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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

— C'est incroyable !

La voix de Pendrick résonna dans les écouteurs de la combinaison, vrillant les oreilles de Bastide. L'Atlantien grimaça, non sans amusement : il comprenait l'enthousiasme de son jeune lieutenant. Il ressentait le même, mais son esprit bien mieux discipliné par le temps et l'entraînement le refoulait pour conserver un maximum d'efficacité.

Ou peut-être pour faire face à une éventuelle déception qui pouvait toujours survenir.

Il avait espéré jusqu'au bout que la planète XW1223-78 serait propice à la vie humaine, mais il avait été sévèrement détrompé : il n'y avait pas une goutte d'eau dans ce paysage désolé, fossilisé, aussi sec qu'un vieil os. Certes, l’atmosphère était toujours présente, mais saturée de carbone et de quelques gaz toxiques en prime. Sans omettre la température de quelques cent-dix degrés Celsius, même sous la latitude théoriquement la plus « tempérée ».

Ce n'était pas cette fois non plus que l'humanité trouverait un havre de paix où s'installer, pour échapper à une Terre où la vie devenait chaque jour plus difficile. Le paysage demeurait frappant : des tranchées, des gouffres et des canyons partout où l'eau s'écoulait jadis, un paysage embrumé par une très fine poussière ocre qui avait tout recouvert d'une pellicule safran.

Le battement de leur cœur s'était accéléré quand ils avaient aperçu, au milieu de ces reliefs accidentés, des bâtiments qu'ils avaient pris pour d'autres formations naturelles avant de discerner des portes, des fenêtres soigneusement alignées. Petit à petit, sous leurs yeux ébahis, toute une métropole s'était dégagée, immense, majestueuse... De larges allées, de hautes tours, des demeures bien rangées, rendues à l’état d’ébauches minérales, doucement érodées pour se fondre dans le relief escarpé. Un large fossé tranchait la plaine, l’ancien lit d’une rivière qui avait depuis longtemps cessé de couler.

Le dernier bastion du peuple originel de la planète, où ils s'étaient réfugiés avant que l'apocalypse ne les rattrape, alors que toutes les ressources indispensables à la vie se raréfiaient et disparaissaient les unes après les autres.

Comme sur la Terre qu'ils connaissaient...

Ils avaient passé une heure entière à explorer, à la recherche de la moindre trace d'information sur les mystérieux habitants de ce monde et leur ultime destin. C'est alors qu'ils avaient découvert la pyramide, une construction qui évoquait davantage les édifices mayas qu’égyptiens, avec ses gradins et sa casemate perchée à son dernier niveau, dominant la ville de toute sa prodigieuse hauteur.

Pendrick et Bastide avaient envoyé un bref message au vaisseau-mère, pour demander à l'équipage de les attendre encore un peu, puis les deux hommes engoncés dans leur combinaison s’étaient lancés dans l’escalade de l'édifice, notant au passage que la taille des marches pouvait laisser penser que les habitants de la planète avaient eu sensiblement la même taille que les hommes - et probablement une morphologie comparable.

L'ascension avait pris une éternité, durant laquelle la lumière safran n'avait pas bougé de l'horizon, posant un pied après l'autre sur les gradins ocres tandis que la poussière pulvérulente les transformait en golems de terre au visage de verre poli, derrière lequel montaient les accents rauques de leur souffle. Le débit de l’oxygène avait beau s'adapter à leurs inspirations haletantes, la gravité de la planète, un peu supérieure à celle de la terre, faisait de cette lente ascension une redoutable épreuve.

Finalement, l'éternité s’était accélérée d'un coup : ils étaient parvenus en haut de la structure, juste à la porte du parallélépipède dont la matière originelle était indiscernable tant la poussière s'était infiltrée dans chaque pore du matériau, au point de former comme une écorce sur sa surface.

Ils étaient loin de deviner ce qu'ils trouveraient dans la lumière de leurs torches, dans la pénombre du catafalque.

* * *

Elle les entendait.

