qu’il avait croisé cette nuit-là, dans la forêt. Gretel avait vaincu ses peurs pour le rejoindre, comme lui voulait vaincre les siennes pour le sortir de la misère. L’un et l’autre, dix ans plus tôt, avaient passé un pacte entre eux. Celui de toujours se soutenir. Quoiqu’il arrive et chacun à leur manière, ils avaient tenu cette promesse enfantine.

— Je ne sais pas comment je vais réussir à la tuer.

Gretel ne répondit rien et ses yeux se firent songeurs. Machinalement, il passa les mains sur la cape de Hansel et remonta son écharpe pour éviter que le froid ne vienne manger sa peau, à la manière d’une mère. Pour Hansel, Gretel était un peu tout, et s’en rendre compte au milieu de nulle part lui procurait une sensation étrange. Non pas de la gêne, loin de là, mais de la curiosité vis-à-vis de ce sentiment tout frais.

— Je ne sais pas, mais Peon ne t’aurait pas envoyé au casse-pipe. Il doit y avoir quelque chose.

Hansel hocha la tête lentement, il pensait de toute façon la même chose. Mais les mêmes mots prononcés par Gretel eurent l’effet de faire taire quelque peu son inquiétude en la reléguant en simple bruit de fond. Oui, Gretel avait gagné une assurance dont Hansel avait besoin, et silencieusement, était devenu un pilier de sa vie. Au milieu du froid de l’hiver, au plus profond de la forêt dans laquelle ils s’étaient rencontrés enfants, Hansel prenait conscience de l’importance de ce qui les unissait.

— Je suis content que tu m’aies rejoint.

Un léger sourire orna le visage de Gretel, toujours discret et délicat, mais l’œil avisé de Hansel remarquait les ondes de bonheur qui s’en échappaient.

— J’ai trop pitié pour te laisser te perdre, répondit-il avec une pointe de moquerie.

— Tu ne vas pas me lâcher avec ça ?

— Jamais !

***

Comme hier et comme tous les jours à venir, au milieu de la journée, Peon Krasny était convié à la table du seigneur pour partager son repas en l’informant de la situation. Tous les jours donc, à la même heure, le chasseur devait entrer par la grande porte — alors qu’il avait tellement l’habitude d’emprunter une porte moins imposante dédiée au service, à l’autre extrémité de la demeure — pour s’attabler avec Wilhelm et lui détailler avec minutie tout ce qui s’était déroulé depuis la veille. Peon sentait que tout cela allait devenir un rituel presque religieux. Wilhelm en avait besoin, autant pour se tenir réellement informé que pour bien montrer à ses gens qu’il prenait les événements à bras le corps.

Comme la veille, les premières sensations de Peon furent désagréables. Il détestait cet endroit. La pierre, tout autour, la fraîcheur factice qu’elle produisait si loin des vents d’hiver qui couraient contre sa peau alors qu’il chassait. Tout respirait l’opulence. Lui, qui n’avait vécu qu’avec ce dont il avait besoin, ne comprenait pas l’étalage de richesses dont il était témoin. Un domestique se courba devant lui, et Peon eut presque envie de lui dire de se redresser.

— Je suis attendu, dit-il simplement.

