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tome 1, Chapitre 4 tome 1, Chapitre 4

J'ai grandi avec Aleya. Dix ans après notre première rencontre, nous étions devenues de belles adolescentes. Ou plutôt, elle l'était devenue. À mes yeux, elle était la plus belle créature que le monde ait jamais conçue. J'en étais amoureuse, mais il m'aura fallu dix ans pour m'en rendre compte. J'en étais amoureuse, de cet amour qui fait que les hommes épousent une femme. J'en étais amoureuse pour la première fois, je vivais mon sexe et le genre qui en découlait comme une malédiction.

Bien sûr que je ne pouvais pas l'exprimer, à quiconque. Elle était la seule amie que j'avais, et j'avais bien trop peur qu'elle me rejette pour faire l'erreur de tout lui avouer. Alors, je tenais cet amour contre mon cœur, comme un fardeau duquel pourtant je ne parvenais pas à me débarrasser. Elle était mon premier amour, et, avec le recul, le seul à chambouler mon être rien qu'en se retournant pour me sourire.

En dix ans, Aleya était devenue une jeune femme douce, gentille, belle et intelligente. Il était facile de l'admirer. Elle avait appris à lire et à écrire, avec l'aide de ma mère, et elle était à présent la plus cultivée de sa famille qui pourtant n'avait jamais misé grand-chose sur elle. Elle était, à mes yeux d'adolescente en émoi, parfaite.

Et je supportais très mal de devoir la partager.

En particulier avec l'un de ces nombreux garçons qui venaient lui faire la cour. Elle les repoussait tous, un par un, avec sa douceur et sa gentillesse qui faisaient que personne, même après un rejet, ne pouvait lui en tenir rancune. Si chaque refus me remplissait de joie, ce n'était jamais pour très longtemps : j'avais peur qu'un jour, un garçon plus beau, plus fort, plus vif d'esprit ne lui plaise et ne la ravisse.

— Mais qu'as-tu, aujourd'hui, Iwona ?

J'adorais la façon qu'elle avait de prononcer mon prénom. Il sonnait toujours étrangement mieux sur sa langue.

— Rien, mentis-je en remuant plus énergiquement le chaudron plein de graisse de porc.

Elle-même en train d'extraire l'essence de lavande pour nos savons purifiants. Bien que ne contenant aucune magie et n'étant pas censés guérir d'un mal quelconque, ils étaient très demandés par les clients de ma mère qui nous avait demandé d'en grossir les stocks.

— Ne me mens pas. J'ai vu ton regard, quand Elric est venu me parler.

Je feignis l'indifférence.

— Et il t'a demandé quoi ?

Je le savais. Et je savais que la réponse pouvait me faire mal.

— Il a demandé ma main, dit-elle avec un soupire las.

— Que lui as-tu répondu.

Elle leva ses yeux d'un bleu vif pour me fixer, plusieurs secondes.

— À ton avis ?

Elle me prenait à contre-pied, mais je parvins rapidement à répondre :

— Je ne sais pas, il est plutôt bien, drôle, et c'est un bon parti.

— Et tu te prétends ma meilleure amie ! plaisanta-t-elle, un rire dans la voix.

Moi, je n'avais pas du tout envie de rire. Je lâchai la longue cuiller en bois qui claqua contre le métal du chaudron.

— Tu sais quoi, Aleya ? J'en ai assez. Épouses-en un, installe-toi dans une charmante maison, et fiche-moi la paix.

Je fis semblant de ne pas voir la blessure qui zébra son regard bleu.

— C'est ce que tu veux que je fasse ?

J'avais toujours été faible lorsque sa voix était aussi triste, lorsque son visage me renvoyait l'image de la gamine perdue que j'avais aidée. Ma colère fondit comme neige au soleil.

— Je veux juste que tu sois heureuse, finis-je par dire.

