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Il abaissa l'épaule d'un coup sec, le sac tomba par terre. Cela souleva un nuage de poussière qui vint lui envelopper les jambes avant de s'estomper progressivement. Lou se sentait lourd de fatigue. La crasse du voyage maculait ses vêtements et les lanières du sac à dos avaient laissé deux trainées moites sur sa chemise.

Il s'adossa un instant contre un pilier de pierre craquelée, les yeux mi-clos. La chaleur faisait vibrer l'air au ras du sol. À travers ses paupières entrouvertes, Lou balayait du regard les dalles disjointes, à la recherche de ce que lui avait indiqué Bran. Il s'attardait sur les petites houppes d'herbe grise et desséchée, détaillant chaque brin. Pourtant, c'est en plein milieu d'une surface dégagée qu'il vit ce qu'il était venu chercher.

Lentement, il mobilisa ses membres engourdis et, tout en guettant les bruits environnants, il se déplaça vers la petite tache colorée : un papillon mort. Accroupi, il le posa sur sa main. La touffeur lui faisait ruisseler les paumes. Il arracha délicatement les ailes de l'insecte et se les colla sur la deuxième phalange des annulaires. « Tu verras, lui avait promis Bran, c'est bien plus puissant que tout ce que je pourrais jamais te vendre ! »

Il n'eut pas longtemps à attendre. S'engouffrant dans ses veines, un flux irrépressible lui parcourut le corps, charriant un sentiment de liberté.

La volupté le paralysa quelques secondes puis son dos se cabra. Ses yeux révulsés ne voyaient plus que des couleurs éclatantes, mouvantes, complètement abstraites. Il se sentait soulevé du sol, se laissait porter, abandonné, extatique. Bran n'avait pas menti !

Mais soudain la douleur se mêla à la griserie. Rassemblant ses forces, il redressa la tête, recouvra la vue, cherchant l'origine de sa souffrance : ce qu'il vit d'abord, ce fut le sol, loin, loin au-dessous de lui...

Puis son regard se focalisa sur ses doigts et s'écarquilla : des ailes du papillon avaient poussé des crochets qui s'enfonçaient dans sa chair. Leur diamètre épaississait de minute en minute, à mesure qu'ils s'allongeaient et envahissaient les muscles de ses bras. C'était comme une fusion. Oui, c'était ça, une sensation de métal brûlant qui avançait le long de ses os et, tout en progressant, la brûlure lui faisait remonter des souvenirs.

Il battait des bras et se déplaçait dans le ciel, dans sa mémoire simultanément. Un battement, le visage de sa mère. Un battement, le bruit de l'usine. Un battement, le goût du chocolat à cette fête de Pâques. Un battement, le cri des ouvriers en colère, l'injustice qui se fait tangible, poisseuse. Un battement, la rentrée de quatrième, le collège comme une ruche et les regards qui traînent sur ses habits usés. Un battement, l'écriture de son père sur cette lettre qui dit que lui non plus n'a plus d'emploi, qu'il part tenter sa chance en Amérique. Ce bon vieux rêve américain !... Un battement, la sensation de faim le week-end et la hâte de retrouver la cantine. Un battement, l'odeur du gaz en rentrant ce soir-là. Un battement, l'ambiance éthérée du salon funéraire. Un battement, l'allure massive de la maison d'accueil.

À chaque mouvement, la douleur de ses membres refluait, emportant avec elle images et sensations.

Lou était en transe : il volait, c'était tout ce qui comptait.

De l'eau se mit à tomber, lava sa figure. Puis ce fut une tempête, la pluie le cinglait, trempait ses vêtements, les bourrasques de vent étaient comme des murs qu'il percutait à pleine vitesse. Il n'avançait plus, ses habits imbibés le tiraient vers le bas. Il luttait contre les éléments, à bout de force, sans espoir. Le sol se rapprochait, désormais beaucoup trop vite ! Après tout, n'était-ce pas ça qu'il était venu chercher ? Libération définitive...

Des éclairs zébrèrent le ciel. Un bref rai de lumière lui transperça le cœur.

Lou tomba dans un gouffre sans fond, un abîme d'amertume. Ses ailes l'avaient abandonné. Enfin, au bout d'un temps qui lui sembla interminable, malgré la douleur qui lui brouillait l'esprit, il aperçut vaguement le sol à travers les larmes qui emplissaient ses yeux.

Choc.

Jamais il n'aurait imaginé qu'on pût souffrir autant. Tout son corps s'était broyé sous l'impact, ses os n'étaient plus qu'un amas d'échardes et tous ses fluides s'étaient vaporisés. Il s'enflamma. En quelques secondes le brasier s'éteignit, ne laissant qu'un petit tas de cendres fumantes au milieu des ruines.

La pluie avait cessé, le soleil inondait tout d'une lumière bienveillante. Plus rien ne bougeait.

Léger grincement. Raclement du bois sur la pierre. La démarche voûtée d'un vieil homme sort d'un abri entre deux colonnes et s'approche. Il se penche et observe, ses petits yeux émergeant de vallées de rides plusieurs fois centenaires. Puis il les cligne et hoche la tête.

- Quel crétin ! marmonne-t-il. Comme si personne n'avait jamais essayé avant lui !

Il donne un coup de pied, étonnamment violent pour son âge, dans le monticule, d'où s'élève alors une toute petite tornade. Peu à peu une forme humaine se dessine au milieu du tourbillon. La cendre s'agrège et reconstitue Lou.

Le vent retombe aussitôt.

Le vieillard se redresse, de toute sa hauteur qui arrive aux hanches du jeune homme, visage tendu vers le sien, et sa voix retentit :

- Bien. Tu viens d'apprendre que tu ne peux pas mourir ! Ne te fais plus souffrir pour rien. Te voilà neuf, délivré du passé mais pas de ta rage. Il s'agit d'en faire usage maintenant ! La seule façon de gagner ta liberté c'est de te battre, pas de t'enfuir. Tu dois renverser les tyrannies.

Lou regarda ses pieds, se tortilla un peu.

- C'est beaucoup de travail, ça, grand-père ! As-tu quelque objet mythique ou force magique à me conférer ?

- Oh, non. Je suis juste le gardien de ce lieu, un genre d'éboueur.

- Mais je dois bien être un Élu pour avoir survécu ? Et tu dois être mon Guide !

Le vieux secoua la tête :

- Hon hon. Ça c'est juste le venin du papillon. Et je ne suis que ce que je suis.

Puis le petit homme courba de nouveau l'échine et tourna le dos à Lou. Il s'éloigna à pas menus, appuyé sur sa canne.

Le soleil déclinait, les tuffeaux des colonnes et des arches brisées s'ornaient d'orangers et d'ocres. Quelques chants de grillons retentirent. Lou ramassa son sac à dos et reprit sa route, un peu voûté lui aussi.


Texte publié par Lilitor, 5 janvier 2019 à 21h31
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