Tout le monde le reconnaissait, il n’avait aucunement besoin de dire son nom. Le domestique alla rapidement en informer son maître, puis revint quelques minutes plus tard accompagner l’invité jusqu’à la grande salle de repas. Encore un cérémonial que Peon ne supportait pas. Quand il arriva, il trouva le seigneur à sa table, avec sa femme, ses enfants, et sa mère, qui ne le quittait jamais. Les rumeurs allaient bon train en ville, sur la relation que Sofia avait avec son fils, mais lorsqu’on tombait dans le regard bleu doux de la vieille dame, on peinait à la voir en belle-mère ignoble. Katherine, sa brue, était de condition fragile et sortait rarement, si bien que Peon l’avait vue pour la première fois la veille seulement, lors de sa première venue. Les enfants, trois têtes aussi brunes que celle de leur père, dardaient dès son entrée dans la pièce un regard curieux sur sa silhouette écarlate, mais gardaient lèvres closes. D’un geste de la main de leur père, une domestique les emmena ailleurs. Peon prit place derrière l’assiette de sanglier qui lui était réservé, mais ne la toucha pas. Pas plus qu’il ne trempa les lèvres dans la coupe de vin rouge qui l’accompagnait. Cela ne froissa pas le maître des lieux : le protecteur était connu pour avoir des mœurs particulières, et ses habitudes alimentaires en faisaient partie. Peon plongea son regard dans celui, d’un noir intense, de son seigneur, et attendit qu’il soit sollicité avant de prendre la parole.

— Avez-vous du nouveau depuis hier, protecteur ?

Alors seulement là, Peon raconta. Il avait interrogé les gens, cette fois dans le quartier des artisans menuisiers et luthiers. Sa mémoire infaillible rendit quasiment à l’identique ce qu’elle avait enregistré la veille. Il avait ensuite fait sa ronde autour du bourg, mais il n’avait rien noté de particulier. À l’heure où son tour se terminait, le couvre-feu commençait : il s’était donc rendus dans les quartiers les plus fréquentées pour aider les soldats à se faire obéir, car souvent, son seul charisme parvenait à faire plier les badauds d’humeur hardie. Après une partie de la nuit à errer dans la ville avec une petite troupe de cinq personnes, il avait passé le relais au garde le plus gradé et s’était accordé quelques heures de repos. Il ne mentionna pas que Morphée n’était en réalité pas venu du tout le visiter dans cette chambre de pierre ridiculement énorme. Puis au matin, après avoir eu les comptes-rendus de la sécurité, avoir fait son tour au marché pour interroger les habitants les plus bavards, il était venu ici même.

Rien d’anormal à signaler.

Wilhelm parut contrarié, ne sachant pas comment prendre ce manque d’activité.

— Les attaques sont plus fréquentes lorsque la lune est pleine, monseigneur. Il n’y a rien de suspect. En attendant, nous continuons à adopter une routine pour que les gardes se sentent familiers avec la ville.

— Je sais tout ça, Krasny.

Le seigneur se leva de sa chaise pour faire les cent pas. Sa mère garda les yeux sur son assiette de pâtisseries, comme si elle n’écoutait pas les deux hommes, et Peon s’aperçut seulement que Katherine s’était excusée au cours de son monologue.

— Le couvre-feu force les gens à se protéger, et la présence des soldats les rassure. Nous assurons le calme, et nous évitons en même temps les débordements civils.

— Pour combien de temps ? Jusqu’à quand pouvons-nous les enfermer sans qu’ils ne nous demandent rien ?

— Monseigneur, pour l’instant, nous n’avons pas grand-chose de nouveau…

— Et la palissade, avance-t-elle ?

— Oui, elle est déjà à moitié dressée, répondit Peon. Elle sera prête d’ici la prochaine pleine lune.

— Très bien, très bien…

Wilhelm avait ordonné d’ériger une grande palissade de bois que le prêtre avait béni, et même si les meurtres étaient attribués à un être doté d’une puissance démoniaque, on pensait cela restait une barrière suffisante pour fatiguer la sorcière et pour leur accorder un meilleur temps de réaction. Dans la même optique, Peon avait posé beaucoup de pièges autour de la ville, et avait bien averti les habitants d’éviter certains endroits. Après plusieurs accidents, ils l’avaient tous pris au sérieux.

— Le prêtre s’occupe de bénir toutes les maisons, ajouta Peon.

Lui-même n’y croyait pas vraiment, mais il savait que le seigneur et les autres y étaient sensibles. D’ailleurs, le visage de Wilhelm s’adoucit.

— Nous serons prêts pour la prochaine pleine lune.

