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tome 1, Chapitre 28 tome 1, Chapitre 28

Sans aucune délicatesse, Jared balance son sac sur la table, puis s'affale sur la chaise en face de moi.

– Ton mec nous a posé un lapin ? Enfin, pardon, ton « ami proche, mais pas mec » ?

Ma moue contrariée répond pour moi. Non, Cléandre n'est pas là, et ça commence à m'inquiéter. Pendant qu'il me ramenait chez moi hier soir, nous avons convenu de nous présenter officiellement comme couple à Jared ce matin. Pour ça, nous lui avons donné rendez-vous ici, à la cafétéria du bâtiment lettre, à huit heures trente, soit une demi-heure avant le TD d'anglais. L'entrevue avait aussi pour but d'apaiser les tensions entre mon amoureux et mon meilleur ami et de faciliter notre travail pour l'exposé que nous devrons présenter devant la classe ce vendredi.

Sauf qu'il est huit heures quarante-cinq, et Cléandre n'a pas encore pointé le bout de son nez. Aurait-il changé d'avis ? Après m'avoir fait rencontrer son extravagante mère, ça me semble peu probable.

– C'est con, je voulais vous parler de ma soirée d'anniversaire. Tu te souviens ? Je la fais dans deux semaines et t'as pas confirmé.

Il a raison. Je devais confirmer ce matin, après avoir annoncé mon "couple". Je comptais même la dessus pour convaincre Cléandre d'y venir avec moi en tant que petit ami.

- Moi, oui. Lui, je sais pas. J'aimerais bien, on lui demandera quand il arrivera.

- Hey, du coup, on peut parler de l'affaire tulipe en l'attendant ? Ou c'est trop risqué ? Parce que j'ai du nouveau, même si ça casse pas trois briques à un canard...

– On dit trois pattes.

– J'suis sûr d'avoir entendu trois briques dans une émission.

– Les sirènes de la téléréalité, c'est pas une référence, Jared !

Il bascule la tête en arrière, une mimique exagérément désespérée sur le visage.

– Je suis au courant, ils sélectionnent que des sacs d'os, je peux même pas mater ! Même ton Cléandre serait trop gras pour eux ! Et trop intelligent. Toi, par contre, tu parles sans réfléchir, tu sors des conneries, t'es plutôt beau gosse, enfin, si on aime les latinos déjantés, du coup, tu ferais un candidat idéal !

– Merci, je suppose...

– Ouais, tu peux ! Et donc, t'as pas répondu pour l'affaire tulipe ?

L'affaire tulipe. Le petit nom de code pour l'enquête Cléandresque. Une idée de Jared, bien sûr, depuis que je lui ai parlé des connaissances botaniques de mon amoureux, il s'entête à l'affubler de noms de fleurs pour n'importe quelle occasion.

Après m'être tordu le cou pour observer tous les coins de la cafétéria, je hoche la tête. Mais le cœur n'y est pas ; je m'inquiète. L'état de sa grand-mère s'est-il détérioré au point de nécessiter sa présence ? Non, il m'aurait prévenu. A-t-il eu un accident sur le trajet ? A-t-il été agressé ? A-t-il simplement loupé l'heure ? Autant de possibilités crédibles qui me rendent fou.

Pendant que mon meilleur ami babille, mes doigts s'activent sur mon téléphone : « Bordel Clé t'es où je t'attends ! ». J'attends tellement une réponse que je ne parviens pas à me focaliser sur ce que raconte Jared. Il finit par s'arrêter et me dévisage, goguenard.

– On dirait que son absence est plus importante que ses secrets pour toi !

– Ouais, ben dernièrement, y a beaucoup de choses qui me semblent plus importantes que ces secrets...

– Lui, en fait.

– C'est ça...

– OK, c'est vrai que c'est ton amoureux, tout ça, mais quand même, percer ses secrets c'est vachement cool. Je te disais que la fille, Romane, elle l'a reconnu sur la photo. Bon, il était pas dans son lycée, mais elle l'a déjà vu, et tu sais pas où ?

