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tome 1, Chapitre 27 tome 1, Chapitre 27

– Mais qu'est-ce que c'est que... ça ?

– Une photo...

– Je vois, mais ça représente quoi ?

– Toi ?

Interdit, Cléandre fixe mon smartphone avant de braquer un regard indéchiffrable sur moi. Est-il fâché à cause de cette photo prise à la dérobée ? Ou bien se demande-t-il ce qu'il m'est passé par la tête ? S'il savait...

Armé d'une nouvelle information — le père de Cléandre, et donc ses sœurs, ne s'appelle pas Terrasève —, Jared a enquêté auprès de Sarah. Il a obtenu leur nom de famille. Grâce à celui-ci, il a trouvé la ville d'origine de Cléandre, laquelle ne se trouve qu'à une heure d'ici et ne comporte que deux lycées. À partir de là, il a utilisé un site retrouvezvoscamarades.com et contacté quelques anciens élèves. L'une d'eux a déjà répondu. Le prénom et la description lui rappellent quelque chose, mais pour être certaine, cette jeune fille voudrait une photo de mon amoureux.

– Soit je suis issu du croisement entre du brouillard et Quasimodo, soit tu n'es vraiment pas fait pour une carrière de photographe. Franchement, on ne sait pas si tu as pris un pot de fleurs ou un humain. Ça pourrait tout aussi bien être l'Aigremoine eupatoire !

– La... quoi ?

Confus, j'observe l'estrade. Hormis sa mère, qui chante toujours, il n'y a rien ni personne dessus. Ce n'est tout de même pas le surnom de Gladys !

– La grande fleur jaune dans le pot juste à côté de la scène.

La fleur, bien sûr.

– Du coup, moi, je te conseille la carrière d'herboriste. Vu comme tes plantes vertes sont belles et comme tu me sors des noms savants... déjà l'agastache, au resto, tu savais ce que c'était... je te vois bien travailler dans une fleuristerie !

Son visage marque la surprise, puis l'amusement. Il s'empare de mon téléphone, supprime la photo sans état d'âme puis commence à pianoter dessus. Pendant un instant, je crains qu'il ne veuille regarder mes textos ou mes comptes sur les réseaux sociaux — vu mes conversations avec Jared, ce serait désastreux, et pas uniquement à cause de l'enquête — toutefois, je reconnais sans doute possible le logo de noodle. Qu'y cherche-t-il donc ?

– Un herboriste qui travaille dans une fleuristerie ? Tu es sûr que c'est un métier d'avenir, ça ?

Ses gloussements ne me disent rien qui vaille. Lorsque mes yeux se posent sur la définition de ce métier, la honte me submerge. Je viens de me ridiculiser en beauté. Non seulement j'ai confondu herboriste et fleuriste, mais en plus, les fleuristeries n'existent pas. Ce que je sais pertinemment... Je ne sais même pas comment j'ai pu sortir un mot pareil !

– Je te déconseille aussi d'être prof de français, du coup. Mais dis-moi, comment tu as réussi l'exploit de louper cette photo en étant si proche de la scène ?

– J'ai trop zoomé.

Il émet un rire étranglé.

– Tu m'étonnes. Quelle idée aussi ! Une photo de moi entier te suffisait pas ?

Je ne peux décemment pas lui avouer qu'il me fallait à tout prix son visage en gros plan, alors, je bougonne la première excuse à me venir :

– Je voulais voir le scorpion.

Sa main se porte à son oreille. Un sourire un peu idiot étire sa bouche, pour mon plus grand bonheur. Jamais il ne se défait de cette boucle pourtant offerte bien avant le début de notre histoire ! Tout comme son porte-clefs licorne ne quitte pas ma trousse.

– C'est un peu raté...

Son index tapote l'écran. J'ignore pourquoi, mais j'apprécie le son de son ongle contre la surface dure. Ça me détend, si bien que je ne réagis pas lorsque son doigt appuie sur l'icône "corbeille". Suppression validée, adieu Cléandre le Flou, premier du nom. Puis il enclenche le mode selfie et, avant que je ne puisse proférer le moindre mot, brandit le smartphone devant nous et me demande de dire "Fougère". Face à mon amusement mêlé d'interrogation, il s'esclaffe ; il s'agit d'une blague "d'herboriste". Je lève les yeux au ciel, faussement vexé.