Peon eut un sourire. Il avait déjà lancé ses pièces pour piéger son ennemie et gagner en mat, et ce bien avant d’envoyer Hansel. Alors, bien sûr qu’il serait prêt au à l’affrontement.

— Nous serons prêts, confirma-t-il, employant un ton combatif.

***

Quelques heures plus tard, ils s’étaient arrêtés pour faire une halte près d’un bosquet d’aubépines que Gretel cueillait. Hansel ne savait pas trop d’où lui venait son intérêt pour les plantes, lui avait beau avoir attentivement écouté les conseils de Peon, il ne retenait pas grand-chose. Les mains nues de Gretel s’emparaient des fleurs délicates pour les glisser avec douceur dans une petite bourse en cuir, sortie de son sac pendu à son épaule, et le grand brun regardait ses gestes avec attention.

– C’est Peon qui t’a appris tout ça ?

Gretel secoua la tête.

– Ma mère. Elle allait beaucoup en forêt pour faire notre pharmacie. Elle m’a appris beaucoup de petites choses, ici et là.

Gretel ne parlait que rarement de sa famille, et toujours laconiquement. Hansel non plus, d’ailleurs il avait du mal à s’en souvenir. Les traits des siens, dans cette autre existence, s’étaient brouillés depuis longtemps dans sa mémoire. C’était comme si, à leur rencontre, ils avaient tous les deux effacé leurs anciennes vies. Hansel refusait de parler de ses parents, l’ayant plus ou moins vendu à un maître forgeron sans enfant qui souhaitait faire de lui son apprenti. Ils avaient flairé la belle aubaine : si le vieux crevait avant d’avoir engendré, peut-être que Hansel pourrait hériter et ainsi les mettre à l’abri du besoin ? Il avait enduré tous les coups, les railleries, les rabaissements quotidiens pour eux pendant près de trois ans. Trois ans durant lesquels son innocence s’était peu à peu réduite en miettes. Et un jour, parce qu’il venait encore de se faire rouer de coups, parce que le vieux ronflait et qu’il en avait assez, il s’était enfui. Il avait traversé la forêt au beau milieu de la nuit, mettant de la distance entre ce monde qui les avait détruit sa candeur et lui.

Il n’avait posé aucune question à Gretel lorsqu’il l’avait trouvé cette nuit-là, emmitouflé dans ses guenilles, grelottant de froid. Pas plus que Gretel ne lui en avait posé lorsqu’il lui avait tendu la main pour le relever et qu’ils avaient continué le chemin ensemble vers Nebol. Tout était passé entre eux en un seul regard, le doux chocolat de Hansel contre la vive émeraude de Gretel.

– Je ne me souviens pas de la mienne, lâcha-t-il d’un seul coup.

Gretel eut vers lui un regard triste.

– Tu es chanceux, alors.

Il revint près de lui et prit place sur le tronc d’arbre mort où Hansel était assis, ne le regarda pas. Resta les yeux fixés devant lui, caressant les branches enneigées d’un vieil arbre comme le ferait un peintre dévorant le paysage.

– Elle me manque, avoua-t-il doucement. J’ai encore son visage devant moi quand je ferme les paupières et les sonorités que sa langue faisait lorsqu’elle prononçait mon prénom quand je m’endors. Je l’adorais, et j’étais son préféré.

Hansel eut un sourire lorsqu’il entendit la petite note fière dans sa voix, qui lui fit tourner la tête pour observer le fin profil du blond.

– Elle voulait une fille alors, pour elle, je suis devenu une fille.

Gretel ne le regardait toujours pas. Hansel perçut autour de lui cette sorte de malaise qu’il détestait et, sans réfléchir, il posa sa main sur la sienne, pour le rassurer. Les mots ne vinrent pas, et de toute façon, il n’était pas assez doué pour les manier. Ce simple geste voulait déjà dire beaucoup : il se fichait de quelle étiquette on pouvait affubler son ami, et pour lui, Gretel était simplement Gretel. Et puis il traduisait aussi le contentement d’avoir pu écouter un morceau de son passé de sa bouche, ces souvenirs que, contrairement à Hansel, il semblait porter en lui comme des trésors.