Mon regard blasé lui répond. Non, je ne sais pas où, et je ne vois pas comment je pourrais le savoir : je ne suis pas devin. Cette remarque le fait ricaner. Les coudes posés sur la table, les mains jointes, index croisés, sous le menton, il fait une pause. Il ménage son effet. Pendant presque une minute, il demeure muet à me dévisager. Si j'étais en forme, je le supplierais de vite me raconter ce qu'il a découvert. Mais je n'arrive pas à penser à autre chose que l'absence de Cléandre, d'autant qu'il ne répond même pas à mon texto...

– À une gay pride, Nathéo ! Elle l'a vu à une gay pride ! Avec un mec ! Et ils s'embrassaient à pleine bouche ! En pleine rue ! Ça l'a marqué à cause de ses mèches rouges et parce que l'autre mec était un as...

– ...iatique. Kaname, sans aucun doute.

Je serre les dents. Ainsi, mon amant si secret n'avait aucun problème à se montrer en public avec le mystérieux Kaname. Celui que Gladys pensait irremplaçable, le grand amour de Cléandre. C'est à se demander pourquoi ils ont rompu... j'imagine que leur rupture a provoqué la dépression de mon amoureux, même s'il ne me semble pas du genre à s'effondrer pour une peine de cœur.

– Quoi ? Comment tu sais ça ?

Je décide d'ignorer sa question. Je suis certain de lui avoir déjà parlé de ça, et je ne suis pas d'humeur à me répéter. Mais cette information exacerbe un peu plus une idée qui me trotte dans la tête depuis quelque temps.

– Tu sais, Jared, je me dis de plus en plus que l'agression qu'a vécue Cléandre, c'était une agression homophobe. Franchement, ça expliquerait ses réactions !

– Mais ça explique pas pourquoi il a peur d'aimer...

– Oui, bah il a sans doute plusieurs problèmes ?

– Tout de suite, ça donne envie d'être à ta place, ricane mon meilleur ami. Un mec qu'à des problèmes et qui m'assume pas, j'en rêve !

– Tu rêves d'un mec, toi ? remarqué-je, amusé.

– Non, mais une meuf ! T'as compris, quoi !

J'acquiesce d'un hochement de tête. Il roule des yeux, puis me grommelle de rappeler Cléandre. Il n'apprécie pas de parler à quelqu'un qui ne cesse de consulter son smartphone. Et puis, selon lui, mon inquiétude me défigure. Elle risque aussi de m'empêcher d'écouter le cours, ce que je ne peux vraiment pas me permettre à seulement un mois des partiels.

Anxieux, je m'exécute. Mes doigts tremblent sur l'appareil, la tonalité m'angoisse. Une. Deux. Trois et toujours pas de réponse. Comme un automate, je suis Jared jusqu'à notre salle de cours. Et j'appuie sur le bouton de rappel, encore et encore. J'ignore combien de fois. J'espère juste le voir arriver ou l'entendre décrocher avant de franchir la porte.

Ça n'arrive pas, bien sûr. Déprimé, et avec une furieuse envie de fuir les lieux, je m'installe au fond de la pièce. Jared m'y rejoint avant de pousser un soupir désespéré : il n'a pas envie de travailler sur l'exposé. Le plus doué de notre groupe n'a pas daigné pointer le bout de son nez, et il ne se sent pas de devoir expliquer notre avancement au prof, alors il me laisse faire. Quand l'enseignant vient faire le point avec nous, je n'arrive qu'à baragouiner quelques phrases dans un anglais incompréhensible. Je le désespère tant qu'il finit par me supplier de parler en français, puis il nous demande où se trouve Cléandre. Face à notre ignorance, il souhaite juste son retour pour vendredi. Dans le cas contraire, il se verra obligé de lui mettre un zéro et nous charge de le prévenir.

