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Tout avait changé autour d'elle.

C'était tout ce qu'elle pouvait réaliser. Une vibration plus intense que les autres avait déchiré sa conscience aussi palpitante que la faible flamme d'une bougie. On l'arrachait à ce monde. C'était dans l'ordre des choses.

Elle ne ressentait que peu de nostalgie de la terre qu’elle avait quittée. Elle l’avait si peu parcourue… Juste assez pour sentir sur son corps le vent, la pluie, la caresse de la peau contre la peau, rien de plus qu'un frôlement léger : son corps était un sanctuaire, ou du moins destiné à l'être, il était intouchable, sacré.

Elle gardait la mémoire du moment où la pétrification des tissus avait commencé, où son corps avait perdu sa souplesse. Quand ses articulations s'étaient figées, quand sa peau avait commencé à durcir, on l'avait alors reléguée dans cette pièce où elle allait finir sa vie ordinaire. On l'avait servie comme une déesse, au gré de ses moindres désirs.

On l'avait préparée depuis toujours à ce que serait son destin : elle serait l’Ensemencée, et ce serait le plus grand honneur donné à quiconque, la tâche la plus capitale jamais confiée à un être vivant, de toute éternité..

Chacun savait que son existence était intimement lié à la fin imminente de son monde...

* * *

— Capitaine Bastide ?

Le scientifique – un archéologue ou plutôt exo-archéologue, même si la spécialité n'avait été créée que du fait de la découverte – darda un regard d'une dureté métallique sur l'Atlantien. Ce dernier se raidit, se préparant à l’assaut auquel il n'aurait pu échappé que par miracle.

Et il était inutile de gâcher des miracles pour si peu, l'humanité en avait désespérément besoin. Bastide se détacha du mur contre lequel il était appuyé :

— A qui ai-je l'honneur ?

— Docteur Peter Grüber.

Un homme grand et sec, les cheveux couleur de plomb. Aucune main tendue, un simple hochement de tête qui n'adoucissait en rien l'expression foncièrement désagréable de l'homme.

— On m'a dit que c'était vous qui aviez trouvé le spécimen.

— C'est vrai, admit-il. En fait, pas seul, puisque le lieutenant Pendrick m'accompagnait... Il est fort probable que c'est lui qui...

— Peu importe : c'est vous qui avez pris la décision, coupa sèchement Grüber.

— La décision ?

— Celle de prélever le spécimen et de l'embarquer dans le vaisseau d'exploration Hauturier. Sans tenir compte du contexte de la découverte... Je suppose que vous n'avez pas pris de photographies du site ?

Bastide releva la lèvre en un rictus ironique.

— Nous avons fait au plus vite. Chaque minute représente de l'argent pour le Conseil des Blocs Continentaux... Vous devez en savoir quelque chose ?

L'homme esquissa une moue dédaigneuse, comme s'il tentait de faire croire que lui bénéficiait de crédits sans restrictions. Ce n'était qu'une posture vide. Plus aucun service, à moins d'être chargé d'une mission mandatée par le Conseil lui-même, et confiée à ses affidés et protégés, ne pouvait se targuer d'un quelconque confort financier.

— Nous avons juste eu la permission d'étendre la durée de notre exploration d'une demi-heure. Juste le temps de faire rapatrier la statue au vaisseau. Mais je peux vous décrire le site...

Grüber hésita clairement, entre une démarche scientifique qui impliquait de reconnaître l'utilité du capitaine, et sa fierté aussi immense que mal placée. Finalement, la première pulsion l'emporta.

— Venez, grommela Grüber à contrecœur.

Bastide dut passer une bonne demi-douzaine de sas, autant de vérifications identitaires et de contrôles sanitaires. Finalement, désinfecté et revêtu d'une combinaison stérile avec circuit respiratoire autonome, il fut admis dans le Saint des Saints, peuplé de silhouettes toutes plus anonymes les unes que les autres, si ce n'était le vague reflet de leur regard à travers la visière transparente.

Une pièce entièrement stérile, emplie d'un mélange gazeux qui reproduisait l’atmosphère de la planète XW1223-78, jusqu'à la fine poussière en suspension... plus jaune que safran, sans la lumière magique, couleur d'or, qui avait baigné ce paysage empli de poésie apocalyptique.

Au milieu de la salle, elle semblait comme nue et vulnérable, soudain si petite et si fragile... Comme l'un de ces enfants privés de système immunitaire, qu'on ne pouvait approcher qu'au prix des précautions les plus draconiennes pour éviter que le moindre germe ne puisse les toucher. Son regard serein se levait encore, empli d'une implacable fatalité, dans son visage d'idole qui possédait la beauté de l'éternité.

C'était mal. Elle ne pouvait être ainsi retenue loin du regard de tous. Elle portait un message. Un message plus important que la charge déjà lourde du témoignage de l'histoire. La dernière survivante d'un monde mort, offerte à un monde mourant.