– Tu sais ce que j’ai vu sur la carte ? murmura Gretel après quelques minutes.

Cette fois, il tourna le visage vers son ami, le regard pétillant et le sourire malicieux.

***

– Gret, il va faire tard, il faut qu’on trouve où dormir !

Gretel haussa les sourcils, désignant du menton les loups qui leur servaient d’édredons et, sans écouter les plaintes du grand brun, continua de se déshabiller. Hansel leva les yeux au ciel, persuadé que cette halte allait leur faire perdre du temps. Mais Gretel et ses envies de bain en avaient décidé ainsi. Il avait réussi à voir sur la carte cet endroit protégé de la forêt, perdu, que Peon avait noté rapidement, et ils s’étaient rendus dans ce petit recoin d’un bleu pur, entre le blanc de la neige et les touches de vert des conifères autour, formant une sorte de barrière. Vivre dans une maison avec l’eau courante, et chaude qui plus est, avait sans doute contribué à faire du jeune homme la créature aux goûts presque trop raffinés qu’il était devenu. Hansel détourna les yeux lorsque la peau de Gretel devenait trop apparente et attendit d’entendre le clapotis des vagues, alors que son corps entrait en contact avec l’eau, pour le regarder à nouveau. Ils avaient beau être proches, Hansel avait toujours eu envers le corps de son ami une révérence de petit garçon doublé d’une gêne irrépressible, à la limite du sacré. Au milieu de l’eau en à peine quelques brasses, Gretel avait le sourire satisfait d’un chat qui s’étend devant l’âtre d’un feu au milieu de l’hiver.

– Tu loupes quelque chose ! Cette source chaude est divine !

Les loups s’étaient simplement couchés sur la berge et patientaient, pas le moins du monde réceptifs aux ondes de détresse que leur envoyait Hansel. Finalement, le jeune homme entreprit de le rejoindre sans plus de cérémonie et laissa ses membres endoloris de fatigue se faire embrasser par la chaleur des remous. Gretel lui lança un regard triomphant.

– Avoue que c’est une bonne idée, après deux jours de marche.

– C’est surtout que tu ne peux pas supporter de ne pas te laver un jour de plus.

Gretel rit, lançant sa tête en arrière à la manière d’une femme, laissant entrevoir sa gorge rougie par les vapeurs. Hansel lui savait beaucoup de manières féminines, et ça ne le dérangeait pas. Elles collaient parfaitement à sa silhouette gracile et à la délicatesse de son être. Gretel était Gretel. Il aimait les bains, les choses précieuses, et porter les cheveux longs. Ces derniers étaient étalés sur l’eau où Gretel s’était enfoncé jusqu’au cou, formant une sorte de halo. Hansel eut envie de passer les doigts dans sa chevelure, mais se contentait de le regarder comme un passant admire une toile de maître. Avec une presque dévotion, à genoux devant une beauté insaisissable qui savait chambouler tout son être de concert.

— Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Gretel. T’as l’air bizarre…

Hansel secoua la tête, sortant de sa contemplation.

– Je me demande combien de temps ça va encore nous prendre.

– Pas longtemps, d’après la carte. On a déjà fait pas mal de chemin en deux jours, et apparemment, elle ne vit pas si loin que ça, la sorcière.

– Logique, si elle vient à chaque pleine lune…

– Tu crois qu’elle vient à pied ? Non, elle doit avoir un balai, ou quelque chose dans ce genre. Si j’avais des pouvoirs, c’est ce que je ferais.

Hansel sourit.

– Si t’avais des pouvoirs, tu ferais une maison avec l’eau courante.

Gretel éclata de rire.

