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tome 3, Chapitre 4 tome 3, Chapitre 4

Détroit juin 1928

« Tous les chemins mènent à Rome. » Disait-on en Europe autrefois.

A Détroit ils menaient tous aux usines Ford. Le reste n’était que secondaire, se résumait à des activités annexes. En guise d’exemple la Détroit River se limitait juste à un peu de pêche et du transport de marchandise. Curieusement les hommes sur ce bateau ce soir-là ne semblaient pas être des pêcheurs et encore moins des manutentionnaires. Personne ne remontait des filets ou transvasait des caisses en costume. Sans doute étaient-ce des touristes se rendant à Belle Isle ? De quoi pouvait-il s’agir d’autre ?

« Stoppe le navire. » Dit Eddie alors qu’ils étaient à proximité d’une boathouse.

Il s’adressait différemment à Will depuis l’affaire du traineau. L’indifférence, la dureté, voir le mépris avaient tous disparus au profit d’une vague familiarité. Le marin s’y était fait tout comme à la soumission. Par conséquent il arrêta son navire. Ce bâtiment était-il encore sa propriété au fond ou plutôt celui du gang ? En tous cas Will n’était plus vraiment le maitre à bord. De sa cabine il regarda ses quatre passagers : quatre gangsters, qui ne s’en cachaient même pas. Au vue de leur tenues et de leur attitudes, ils portaient en quelque sorte des uniformes. Toutefois l’un d’entre eux dépareillait un peu. Ce trentenaire à la calvitie avancée n’affichait pas encore l’air indolent de ses camarades. Il s’agissait clairement d’un nouveau venu.

Cette soirée constituait probablement son initiation. En quoi consisterait-elle ? Avant une sortie Eddie en informait le marin notamment de la destination et de l’objectif afin qu’il se prépare convenablement. Or ce soir là ce n’était pas le cas. Quand il ne trafiquait pas, le purple gang exterminait. Will devait-il craindre pour sa vie ? Etait-il l’épreuve d’intronisation du nouveau ?

Eddie se mit à éclairer la surface de l’eau à l’aide d’une lampe-torche. Ce geste suffit à chasser les pensées macabres du marin. Parce qu’il offrait une autre perspective à cette virée nocturne. Will rejoignit les autres sur le pont afin d’en savoir plus.

« Voilà. » Dit victorieusement Eddie en s’adressant au nouveau. « Là on peut voir les câbles. C’est avec çà qu’ils faisaient circuler des caisses d’alcool sous l’eau. »

« Ça n’a pas dû être facile à mettre en place. » Répliqua le nouveau intéressé.

« C’est pour cela, qu’ils ont divisé le dispositif en deux parties avec cette boathouse comme relais. »

Juste un tour du propriétaire. Will réalisa alors son délire. Ses complices imposés étaient des tueurs dénués de scrupules mais pas d’intelligence. Comment auraient-ils fait pour revenir après voir abattu la seule personne sachant piloter le bateau ? Cette évidence ne lui était pourtant pas venu à l’esprit. Il se relâchait à force de n’être plus qu’un rouage.

Tandis qu’il observait, le nouveau entendit un bruit à gauche de son visage. Il ne montra aucun signe de surprise en pivotant la tête. Il avait déjà identifié ce son : celui du chien d’un pistolet ou d’un révolver que l’on arme. Même si son effet était atténué, Eddie se permit un petit sourire narquois en l’honneur de la réussite de sa diversion.

« Les mains l’air ! » Cria-t-il soudainement d’une voix autoritaire.

Le provocateur indolent et joueur venait de se transformer en un être froid. L’homme au bout de son arme faisait preuve de beaucoup trop de calme au vue de la situation. Un lâche supplierait ou tremblerait. Un teigneux foncerait bêtement. Le nouveau lui appartenait à une catégorie nettement supérieure, la même qu’Eddie. D’ailleurs ils se comprenaient parfaitement. Le nouveau leva lentement les mains sachant ce qu’il risquait en cas de refus.

« Bob prend lui son feu. » Ajouta Eddie.

Comme s’il avait compris également la gravité de la situation l’homme concernée s’exécuta immédiatement, et sortit de la veste du nouveau un révolver. Eddie jeta un coup d’oeil à l’arme au passage et redevint lui-même.

« Un colt detective special. Une arme de poulet. »

Ils allaient tuer un flic sur son navire ! Que pouvait-il être d’autre ? Le purple gang n’avait plus de rivaux en ville à part la famille Milazzo, qui se terrait à l’est. Cette perspective ranima quelque peu le marin. Il était à bout. Il fallait, qu’il réagisse et se reprenne en main. Personne ne faisait attention à lui. Car c’est que Will était aux yeux de ses gangsters : personne. Cet état de fait pouvait jouer à son avantage. Il détenait dans sa cabine un de ces tous premiers pistolets de la firme colt, une arme lourde et peu fiable. A bout portant ça devrait quand même le faire.

Il en abattrait un pendant qu’ils étaient tous occupés par leur mise à mort. Le nouveau paraissait débrouillard. Il profiterait sûrement de l’effet de surprise, et se chargerait d’Eddie. Ensuite ils seraient à deux contre un. Du fait de l’espace restreint le survivant parviendrait au mieux à en tuer un avant d’y passer à son tour. Une chance sur deux c’était jouable. Will se dirigea alors vers sa cabine. Malgré toutes ses incertitudes ce plan lui plaisait beaucoup trop. Être enfin de nouveau libre de voguer où bon lui semble et de faire ses petites affaires, il était impossible de résister à une telle perspective.