Et c'était la vérité. Je voulais qu'elle soit l'être le plus heureux du monde, parce qu'elle le méritait. Je la vis rougir, ouvrir la bouche, puis la refermer, comme si elle voulait m'avouer quelque chose mais qu'elle n'osait pas. Enfin, elle souffla :

— C'est avec toi que je serais la plus heureuse.

Je n'en croyais pas mes oreilles. Je m'étais approchée d'elle, avait attrapé ses mains qui tremblaient en effeuillant la lavande, et les avais baisées. Le regard que nous avons échangé alors, jamais je ne l'oublierai. Il n'y eu aucun mot, rien qu'un silence qui voulait tout dire, et puis je déposai sur ses lèvres un baiser, chaste. C'était mon premier baiser, et c'était aussi le sien. C'était le nôtre. Un trésor précieux que je chéris encore.

Extrait du journal d'Iwona, année soixante-huit, dixième lune, premier jour.

***

La nuit n'avait pas encore cédé la place au jour lorsque Peon vint réveiller Hansel. Le garçon eut du mal à se tirer du sommeil, et ce fut les yeux encore pleins de rêves qu'il prit place à la petite table du chasseur. Comme si de rien n'était. C'est en croisant le regard angoissé de Gretel qu'il se souvint : le départ était prévu pour ce matin. Son ami qui s'affairait à préparer le déjeuner n'avait sans doute pas dormi de la nuit et Hansel se sentit coupable. Il aurait voulu avoir un geste, ou rien qu'un mot pour le rassurer mais la pudeur l'en empêcha. Il n'osa pas croiser son regard à nouveau et resta les yeux fixés sur le morceau de brioche devant lui.

— Je te conseille de manger, lui dit Peon.

Faiblement, Hansel assentit et entama son déjeuner, même si dans sa gorge une boule d'anxiété prenait toute la place. Ce fut l'un des repas les plus légers qu'il prit malgré l'insistance de Peon, et pendant tout ce temps Gretel ne s'assit pas une seule seconde. Les reins appuyés sur le plan de travail, il gardait un visage inexpressif et un regard indéchiffrable, perdu dans la tasse de thé qui réchauffait ses mains. Peon les regarda l'un après l'autre, puis soupira, exaspéré. Il tapota l'épaule de Hansel en se levant et alla dehors, suivi par ses loups. Laissés seuls tous les deux, ce fut en silence que leurs regards s'attrapèrent pendant de longues secondes. Le vert des yeux de Gretel se brouilla, et le jeune homme finit par tourner la tête en se mordant les lèvres. Sans un mot, Hansel se leva, faisant craquer la chaise de bois sur laquelle il était assis, et alla prendre tout doucement son ami dans ses bras. Comme un noyé, Gretel s'accrocha à sa chemise et fourra son visage dans le creux de son cou. Il paraissait frêle et fragile ainsi, le corps secoué de sanglots silencieux qui mirent une éternité à le laisser en paix. Hansel le serra simplement contre lui, ne sachant pas vraiment quoi dire de peur d'être maladroit. Gretel ne lui en tint pas rigueur, d'ailleurs la prise de ses doigts autour de la chemise de son ami s'assouplit à mesure que son souffle retrouvait un rythme régulier, contre la peau de Hansel. Celui-ci s'éclaircit la gorge presque douloureusement pour lui chuchoter, la voix rauque :

— Il va falloir que j'y aille...

Il sentit Gretel hocher la tête et ses cheveux blonds lui chatouillèrent le menton. Quand ils se détachèrent, Gretel le fixa avec intensité, ouvrit la bouche et Hansel attendit, mais rien n'en sortit. Le blond se mordit les lèvres, une fois de plus, et souffla :

— Fais attention à toi, Hans.

— Toi aussi, lui répondit-il en remettant en place une mèche dorée.

Gretel ferma les yeux en appuyant sa joue sur la paume de son ami, tout doucement. Ses lèvres s'étirèrent en un sourire triste alors que ses paupières s'ouvrirent pour laisser voir un regard brillant. Hansel ne voulut pas lire dans ce regard, de peur de comprendre et de faire machine arrière. Peur que ses propres émotions s'étalent au grand jour, ces émotions inconnues jusqu'alors, qui violentaient la boîte de Pandore dans laquelle elles étaient enfermées. Le sourire qu'il lui adressa en retour fut un peu tordu, maladroit, et Hansel sortit rapidement pour éviter les questions posées par son inconscient.