– Oui, ça aussi, c’est vrai !

– Si on a assez d’argent, c’est peut-être ce qu’on fera.

Gretel resta silencieux, remonta le haut de son corps hors de l’eau qu’il appuya sur le rebord, et puis, reprit :

– Nooon… Tu garderas le reste de l’argent pour le mettre de côté et pouvoir te marier. Faire un beau mariage. Et puis acheter une ruine que tu remonteras de tes mains, parce que tu ne pourras pas t’en empêcher et que sinon, tu t’ennuierais. Et mettre ta petite femme et tes… cinq enfants à l’abri dedans.

– Parce que tu m’imagines marié ?

– Y’a vraiment pas meilleur mari que toi, mon grand, rit Gretel en l’éclaboussant un peu.

Hansel secoua la tête de droite à gauche, comme si son ami jouait aux mauvaises voyantes. Rien ne se mettrait entre Gretel et lui, surtout pas une femme.

– Et toi, tu vas faire quoi, quand on aura quitté Nebol ?

– Moi ?

Gretel haussa les épaules, agitant légèrement l’eau.

– Ouvrir une boutique d’apothicaire, peut-être ? Si ça ne dérange pas les gens de s’adresser à un… individu de ma sorte, finit-il en accompagnant ses mots d’un vague mouvement de main à son encontre, peu flatteur.

Hansel fronça les sourcils. Il arrivait à Gretel d’exprimer son mal-être, mais toujours très rapidement et sans jamais s’attarder. Et il détestait le fait qu’il ne s’accepte pas, alors que lui, Hansel, n’avait pas la moindre difficulté à le faire.

– Je suis sûr que tu auras du succès.

Gretel sourit.

– Arrête d’être trop gentil.

Puis, sans l’annoncer, il s’écarta brusquement de lui pour lui envoyer du bras une énorme vague d’eau chaude, et éclata de rire lorsqu’il vit l’air abasourdi du grand brun. Hansel ne mit pas longtemps à répliquer et bientôt, le paisible recoin de paradis se transforma en une cacophonie de rires, d’exclamations outrées et d’éclaboussures. Et puis soudain, Hansel eut un cri de douleur qui stoppa immédiatement Gretel.

– Qu’est-ce que tu as ? lui demanda-t-il, l’ai soucieux.

***

Alors que Sery montait la garde près de la source où se baignaient Hansel et Gretel, Predan avait choisi d’aller faire un tour dans les environs. Depuis leur départ, son instinct le titillait : trop de fourrés qui bougeaient lorsque son regard perçant les fixait, trop de pas qui n’appartenaient ni à Getel ni à Hansel… Quelqu’un les suivait. Et malgré ses rondes régulières, il n’avait pas réussi à mettre la patte dessus. Cette fois, il comptait profiter du bruit que les deux garçons faisaient pour passer inaperçu et, ayant regagné les premiers arbres, il se fondit rapidement dans le décor, slalomant entre les fourrés d’un pas alerte et silencieux. Il n’eut pas longtemps à chercher : trois hommes s’étaient postés un peu plus loin, près d’un immense conifère, dans un recoin qui leur permettait de voir sans être vus. Des éclaireurs, certainement. Ils avaient commis l’imprudence de ne pas regarder Predan faire une grande boucle et revenir vers la forêt. Le loup s’approcha lentement, pour sentir leur odeur et pouvoir trouver des indices sur leur identité. Les effluves qui émanaient d’eux indiquaient Nebol… et quelque chose, derrière, qu’il mit un peu de temps à déterminer, l’agaça. Il grogna. Les trois hommes le regardèrent, lui le grand loup à la forte carrure, puis choisirent l’option plus prudente de décamper. Quand il revint auprès de ses compagnons en trottant, il ressassait l’odeur dans ses méninges, cherchant où il avait pu sentir des effluves de feu, de sueur, de volailles, d’abondance…

Celle du sang effaça toute autre, et c’est en galopant qu’il fit les derniers mètres. Sery eut à son égard une hormone relaxante : rien de grave ne s’était passé, il n’y avait pas de quoi s’affoler. Alors, c’est seulement l’esprit plus calme que Predan put enfin mettre un lieu sur les odeurs de ces hommes. Il s’agissait ni plus ni moins que des gardes du château de Wilhelm.

