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tome 1, Chapitre 3 tome 1, Chapitre 3

Elle ne ressentait plus rien. N'entendait plus rien. Même pas la lente pulsation de la terre, la douce vibration du vent. Comme si on l'avait placée dans un cocon, éloignée de tout...

Les voix chuchotaient plus doucement à présent, tendues par une inquiétude qu'elles ne pouvaient reconnaître. Répercutant à l'infinie sa propre panique. L'avait-on réexpédiée sur ce monde mort ? Avant même qu'elle ne remplisse sa mission ?

Elle en doutait.

Parfois, elle sentait un frémissement diffus, comme les pattes des créatures minuscules qui filaient à travers les interstices des roches, et dont elle contemplait la fuite discrète quand elle pouvait encore voir, mais plus bouger...

Au début, même à travers des couches de matière protectrice, elle avait senti des mains la toucher, des mains chaudes et vivantes, des mains qu'elle devinait souples et gonflées de sang rouge. Mais elles semblaient avoir disparu. Il ne restait plus que ces contacts secs et froid.

* * *

Les semaines s'écoulaient, la solitude lui pesait, chaque jour un peu plus : le Conseil n'allouait plus de crédits pour des « expéditions de la dernière chance » qui ne faisaient que dilapider l'argent du contribuable, puisqu'il n'en verrait aucun profit dans cette vie, ni dans celle de leurs enfants... Le contribuable attendait un miracle, mais un miracle immédiat, sur commande, un miracle dans cette vie courte et bornée.

Quand une expédition propulsée par le coûteux moteur warp entraînait à l'autre bout de la galaxie une équipe d'hommes déterminés qui avaient tout sacrifié à leur devoir, qui vivaient un rêve sans leur en ramener la moindre pièce, qui finalement échouaient – ce que la plupart des commentateurs des médias annonçaient avant même que les moteurs warp ne s'allument, dix politiciens montaient à la tribune pour parler de « gâchis d'argent ».

Bastide savait qu'il serait sans doute en retraite anticipé d'ici quelques mois, probablement sans avoir remis le pied à bord d'un appareil d'exploration. Il en avait été ainsi un siècle plus tôt, dans un monde qui se disait en crise, dans un monde qui avait cru en sa propre fin sur la base des prédictions d'une vieille civilisation dont on comprenait à peine l'écriture, dans un monde où l'on n'osait plus investir sur les rêves... Où l'on n'osait plus rêver pour de vrai... Mais à présent, tout le monde s'accordait à dire que les puissances les plus riches s'étaient lamentées pour peu de choses, que le véritable enfer commençait maintenant.

* * *

La statue l'obsédait. Il y avait en elle quelque chose de si... intense. De si... vivant. Elle était tout à la fois un miroir, un message, un espoir. Il avait envie de sonder ses secrets, mais elle ne les livrerait sans doute jamais. Grüber avait mis la main sur elle et la tenait captive dans les rets de la science – pas la science qui menait à l'impossible, mais celle qui emprisonnait dans un étroit carcan de possibilités. Et à présent, il avait l'impression de tendre le bras désespérément vers elle et de la voir reculer, toujours plus loin de lui, comme portée par des vents contraires, qui bruissaient à ses oreilles comme une mer de voix ténues.

Il se frotta longuement les yeux, observa la cadran lumineux de son réveil : il ne dormirait pas cette nuit. Il prit son téléphone posé sur sa table de nuit et activa l'appel.

— William Pendrick... marmonna la voix ensommeillée.

— Bastide.

— Vous, Capitaine ?

La voix s'était éveillée d'une fraction, juste assez pour exprimer la surprise d'une façon convaincante.

— Il y a un soucis ?

— Non, Lieutenant. Ou bien, oui... Vous étiez seul ce soir ?

Un légère pause – de stupeur ou de réflexion – suivit cette question.

— Oui... répondit enfin la voix perplexe du jeune homme.