Dehors où l'attendait Peon, la brume matinale embaumait le paysage et l'aube naissante avait du mal à réchauffer la terre de ses rayons. Le chasseur, son éternelle capeluche rouge autour de lui, avait les yeux fixés sur la forêt et les doigts perdus dans le pelage noir aux reflets d'argents de son loup. Il ne regarda pas de suite son élève lorsque celui-ci arriva à sa hauteur, mais les loups vinrent aussitôt l'entourer. Le soupir que le chasseur exhala forma un petit nuage blanc de condensation.

— On va y aller, dit-il simplement.

Peon marcha pour traverser la forêt, en direction de Nebol, et Hansel lui emboîta la pas. Il lui avait expliqué la veille que le départ se ferait de manière officielle, en grande pompe, après être passé devant le seigneur Willem qui les attendait. Cela devait prendre des allures de cérémonie presque religieuse et Hansel était très loin d'apprécier tout cela. Il serrait les dents tout le long du chemin, soit une bonne heure car ils étaient tous les deux de bons marcheurs. En ville, les gens étaient sortis dans les rues, et l'applaudissaient alors qu'il suivait Peon en direction de la grande place. Plus ils avançaient, plus les rues se rétrécissaient, et plus ils devaient jouer des coudes pour pouvoir avancer. La présence des loups n'y faisait rien, ils avaient beau arrondir le dos, voire montrer des dents lorsqu'ils se sentaient menacés, les habitants ne cessaient de s'amasser autour de Peon et de son protégé. Des encouragements tombaient de partout, des messages pleins de haine et de vengeance que Hansel devait exécuter pour eux. Loin de l'émuler, toute cette agitation l'inquiétait. Il regretta très vite de ne pas avoir pu emmener Gretel, qui avait choisi de ne pas prendre le risque de réapparaître devant sa maquerelle. Au moins, avec son ami dans la foule, il aurait su où accrocher ses yeux. Ses yeux, il les fixait sur la capeluche rouge vif de Peon, comme une bouée dans cette marée humaine qui le noyait.

Il aurait mille fois préféré faire ça sans cérémonie. Il aurait préféré partir tout simplement dans la forêt, sans devoir monter à cette estrade sous l'attention de Nebol tout entier. Là, un homme, gaillard richement vêtu, l'attendait. Un sourire franc derrière une barbe hirsute, un grand manteau en fourrure épaisse et noire jeté sur un attirail coloré et brillant, tel était le seigneur Wilhelm qui vint l'accueillir. Derrière lui, discrète, une vieille dame en hermine, les cheveux qui avaient dû être blonds coiffés en une couronne de tresses élégante, un sourire de grand-mère sur le visage. La mère de Wilhelm, dame Sofia. Aussi blanche que lui était brun, elle avait la réputation de l'avoir élevé seule dans ce territoire hostile, après que son mari ait été emporté par un loup au temps où ils étaient encore les ennemis des hommes. Le seigneur Wilhelm attrapa la main du jeune homme et la serra, d'une poigne de fer.

— Je vous en suis très reconnaissant mon garçon, et votre dévouement sera récompensé à sa juste valeur, vous pouvez me croire.

Puis, plus haut, il entama un discours. Peon restait imperturbable, et seuls ses yeux se mouvant au-dessus de la foule sous leurs pieds trahissaient sa réflexion. Hansel décida de rester simplement là où il était, sans rien dire, n'osant même pas bouger. Il avait juste hâte que tout cela se termine, de ramener cette fichue tête et de partir d'ici. Ses yeux attrapèrent un coin de ciel d'hiver, bleu et glacial, et il se mit à rêver d'avenir.