De son coté Eddie donna un nouvel ordre à Bob.

« Baisse son froc et son slip aussi. »

Bob grimaça un peu mais obtempéra tout de même. Toujours avec sa nonchalance habituelle Eddie examina l’entrejambe dévoilée avant de s’adresser cette fois au nouveau.

« Tu vois qu’un prétendu juif fume avant-hier alors que nous étions en plein shabbat, je trouvais déjà ça un peu suspect. Mais un juif même pas circoncis. Là il n’y a plus de doute. »

« Vous ignorez, qui m’envoie. » Répliqua le nouveau jouant la montre faute de mieux.

« Et je m’en fous. »

A peine ses mots prononcés Eddie tira en plein cœur. Généralement il préférait la tête. Sans doute fallait-il y voir une manière de se distraire. Pour Will qui venait de poser un pas dans la cabine, la déception fut énorme. Si bien qu'il ne put retenir un « Non ! ».

Après avoir ordonné à ses hommes de jeter le cadavre à la flotte Eddie s’approcha du marin avec du sadisme plein les yeux. Il percevait une anormalité dans cette réaction, et comptait bien en découvrir l’origine.

« Alors Will, tu t’attendris ? »

Le marin avait pas mal de vécu. Pourtant la simple mention du terme attendrir suffit à le faire pâlir. Le purple gang n’aimait pas la faiblesse. C’était même une cause immédiate de rétrogradation

Au sommet du purple gang se trouvaient les fondateurs à savoir les frères Bernstein. Les gros distillateurs Charles Leiter et Henry Shorr jouaient les rôles de vieux sages. Juste en dessous venaient les hommes de troupes : des combattants et des saboteurs se chargeant d’appliquer le régime terreur sur lequel reposait cette bande. Parmi eux se distinguaient des membres de la première heure tel que George Lewis, Abe Axler, et évidemment Eddie Fletcher.

Le reste comprenait des associés forcés comme des bootleggers, des distillateurs, des bookmakers, des proxénètes, et des dealers. Si Will se situait déjà en bas de l’échelle, qu’elle était la phase suivante ? Le marin en avait une petite idée. Et elle n’était pas très engageante. Sa peur le stimula un peu. Par conséquent il dénicha un argument de dernière minute.

« C’était forcément un flic. »

« Et alors ? »

Le marin fut alors déçut. Eddie lui avait toujours donné l'impression de posséder un certain sens pratique.

« La police locale, vous l’avez mâté. Cet homme vient forcément de plus haut. »

« Ouais le bureau de la prohibition ou le bureau d’investigation (ancêtre du FBI). » Enchaina Eddie imperturbable.

Face à l’air interloqué du marin, Eddie passa son bras par-dessus ses épaules. Étrangement ce geste à connotation amicale, mit Will mal à l’aise. Il paraissait moqueur tout comme la façon volontairement enfantine dont Eddie s’adressait à lui.

« Mon petit Will, c’est très gentil de t’inquiéter pour nous. Mais tu vois tous ces fédéraux, ils ne sont pas chez eux ici. »

Retentit alors un bruit de chute dans l’eau, qui interrompit Eddie.

« Vous avez pensé à le lester au moins ? » Dit-il à l’attention de ses deux complices en s’approchant d’eux.

« Non. » Admit Bob gêné.

« Ce n’est pas possible d’être aussi con ! Un cadavre remonte à la surface avec le temps. Il y a des filets ici. Vous me le repêchez tout de suite. »

Le second truand un peu plus massif prit alors la parole à son tour :

« Il fait trop noir. Et puis c’est pas si grave. »

Ses propos contenaient un soupçon de rancœur. Visiblement l'insulte ne lui avait pas plu.

« T’as raison. Les fameux requins de la Detroit River vont sûrement le manger de toute façon.»

A peine ses mots prononcés Eddie balança un crochet du droit exécuté dans les règles de l’art. Il se détourna immédiatement de son adversaire. C’était évident, qu’il ne se relèvera pas tout de suite.

« Une fois réveillé tu lui diras que la prochaine fois il se prendra une de mes balle au lieu d’un de mes poings. En attendant tu remontes le macchabée. »

Bob acquiesça silencieusement. L’échange s’était déroulé sereinement sans aucun signe de colère ou de peur. Ce n’était que de la routine au sein du purple gang. Will ne pouvait plus vivre ainsi. Il fallait qu’il s’échappe d’une manière ou d’une autre.

« Où on en était déjà ? » Enchaina Eddie en revenant au marin. « Ah oui les fédéraux, qui ne sont pas chez eux. S’ils enquêtent sur la disparition de leur espion, ils ne dégoteront aucune piste. Car personne n’aura rien vu. Il n'y a aucun souci à se faire. »

Le timbre employé n’était pas rassurant mais provocateur. Eddie soupçonnait ses envies de défection, et ne s’en cachait même pas. Ces fumiers l’avaient asservit comme l’ensemble de la ville. Son embuscade avec le pistolet n’était qu’un coup de folie, un moyen de précipiter sa mort. Will devait trouver autre chose. Cette pensée ne reposait pas sur de l’espoir, mais de la fatalité. Parce que son échappatoire serait forcément risqué et douloureux.


Texte publié par Jules Famas, 1er juillet 2019 à 23h12
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