– Tu sais où tu peux te la mettre, ta fougère ?

– Ouaip, en tisane, parce que la fougère a des vertus curatives contre les piqûres d'insectes, m'annonce-t-il tranquillement sans cesser de prendre des selfies.

Ma mâchoire se décroche. Ainsi, mon petit ami a réellement des connaissances poussées en botanique !

– T'es sérieux ?

– Pas du tout. Par contre, il paraît que des bains de fougères, ça calme les rhumatismes. Et sous je ne sais quelle forme, ça peut t'éviter le fluvermal.

– J'ai pas la moindre idée de ce que c'est et j'ai l'impression que tu te fous encore de moi...

– Va savoir, minaude-t-il avant de me montrer les différents clichés. Dans tes vieux jours, quand tu râleras à chaque pas et quand les séquelles de ta fracture à la cheville se feront sentir, je saurais te rappeler ce conseil sur les fougères.

Le désintérêt pour les photos est immédiat. Vient-il vraiment de suggérer que nous vieillirons ensemble ? Voilà une chose que nous n'avons pas évoquée ce matin. Nos visions respectives de l'avenir, de la vie à deux. En réalité, je n'y ai jamais songé moi-même ; jamais aucune de mes relations n'a été assez sérieuse pour provoquer ces réflexions. Suis-je prêt à passer le reste de mes jours avec la même personne ? Avec un homme ? Le même homme ?

– Elles ne te plaisent pas ?

– Qui donc ?

– Les photos. Tu tires une drôle de tronche...

– Ha, non, je pensais à autre chose... je viens de réaliser que certains couples passent toute leur vie ensemble, et je me demandais si j'étais prêt à ce genre de truc. Rester avec la même personne jusqu'à la fin de ma vie. C'est un peu effrayant.

Il ouvre la bouche pour répondre, mais je continue sans lui en laisser l'occasion.

– Tu ne dois pas comprendre ce que c'est vu que tu es pas exclusif. Enfin, avec Sarah, tu voyais d'autres gens, elle aussi et... je suis pas comme ça, moi !

Ses mains attrapent mes épaules. Pendant un instant, je crains qu'il ne me secoue comme un prunier parce que j'ai encore dit une ânerie. Il n'en fait rien, bien sûr. Cléandre ne lève jamais la main sur personne. Une séquelle de son agression, j'imagine.

– Détends-toi, Nathéo, la fougère et la vieillesse, c'était une boutade ! Et puis, avant de penser à passer ma vie avec quelqu'un, il faudrait déjà que je me fasse à l'idée d'être avec ce quelqu'un... officiellement, j'entends, alors rassure-toi, on en est pas encore là !

Quel soulagement ! Je pourrais presque me dégonfler comme un ballon de baudruche !

– Et puis, tu te trompes.

– Pardon ?

– Pour l'exclusivité. Que j'ai été en couple libre avec Sarah ne signifie pas que je suis infidèle. Entre elle et moi il y avait un accord, et donc pas d'infidélité. Entre nous, il n'y a aucun accord. Je n'irai pas voir ailleurs, Nath. C'est promis. Bon, tu ne m'as pas dit si la photo te convenait avec tout ça ?

Presque à contrecœur, je jette un œil sur le smartphone. La photo a le mérite d'être nette et mignonne, à défaut d'être une œuvre d'art ; une parfaite photo de couple amoureux, dont les deux membres sont reconnaissables d'un rapide coup d'œil. Voilà qui remplacera mes actuels fonds d'écran.

Par contre, je ne peux l'utiliser pour ma petite affaire secrète. Envoyer à une inconnue une photo de lui avec son petit ami me semble être au-delà de la limite d'enquête autorisée.

Après ça, je ne trouve aucune bonne raison pour relancer la séance photo, sa mère se révèle très bavarde et surtout très motivée à nous entraîner sur scène avec elle pour un trio. Ma résistance s'évanouit lorsque mon Cléandre, tombant de fatigue, me supplie d'accepter pour une chanson, une seule : il a envie de dormir. J'accepte de les accompagner comme si je leur accordais une faveur. En réalité, je suis bien trop content de pouvoir me blottir contre lui devant les rares clients ; mes béquilles me gêneraient sur l'estrade.