Les applaudissements lui signalèrent la fin du discours, qu'à sa grande honte, il n'avait pas du tout suivi. Peon salua la foule, et son protégé l'imita maladroitement. Le chasseur l'attrapa par l'épaule et cette fois écarta les gens de leur passage plus brutalement. Il le mena jusqu'à la lisière de la forêt, éloigna les curieux à l'aide des remarques acides et sèches dont il avait le secret. Une fois qu'ils eurent un peu de solitude, il tapota le visage de son protégé avec un semblant de sourire. Il releva sa propre cape, découvrant toutes les armes accrochées à lui, et retira son arbalète qu'il installa sur le dos de Hansel. Il l'équipa ensuite de plusieurs couteaux et carreaux avant de remettre la cape bien en place sur les épaules de son élève. Il termina son attirail en passant la bretelle d'une sacoche pleine de vivres au-dessus de sa tête, lui barrant la poitrine avec. Dans ses yeux noirs, Hansel crut lire une inquiétude presque fraternelle.

— Tu fais ce que je t'ai dit. Et surtout, tu fais confiance à mes loups. Predan et Sery connaissent le chemin et ils te protégeront.

Predan, le grand loup noir, et Sery, plus petit, aux yeux dorés, s'étaient déjà postés près de Hansel comme ils le faisaient si souvent avec le protecteur. Avec une légère autorité, Peon lui tira le bras pour lui remettre, dans la main, la carte dessinée par ses soins. En l'ouvrant, le jeune homme découvrit une route très bien indiquée au milieu de la forêt, avec les points d'eau, les coins de chasses, les plantes notables sur son chemin et dans la légende un bref rappel de leu vertus. Une indication vers le nord finissait de parfaire la minutie de détails de ce morceau de papier.

— Ne passe pas à côté de la nature, bêta.

C'était comme si Peon voulait être gentil sans vraiment le montrer, ce chasseur renfermé et intouchable, et Hansel perçut la gêne qui l'habitait. Il eut un simple sourire, rangea la précieuse carte dans la poche intérieure de sa cape, et remercia son hôte.

— Merci pour tout. Votre enseignement, votre gentillesse, votre toit.

— Je ne suis pas gentil. Dès que tu es parti, je m'occupe de ton ami pour qu'il me soit plus utile que tu ne me l'as été. Maintenant, va, et fais attention à toi.

Une tape sur l'épaule, et Peon s'en retournait à son chalet. Alors, seul face à la forêt, reprenant une profonde inspiration, le jeune homme avança pour se faire dévorer, petit à petit, par la maîtresse des lieux.

***

Elle le regardait partir dans la forêt, accompagné des loups du chasseur. Elle pesta. D'avoir paré le garçon de ses deux loups, elle dut reconnaître que l'homme en rouge l'avait devancée, et elle détestait ça. Bientôt, le garçon atteindrait le but qui lui avait été fixé, et elle serait en danger. Elle devait avancer ses pièces sur l'échiquier. Elle avait déjà négocié quelques petites choses, et s'en félicitait. Si la menace devenait plus lourde, elle pouvait néanmoins être éliminée, grâce aux pions qu'elle avait déjà placés.

***

S'enfoncer dans la forêt n'était pas compliqué. Équipé de sa carte et de ses deux guides, Hansel n'avait pas vraiment de mal à mettre un pied devant l'autre pour s'avancer toujours plus loin. Même la faim, qu'il avait toujours plus ou moins connue depuis ses plus jeunes années, ne gênait pas son imperturbable progression. Non, pour Hansel, le plus compliqué à gérer restait cette peur ancienne et naïve de la forêt qui l'entourait. Jusqu'alors elle avait été refoulée par la présence de Peon, ou le besoin de mettre Gretel à l'abri, mais alors qu'il se retrouvait presque seul, elle refaisait surface comme une vieille ennemie lui tenant toujours rancune. Les loups devaient le sentir, car il y avait toujours l'un d'entre eux près de sa cuisse, tandis que l'autre allait plus loin en éclaireur et revenait de temps à autre pour vérifier l'avancée de ses compagnons. Hansel leur en était reconnaissant, et ne cessait de remercier mentalement Peon de les avoir mis à sa disposition. Sa volonté à toute épreuve ne flanchait pas, malgré les souvenirs qui le taraudaient et cette sourde angoisse collée à ses talons. Rien que l'image de Gretel, ce soir-là revenant du puits, suffisait à repousser son mal-être. Il allait affronter ses cauchemars d'enfant et devenir un homme.