— J'ai besoin de vous voir.

Nouveau silence, puis enfin :

— C'est à cause de ce qui s'est passé sur XW... sur la planète aux ruines ?

Bastide sentit un sourire étirer son visage : l'incapacité du lieutenant à se souvenir des codes complexes qui désignaient les planètes potentiellement colonisables était proverbiale. Mais on ne pouvait lui dénier une certaine perspicacité. Ou peut-être les avait-il entendu, lui aussi, ces chuchotements dans le vent, peut-être avait-il saisi le plaidoyer muet de ce regard levé.

— Ecoutez, Capitaine, je connais un bar qui est ouvert toute la nuit... Peut-être pourrions-nous nous y retrouver pour en parler ?

* * *

Une quinzaine de minutes plus tard, les deux hommes se trouvaient attablés dans ce qui, ces jours-ci, faisait figure de troquet : une officine à la lumière glauque, aux meubles noirs et épurés qui correspondaient à l'idée de la « classe » un bon siècle plus tôt. Devant eux, des verres de plastique synthétique dévoilaient un contenu aux couleurs dénaturées par l'éclairage blafard et qui produisait une dose conséquente de mousse. Ils avaient échangé des platitudes... mais au final, ce fut Pendrick qui plaça l'affaire sur la table.

— Capitaine... Sans vouloir me montrer... insolant, je dois avouer que j'ai eu vent des frictions que vous avez eues avec Grüber. Il n'est pas très aimé dans le coin, mais c'est un bon scientifique. Malgré les théories bizarres qu'il tient ces temps-ci... Il y a des chances qu'on lui coupe ses crédits, ça ne le rend pas très compréhensif, mais vous devez admettre que votre attitude n'aide pas...

Le jeune homme arborait un air de chien battu...

Le genre de mine qui fit rapidement comprendre à Bastide que la compréhension tant recherchée ne viendrait pas de ce côté là. De la sympathie. De la pitié. Le devoir d'un être humain envers un semblable en perdition. Ce qui semblait ironique quand on songeait à ce petit chiot de Pendrick, qui savait à peine mettre un pied devant l'autre.

* * *

Au bout d'une demi-heure, il se lassa d'écouter le lieutenant lui expliquer qu'il ne devrait pas se focaliser autant sur une simple statue, même si le Conseil avait décidé de tenir sa découverte secrète pour ne pas démoraliser l'Humanité. Certes, on ne pouvait dénier son intérêt historique majeur, en tant que lointain témoignage d'un peuple disparu, mais elle ne restait au final qu'un simple bout de roc qui appartenait aux brumes du passé. Bastide le remercia pour la bière, dont il embarqua le fond avec lui, et prit congé. Il n'en voulait pas spécifiquement à Pendrick : il était encore influençable et n'avait fait que ressortir une leçon bien apprise.

Dans les rues désertes de Stellae, l'ex-Cité des Étoiles, le seul pôle spatial qui avait survécu aux cataclysmes du siècle passé, il erra dans les rues laides et géométriques, qui alignaient leurs bâtiments de préfabriqué comme le jeu de construction d'une enfant dénué de tout sens du goût.

Traînant les pieds, il retourna vers ses quartiers, espérant qu'il ne ferait aucune rencontre, bonne ou mauvaise. Pour une fois, une rare fois, les étoiles étaient visibles loin au-dessus de sa tête, comme un ciel de théâtre qui tournait sur lui-même avec une sublime lenteur... Ou peut-être était-ce juste la bière qui lui faisait tourner la tête.

* * *

Les voix se faisaient plus intenses, plus pressantes... L'heure approchait, elle sentait déjà quelque chose en elle se fêler... Et elle avait peur, peur que le trésor qu'elle renfermait ne vienne à se répandre en un lieu dénué de vie et s'étiole comme un feu mourant.