Sans aucune gêne, mon amoureux passe son bras autour de mes hanches pour me caler contre lui. Son geste me laisse à la fois ravi et contrarié. Il faudra qu'il m'explique où et quand je peux me comporter avec lui comme son petit ami parce que je suis perdu. À la fac, c'est non, mais ici, devant un barista et des inconnus, c'est oui ? Ça n'a aucun sens.

Je me garde toutefois de le remarquer pour profiter de ce moment à fond. Et plutôt que de joindre ma voix aux leurs, ce qui gâcherait la chanson, je me blottis contre lui. Son timbre sensuel me berce, la mélodie suave aussi. C'est une chanson d'amour adorable.... jusqu'au refrain, où elle devient un brin érotique ! Et Cléandre semble trouver amusant de se pencher à mon oreille pour les passages un peu torrides. Sa voix me réchauffe jusqu'au bas-ventre, elle enflamme mes joues. Heureusement que je ne chantais pas, des trémolos auraient trahi mon trouble à tous les spectateurs !

Au dernier mot, je m'attends à une ovation, un tonnerre d'applaudissements, des supplications pour qu'ils restent, que sais-je ! Mais les autres clients se contrefichent de ces deux merveilleux chanteurs. Ils continuent de manger et boire. La plupart ne regardent même plus la scène. Selon Gladys, rien d'anormal : ils ont l'habitude et ne viennent pas ici pour écouter les autres chanter, mais pour chanter sans crainte des conséquences. Seul Clarenz parvient encore à les émouvoir.

C'est si paradoxal. Clarenz, le gamin qui ne sait pas comment montrer ses émotions serait le seul à émouvoir tous ces gens de son chant ? Je n'en crois pas un mot. Face à mon incrédulité, Cléandre me promet de me ramener un soir où son cousin sera là.

Un frémissement me parcourt, un sourire idiot me tord la bouche ; cette perspective me met en joie : mon amoureux prévoit de me ramener ici ! Et comme chez lui ça équivaut à un "je t'aime", je ne pourrais être plus heureux. Sauf avec une photo de lui, peut-être ! Mais comme j'ignore toujours comment aborder le sujet, je préfère parler de celui qui me chiffonne depuis que le cher cousin est parti au lycée, ce matin. L'âge de Clarenz.

Et pour une fois, j'ai une idée pour ne pas paraître trop indiscret ou lourdingue. Innocemment, je leur demande comment un mineur tel que lui peut entrer si facilement dans ce club servant de l'alcool. La réponse me fait passer pour un idiot — j'ai l'habitude — mais me soulage au plus haut point : le cousin n'est tout simplement pas mineur.

– La fac te monte à la tête Nathéo, tu es à peine plus vieux que lui en réalité. Vous devez avoir quatre mois d'écart là où nous deux avons plus d'un an...

– J'ai pas pensé à ça, je me suis juste focalisé sur le lycée !

– Tu y étais encore y a pas un an...

– Je sais, mais... c'était y a une éternité ! Enfin, c'est l'impression que j'ai.

– Moi aussi j'ai l'impression d'avoir quitté le lycée depuis une éternité ! C'est l'effet université, ça !

Je me tourne vers Gladys, incapable de déterminer si elle se fiche de moi ou de son fils. Elle nous dévisage tour à tour d'un air satisfait, puis nous prie d'aller l'attendre dehors. Il se fait tard, elle voudrait payer et rentrer. Une idée que j'approuve, le sommeil m'appelle.

Dehors, un crachin froid, désagréable nous picote le visage. Nous relevons nos cols de vestes et nous plaquons contre le mur, à l'abri de la marquise coiffant l'entrée du club. Alors que mon amoureux me parle de rencontrer officiellement mes parents le week-end prochain, j'avise un lampadaire à quelques pas de là. La bruine semble danser dans sa lueur diffuse, c'est poétique. Je l'observe un moment avant de réaliser : le voilà, le cadre parfait pour ma photo !


Texte publié par Carazachiel, 10 mai 2020 à 22h52
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