Quand vint le soir, où le soleil partait se cacher derrière la cime des arbres, rafraîchissant plus encore l'air hivernal de son absence, Hansel se décida à camper. De bonne constitution, il n'avait pas peur des rudeurs de la nuit et ses loups s'installaient déjà autour de lui, partageant leur chaleur. Il aurait pu facilement céder aux limbes du sommeil une fois les yeux fermés, rassuré par la présence de ses gardiens, mais la forêt ne l'entendait pas de cette oreille. Les bruits qu'elle habitait, s'ils ne rendaient pas Hansel méfiant et aux aguets, finirent par l'agacer. Un craquement de branche de trop et le jeune homme se saisit de l'arbalète. Au diable l'obscurité qui l'empêchait de viser ! Il fit de grandes enjambées jusqu'aux fourrés voisins malgré les feulements du loup tacheté d'argent, et plissa les yeux dans l'espoir d'apercevoir quelque chose dans la lumière mourante. Il avança plus encore...

Soudain, sa cheville fut enserrée par une puissante corde et Hansel bientôt suspendu la tête en bas, dans un cri de surprise qui délogea les oiseaux de leurs dortoirs. Pris d'angoisse, il battit des bras, impuissant, sous les aboiements des loups. Il gesticula, envahi par la peur et désespéré à l'idée de rester pendu là, sans recours. Hansel tenta de remonter le haut de son corps pour se défaire du lien, mais l'exercice était trop fastidieux et le vidait de son énergie. Des étoiles parsemèrent sa vision et le sang lui montait à la tête, assez pour ralentir la réflexion qu'il avait entamée. Qu'importe qui était à l'origine de ce piège, qu'importe ses raisons, Hansel espérait ne pas mourir au bout de sa corde en attendant qu'une âme charitable ne vienne le décrocher. Il se sentit sombrer et perdre connaissance sans parvenir à lutter pour rester éveillé, malgré l'angoisse de se savoir vulnérable...

— HANS !

Il crut être victime d'hallucinations et l'idée d'entendre ça avant d'être avalé par une noire inconscience lui donna un léger sourire aux lèvres.

***

Peon se retourna quand il atteignit le perron de sa cabane, et eut le temps de regarder la grande silhouette de Hansel disparaître après un tournant. Il soupira, résigné. Le protecteur avait envoyé un jeune homme en pleine forêt, un lieu qu'il semblait craindre et qui était plein de dangers. Il espérait que les deux loups qui l'accompagnaient le défendraient comme il faut, puisque lui n'en était maintenant plus capable. Il devait rester à Nebol, ordre exprimé avec autant d'autorité que Wilhelm avait pu en donner pour cacher la crainte que le seigneur éprouvait. Peon devait protéger les habitants de Nebol et pour ça, rester à Nebol. Logique indiscutable.

Cela l'agaçait d'ailleurs, de faire des rondes nocturnes qu'il savait à moitié inutiles, mais au moins, sa présence rassurait. Les sourires se faisaient plus doux lorsqu'on croisait sa silhouette rouge, les tensions s'apaisaient. Même si Peon, seul, ne pouvait pas faire grand-chose contre la prétendue magie de l'être qu'il combattait, les habitants lui avaient toujours prêté une aura mystique capable de repousser les dangers de par sa simple présence.