Pourtant, l'état de son corps n’aurait pas dû lui permettre de ressentir les affres d'un vieux réflexe physique tel que la peur. Peut-être était-ce des douleurs fantômes, comme les frissons qui lentement, parfois, parcouraient son enveloppe - une enveloppe de pierre figée, incapable de frémir d'un cil...

Ces chuchotement de vent et de pluie devenaient déluge, un terrible déluge qui tournoyait en son sein. Elle était totalement, intégralement impuissante, créature pétrifiée en des âges immémoriaux, réduite à l'état de réceptacle où dansaient des pensées folles.

* * *

Le trottoir de ciment résonnait sous ses pieds. Il se sentait étrangement isolé, comme s'il se trouvait encore dans l'immensité figée de la planète morte, auprès de la statue. Il fut prit d'un ardent besoin de revenir auprès d'elle, de goûter un peu de la transcendance qu'elle portait en elle, plus vaste que cette terre mesquine, plus immense que ce ciel que les hommes n’avaient jamais totalement réussi à conquérir... Mais comment faire ? Grüber veillait sur elle comme un chien de garde, et jamais il n'accepterait de lui offrir une autorisation spéciale d'approcher sa trouvaille. Mais Pendrick avait parlé de... théories bizarres ?

L'exo-archéologue devait dormir à cette heure là : il l'imaginait étendu sur le dos, sur une couche aussi étriquée que lui-même. Et pourtant, il laissa ses pas le mener à l'institut des Sciences de l'Espace, dans les entrailles duquel la beauté pétrifiée avait disparu. Cette créature aux yeux d'éternité méritait mieux que de figurer sous forme de relique dans les caves d'une administration culturelle ou scientifique, quelle qu'elle soit.

Il stoppa, sentant ses jambes faiblir : il tomba à genoux sur le sol craquelé, soudain si impuissant, si insignifiant... Que devait-il faire ?

Il sortit son communicateur et chercha rapidement dans l’annuaire de la ville le nom de Grüber : étrangement, ce dernier n’était pas sur liste confidentielle. Peut-être que sa rigidité s’accompagnait-elle d'une certaine forme d'ouverture.

Assis sur le sol, les coudes posés sur les genoux, le téléphone dans une main, sa bière dans l'autre, il écouta la sonnerie retentir, une fois, deux fois... Il allait raccrocher, quand une voix ensommeillé retentit dans le haut-parleur :

— Qui est à l’appareil ?

— Capitaine Bastide.

Un long silence s’ensuivit, durant lequel il n'entendit que la respiration régulière de Grüber. Puis, enfin :

— Pourquoi m’appelez-vous ? 

Bastide, pris de court, réalisa qu'il n'avait pas vraiment de réponse à cette question. Il ferma brièvement les yeux, avant de répondre :

— Il vous arrive de penser que plus rien n'a de sens dans une vie que vous pouviez croire bien ordonnée ? Bien sûr que non... Je suis sûr que tout est identifié et étiqueté, classé... Entre des lignes, dans des cases, peu importe... Notre monde est en train de sombrer, de nous plonger dans l'oubli... et la seule chose qui peut nous sauver est tenue soigneusement enfermée, loin des yeux des hommes... Et puis, il y a ces voix, ces milliers de voix, que vous ne pouvez bien sûr pas entendre dans votre caboche de scientifique... Mais vous êtes utile, c'est ce que vous vous dites, même quand on refuse de vous subventionner. Pas comme nous, ces jean-foutre d'explorateurs qui ne faisons que dépenser pour notre plaisir personnel l'argent des contribuables...

Il s’arrêta pour reprendre son souffle... et se raidit, attendant la salve d'insultes qui ne pourrait manquer de se déverser du téléphone. Mais rien ne vint... Du moins, pas ce qu'il escomptait.

— Vous avez mon adresse... ?

— Dans l'annuaire... souffla-t-il, abasourdi.

— Venez.


Texte publié par Beatrix, 5 juin 2013 à 18h31
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