***

Hansel ne dit rien, sortit simplement de l’eau et, sans se démonter, Gretel le suivit. Il vit l’empreinte ensanglantée que le pied du brun laissa sur la neige et serra les dents. D’un ton un peu brutal, il lui ordonna de s’asseoir, attrapa sa chemise pour la remettre d’un mouvement vif, puis chercha dans son sac les onguents et préparations qu’il avait emmenés. Hansel avait les yeux baissés sur sa blessure lorsque Gretel, se pencha sur lui, et celui-ci remarqua, une fois de plus, le soin qu’il mettait à ne pas le regarder. Et même si ça le blessait, il fit semblant que ça ne le touchait pas. Il serra les dents et se contenta d’observer la plaie, le talon de son ami dans la paume.

– Y’a vraiment que toi pour réussir à te blesser comme ça…

Sa tentative pour détendre l’atmosphère ne fonctionna pas. De ses doigts graciles, appuya sur la fine, mais profonde coupure, certainement due à un silex au fond de l’eau, et arrêta le sang. Hansel avait attrapé ses braies qu’il avait posées au niveau de sa taille, gêné dans sa nudité, alors que Gretel n’avait rien d’autre que sa chemise, imbibant peu à peu l’eau parsemant sa peau. Et n’en avait aucune honte. Froi, il saisit un onguent dès que le sang arrêta de couler, l’étala sur la plaie et banda le pied. Il se releva sans un mot et se rhabilla rapidement, et ce fut seulement en essayant de boutonner sa chemise qu’il se rendit compte à quel point ses mains tremblaient. Hansel se faisait une simple coupure et le voilà en train d’angoisser comme un fou furieux… Comment allait-il faire, lorsqu’ils rencontreraient la sorcière ? Il ramena ses cheveux dans sa main et les noua d’un mouvement vif, serrés sur sa nuque. Il essayait de ne pas y penser.

Frissonnant, il remercia d’une caresse Sery qui se lova contre ses jambes, s’abaissa à sa hauteur et passa les bras autour de son encolure. Sans qu’il n’ait besoin de parler, l’animal avait compris et Gretel avait fini par s’habituer à la gentillesse naturelle qui s’émanait de ces bêtes. Predan lui restait un peu plus loin, aux aguets, comme à son habitude, sa fourrure noire se détachant des horizons enneigés.

– Ce n’était pas une bonne idée, ce bain, commenta Hansel.

Amer, Gretel lui envoya une œillade sanglante. Aussi profondément qu’il l’aimait, Gretel pouvait être agacé par le moindre de ses gestes, du moindre comportement lui montrant à quel point Hansel ne l’aimait pas. Pas comme ça. Et que c’était leur différence fondamentale, le mur infranchissable qui se dressait entre eux. Il ferma les yeux et fourra le nez dans la fourrure du loup, serra davantage son étreinte pour se donner le courage de se relever.

– Alors on y va.

– Tu plaisantes ? Il va faire noir !

– Et alors ? Tu as peur ?

– Gret…

Une part de lui culpabilisait d’utiliser le point faible de son ami, une autre au contraire s’en réjouissait dans un délice vengeur. Son amour pouvait le rendre si lunatique que c’en était effrayant, même pour lui, lorsqu’il se regardait de l’extérieur. Il finit par se radoucir en voyant la détresse des prunelles chocolat, haussa les épaules et finit par proposer moins durement :

– Trouvons où dormir, alors.


Texte publié par Codan, 30 juin 2019 à 08h04
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