Il rentra dans sa cabane, se déchaussa et retira sa capeluche. Bientôt, il lui faudrait retourner à la bourgade pour se montrer, puis honorer son rendez-vous avec le seigneur Wilhelm qui lui demanderait un compte-rendu détaillé, comme chaque jour. Le berger qu'il était s'effrayait de voir son troupeau, sa poule aux œufs d'or, s'amenuir sans qu'il ne puisse faire quelque chose, et devenir de plus en plus colérique et vindicatif à son encontre. Bientôt, si on continuait de leur prendre leurs filles, les hommes et les femmes viendraient le trouver à son château et même la garde qui le protégeait, si elle s'avérait être sensible à la douleur de ces pauvres hères, pouvait se retourner contre son maître. Peon était bien conscient du rôle politique que lui donnait Wilhelm : il était là pour montrer que le seigneur faisait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher les meurtres. Et, en adoptant un regard moins dur sur le maître de la cité, Peon le savait complètement horrifié par ce qui se passait dans sa propre ville, et qu'il était sincèrement touché par la détresse de ses gens.

Ensuite, le protecteur circulerait dans les rues sombres de Nebol afin de faire respecter le couvre-feu, donnerait des indications aux hommes de la sécurité qu'avait mise en place Wilhelm et partirait se reposer pour quelques heures dans une chambre du château mise à sa disposition. Il ne pouvait plus repartir dans sa cabane, on le mandait à Nebol nuit et jour à présent qu'il avait envoyé sa recrue chez la sorcière.

Alors, parce qu'il ne savait pas quand il pourrait revenir chez lui, dans sa demeure, au milieu de la forêt qui l'avait vu grandir et l'avait toujours protégé, Peon prit son temps pour faire ses valises. Un très long temps. Cela lui coûtait beaucoup de partir d'ici, même temporairement. Même Bely, qu'il prenait avec lui et dont il avait imposé la présence au château, boudait dans un coin de la cabane.

— Je n'y peux rien...

Il n'empêche, le loup blanc ne daigna même pas lui répondre. Peon leva les yeux au ciel, puis se décida à appeler Gretel. Le jeune homme aussi était du voyage, et il lui avait trouvé du travail aux cuisines du château. Constatant qu'il n'avait aucune réponse, Peon serra les dents et poussa la porte qui séparait les deux pièces de la demeure... pour voir la chambre à coucher totalement vide. Son protégé était certainement allé prendre un peu l'air après l'épreuve de voir son ami partir, mais ce n'est qu'à ce moment que ses yeux tombèrent sur un morceau de papier, ancienne étiquette d'un produit alimentaire, sur lequel une main tremblante avait écrit :

« Parti avec Hansel. Merci. »

Peon fronça les sourcils. Cela ne faisait pas du tout partie de ses plans. Et Hansel n'avait pas la quantité de provisions suffisantes pour le voyage pour une personne de plus ! Un instant agacé, le chasseur finit par se dire que de toute façon, avec son appétit d'oiseau, Gretel ne devait pas être un fardeau bien lourd et puis... Et puis Hansel allait bien devoir avoir besoin de lui à un moment où à un autre, Peon le pressentait. Alors tant pis. L'histoire avait choisi de s'écrire avec Gretel.

— Nous avons droit à un tête-à-tête, Bely, dit-il en direction du boudeur.