Les heures suivantes, mon téléphone reste effroyablement silencieux. Mon angoisse tape tant sur les nerfs de Jared, qu'il finit par me supplier de faire quelque chose : rappeler jusqu'à ce qu'il décroche ou aller le voir chez lui. La deuxième option me séduit. Sac sur l'épaule, manteau à peine fermé, je me rue vers l'arrêt de bus. Un texto brise mon élan, obligé de m'arrêter, de l'extirper de ma poche tout en empêchant mes béquilles de tomber par terre.

C'est lui !

De Chéri mystère: Tu pourais mapporté les cours stp ?

Tant de fautes en si peu de mots ? De la part de mon amoureux, qui d'ordinaire n'oublie pas la moindre virgule ? La panique m'envahit, la faute aux trop nombreuses émissions de fait divers que je regarde avec mes parents. Chaque fois que l'entourage reçoit un message suspect, le meurtrier a volé le téléphone.

Je tente aussitôt de le contacter, mes tentatives d'appel demeurent infructueuses. Mon rythme cardiaque accélère, je peine à déglutir. Mes mains tremblent temps qu'elles menacent de lâcher l'appareil.

J'essaie un nouveau message. Toujours rien. Cette fois, je cours aussi vite que possible. Une béquille dans chaque main, la démarche bancale, un élancement désagréable dans la cheville. Par bonheur, le bus arrive en même temps que moi, je n'aurais pas à attendre. Je m'y engouffre, résistant à grand-peine à l'envie de presser le chauffeur. Ce n'est pas le moment de me faire virer du bus.

Comble de l'horreur, mes appels atterrissent désormais directement sur la messagerie. Je suffoque.

Après deux changements de bus, me voilà devant son immeuble. Que faire à présent ? Sonner et risquer de prévenir un potentiel assassin de ma présence ? Prévenir les voisins ? La police peut-être ? Non, la police, ça me semble un peu prématuré, il faut au moins découvrir le corps avant.

Le corps ? Le cœur au bord des lèvres, j'imagine Cléandre, étendu au sol dans une flaque de sang, immobile. Je dois impérativement lever le pied sur ces foutues émissions. Chancelant, je m'approche de la porte. Sur quelle sonnette appuyer ? Par chance, une de ses voisines sort à ce moment-là. Par malchance, elle referme les portes derrière elle avec soin. Je l'aborde sans trop savoir quoi lui dire. Je balbutie de piètres excuses pour entrer. J'évoque Cléandre, injoignable, notre exposé, la menace du zéro. Elle me dévisage, impassible, puis secoue la tête. Elle veut vérifier que je connais bel et bien le jeune homme du troisième avant de me rouvrir la porte. Elle me demande son nom, son prénom, son âge, son apparence, sa date d'anniversaire. Atterré, je me rends compte que je ne connais pas cette dernière. La voisine pince les lèvres, elle va partir, je le sens. En désespoir de cause, je parle de Gladys. Je la décris en détail, je raconte que j'étais au Del'Asève avec eux samedi soir.

Contre toute attente, ses yeux s'écarquillent, puis, sans un mot, elle vient ouvrir la porte. Aurais-je utilisé une sorte de sésame magique ? Je la remercie du bout des lèvres et gagne l'ascenseur, lequel se trouve à un autre étage, forcément. Il ne me faut que quelques secondes pour me décider. Après la course effrénée, ma cheville m'élance, mais je ne suis plus à ça près. Quand je serai sûr que Cléandre va bien, je me reposerai.

Mes poings tambourinent à sa porte, mes doigts alternent avec la sonnette. Mes poumons me brûlent, ma respiration est difficile, la douleur de ma cheville remonte jusqu'à ma hanche. Mais le pire, c'est l'attente. Ne pas savoir s'il va bien. J'en pleurerais.

Il ne répond pas. Les larmes s'échappent. La nausée m'envahit. Tremblante, ma main s'empare de mon téléphone. Cette fois, je vais appeler la police.

Au moment où je compose le 17, le battant s'ouvre.


Texte publié par Carazachiel, 10 mai 2020 à 22h53
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