Un monde dont le ciel était plus souvent jaune que bleu, un monde où le froid implacable succédait à des chaleurs étouffantes, un monde où l'on devait chaque jour abandonner de nouvelles terres livrées aux eaux. Un monde où l'on se cherchait des sauveurs : le conseil des Blocs Territoriaux était le seul officiel, le seul démocratique - quoi que ce terme puisse vouloir dire... Juste un peu plus solide, par son héritage historique, que la longue cohorte des chefs populistes, des faux prophètes, des gourous de fortune. La plupart du temps, sa stratégie prônait l'immobiliste pour contrer les projets aberrants, utopiques, injustes des uns et des autres.

Et Bastide se fondait dans cette minorité silencieuse et lucide qui ne pouvait qu'assister au désastre, sachant que sa parole se perdrait dans le vent... dans le vent qui un jour ne soufflerait plus que pour transporter la poussière d'un monde sans vie... Chuchotant comme des milliers de voix...

* * *

Des milliers de voix qui frémissaient à l'intérieur d'elle-même, soudain éveillées par une étrange résonance.

Une résonance qui vibrait dans un corps qui s'était jadis rongé de l'intérieur, vidé de sa substances pour contenir son précieux fardeau. Pour contenir les Semences...

* * *

— Capitaine Bastide ?

La voix irritante de Grüber le sortit de sa contemplation, ou plutôt de sa transe... Il tourna les yeux vers le regard du scientifique, des pupilles glacées derrière la plaque de verre synthétique.

— Votre communicateur a été passé sur enregistreur.

Il grimaça légèrement, faillit dire qu'il se sentait touché par tant d'honneur. Mais après tout, peut-être que Grüber et sa bande de lapins blancs avaient raison : peut-être que la conservation du « sujet » était primordiale et que le reste pourrait toujours venir après... A supposer que la Terre leur en laisse le temps. Il décrivit soigneusement la ville désertée, dans des termes aussi froidement descriptifs que l'attendait son interlocuteur.

Après tout, Grüber n'avait pas foulé le sol de XW1223-78, n'avait pas été noyé dans sa poussière, senti sa désolation, sa force prophétique. Ceux qui restaient au sol éprouveraient toujours un étrange mélange de jalousie et de fascination pour les explorateurs et les éclaireurs, pour leur mission désespérée, alors qu'eux étaient condamnés à rester enterrés dans leur laboratoires... tentant de fonctionner sur des crédits qui se réduisaient comme une peau de chagrin.

Ils ignoraient tout de ce rêve au goût de cendre.

Alors Bastide n'essaya même pas de leur expliquer.

Les expéditions étaient devenues sa vie ordinaire : c'était quand il se trouvait enchaîné au sol qu'elle était tout sauf normale. Comme beaucoup de spationautes, il vivait seul, dans des quartiers paramilitaires de quelques vingt mètres carrés réglementaires. De quoi loger un lit, un bloc sanitaire, un coin bureau, un comptoir encombré d'électroménager pompeusement désigné par le mot « cuisine » et un téléviseur qu'il ne regardait jamais pour éviter de laisser la morosité ambiante le submerger.

Il faisait pourtant partie de ceux qui s'accrochaient encore à un îlot de paradis : le Bloc Atlantien, le Bloc Nord-Américain et une partie du Bloc Asiatique surnageaient péniblement - du moins au niveau social et économique. Comme à chaque crise majeure, c'était les zones les plus pauvres qui avaient morflé en premier.

Mais au niveau de la réalité physique, c'était tout autre chose. Une partie de l'enfance de Bastide avait sombré dans les eaux avec l’embouchure du Rhône. Plus de cinquante pour cent du pays se situaient à présent sous les flots conjoints de l'Océan Atlantique et de la Méditerranée, fusionnés en une seule masse aqueuse. Ironiquement, XW1223-78 ne possédait plus la moindre goutte d'eau, tandis qu'eux se mourraient de la trop grande abondance de la précieuse liqueur de vie.

La Terre survivrait sans doute, comme elle avait déjà survécu aux éruptions volcaniques, aux météorites, aux hivers nucléaires... c'était juste l'homme qui était menacé, ce grand singe à la vie si brève qu'il se trouvait incapable de se projeter dans l'avenir et de prendre conscience de ce qui risquait de survenir à deux générations de là.

* * *

Assis sur son lit comme un homme lâché par sa compagne, une étrange compagne de pierre figée, le capitaine passa la main dans ses courts cheveux bruns. Il s'était toujours refusé à établir une vie de couple, à fonder une famille : du moins pas tant qu'une solution durable ne serait pas trouvée pour l'humanité, même si cela impliquait de transporter ses pulsions destructrices sur une autre planète, bientôt épuisée par la déprédation incessante que l'homme menait partout où il passait.

Après tout, il était peut-être préférable de ne trouver que des mondes morts...


Texte publié par Beatrix, 3 juin 2013 à 11h45
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