***

Ses fines mains avaient un mal fou à trouver le couteau pour rompre la corde de la branche à laquelle elle était fixée. Il avait couru, Gretel, comme un fou, avait grimpé à l'arbre avec l'agilité d'un singe et se trouvait incapable de se calmer pour couper cette fichue corde. Ses doigts tremblaient et le poids de Hansel, pendant dans le vide, rendait la manœuvre difficile. Dans sa hâte, il n'avait pas réfléchi aux conséquences que pourrait subir Hansel après la chute, et n'en prit connaissance que lorsque les derniers fils s'arrachèrent, laissant enfin tomber son ami sur le sol. Avec précipitation, Gretel descendit du vieil arbre et s'agenouilla près de Hansel. Son regard se hâta le long du corps de l'inconscient, vérifiant tout, et ses doigts tâtèrent son poignet à la recherche de son pouls. Sa première barrière céda à la pression, laissant s'échapper un souffle tremblotant par ses lèvres gelées alors qu'il sentit un faible battement. Il coupa soigneusement le reste de la corde accrochée à la cheville du grand brun, massa la peau rougie avec inquiétude et fouilla dans son sac de provisions pour trouver le baume à base de menthe poivrée qu'il avait concocté quelques jours auparavant sans penser qu'il aurait à l'emporter dans ce voyage... Car Getel n'avait pas du tout prévu d'être ici. Suivre les traces de Hansel lui avait pris la journée entière, après avoir simplement obéi à un coup de tête et pris à la hâte le nécessaire dans un sac. Il s'était plus d'une fois trompé de chemin et perdu, mais rien n'aurait pu le faire renoncer. Pas même les reproches de son ami. Il était au moins aussi têtu que lui, hors de question de laisser Hansel affronter la sorcière seul et de rester tranquillement à l'attendre ! Certes, il avait peur de cette femme, de ce qu'elle pouvait faire et de ce qu'elle lui avait destiné cette nuit-là, mais il avait aussi la volonté farouche de venger toutes ces filles et d'arrêter les folies de ce monstre. Volonté exacerbée par le fait d'avoir failli être l'une de ses victimes. Alors quand Hansel rouvrit enfin les yeux, réveillé par le baume énergisant que Gretel lui avait passé sous le nez, celui-ci fit doucement :

— Je suis là, Hans.

Il était là et n'avait aucune intention de faire demi-tour. Le grand brun fronça les sourcils avant d'écarquiller les yeux.

— Mais... qu'est-ce que...

Hébété, il avait sa tête des mauvais réveils et Gretel devina sa migraine en le voyant se masser le crâne.

— Je t'ai suivi.

Le ton de Gretel était dur, presque incisif, et mettait l'autre au défi de commencer la dispute. Il avait tous ses arguments sur le bout de la langue, prêts à être crachés. Mais Hansel le surprit. Au lieu de lui crier dessus en bonne et due forme, comme Gretel s'y attendait, il étendit le bras pour le ramener contre lui. Il soupira d'aise et murmura un « Merci » dans ses cheveux. Gretel sentit son cœur faire une nouvelle embardée presque douloureuse, et s'accrocha encore plus fort qu'au moment où ils s'étaient dit adieu, dans la cabane de Peon. Jamais il ne fut aussi proche de les lui souffler, ces trois mots, ceux qui le menaçaient toujours davantage de tout faire basculer pour, Gretel en était convaincu, le pire.

— De rien, réussit-il à dire à la place.

***

Sery, le loup noir au regard d'or, ne dormait que d'un œil. L'incident dont avait été victime Hansel lui mettait encore les nerfs à vif, même si les souffles des deux garçons étaient aussi réguliers que ceux de bambins. Il avait toujours eu un sommeil léger et, de son ancienne condition d'oméga dans sa meute, avait gardé cette insécurité permanente qui le faisait se méfier de tout. Blotti contre Gretel, pour partager sa chaleur, il restait néanmoins à l'affût, et ses sens aiguisés percevaient depuis longtemps déjà des sons inhabituels. Des souffles transis de froid échappés dans le silence de la nuit, loin des soupirs de sommeil tranquilles qu'exhalaient les deux jeunes hommes. Et Sery détestait ça : il aurait préféré savoir la forêt vide de tout homme si ce n'était les deux êtres profondément endormis contre eux. Il aurait pu se lever et aller inspecter les alentours, avec la discrétion qui le caractérisait, mais c'était quitter Gretel, risquer de le réveiller, et plus encore, de l'inquiéter. Ne pas inquiéter les garçons. Il faudrait qu'il en touche un mot à Predan, car même en se convainquant qu'il s'agissait d'individus égarés, le loup ne parvenait pas à faire taire l'alarme qui s'agitait au creux de son être.


Texte publié par Codan, 28 avril 2019 à 11h10
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