Par-delà cette carapace dont elle était prisonnière, ce carcan qui la figeait dans l'éternité, elle les entendait.

Des voix qui prononçaient ce qui ressemblait à des mots - ou du moins le pensait-elle.

Après tout ce silence, elle percevait la vibration de leurs pas sur le dallage de pierre, se transmettant dans l'enveloppe pétrifiée de son corps.

Deux jambes, la possibilité de vocaliser... Se pouvait-il que son attente ait pris fin ?

Elle entendait le chuchotement des voix, des milliers de voix qui frémissaient au plus profond d'elle-même.

Elle était restée longtemps endormie, jusqu’à que cette rumeur l’éveille. Une rumeur profonde comme le grondement des océans, intense comme le bruissement des forêts dans la brise, ou la pluie quand elle déferlait du ciel - il y avait longtemps, si longtemps, des rideaux d'eau et de l'odeur de terre et d'ozone qui montait, montait...

Avant...

Avant.

* * *

Bastide avait été obligé de pousser Pendrick sur le côté pour profiter de cette vision qui avait figé le jeune lieutenant sur place, qui avait arraché ces mots étrangement laconiques, dans sa bouche ordinairement si prolixe :

— C'est incroyable !

Et ça l’était.

Dans la lueur des torches, si blanche et blafarde que le safran devenait d'un gris terreux dans son faisceau, se dressait une statue.

Il n'y avait aucun hasard possible, aucune méprise envisageable.

Elle avait été représentée assise sur ses talons, les deux mains à plat sur ses cuisses, le regard légèrement levé. Quelque chose dans ses traits, dans sa physionomie, évoquait quelques déités asiatiques dont l'origine et l'époque échappaient à sa mémoire.

Mais à peine cette pensée avait-elle traversé son esprit qu'il prit la mesure de cette stupéfiante réalité.

La découverte de cette statue.

Cette statue de femme.

Rien ne la désignait spécifiquement comme telle : ni le visage d'idole, au yeux longuement fendus, à moitié clos, ni les lèvres fines et sinueuses, traçant les contours d'une bouche un peu petite, ni les pommettes hautes, ni les membres effilés, ni le buste gracile mais aussi plat que celui d'un éphèbe. Mais leur regard se portait instinctivement vers le lieu où résidait l'aspect le plus mystique, le plus secret de la féminité : sur ce ventre doucement arrondi, comme pour abriter la graine d'éternité de la vie sans cesse renouvelée.

Peu de choses la plaçaient à part de l’humanité : une subtile proportion dans les traits de son visage, ses avant-bras un peu trop longs, ces mains fines à quatre doigts opposables deux à deux, ses pieds à demi dissimulés sous ses fesses et qui ressemblaient vaguement à des pattes d'oiseau, les longues excroissances sur sa tête qui encadraient son visage d'étranges replis drapant son cou. Cependant, rien ne leur semblait laid ou incongru : son étrange similitude avec les membres de l'humanité submergeait leur conscience, au point que les différences avaient été intégrées, acceptées puis dédaignées par leur cerveau.

Elle était belle.

La main lourdement gantée de Bastide effleura la surface de la pierre incrustée de poussière, si finement sculptée, si parfaitement polie qu'on n'y voyait aucune trace du ciseau. Une dernière œuvre d'art, si fine, si réaliste, le dernier témoignage d'un peuple disparu à jamais.

— Elle semble presque humaine… murmura Pendrick avec révérence.

— Les gens qui vivaient là étaient bien des humanoïdes. Les différences physiologiques avec les êtres humains sont apparemment mineures. 

— Capitaine... Qu'est-ce qu'il leur est arrivé, à votre avis ?

Bastide garda le silence un moment, songeant aux phénomènes qui accablaient la Terre : effet de serre, fonte des pôles, montée des eaux, modification brutale des saisons, épuisement des ressources... menace nucléaire. Et très loin, traîtreusement dissimulés dans la pénombre de l'espace, des astéroïdes tueurs prêts à déferler sur la fragile petite planète bleue.

Cette question était rhétorique : les crédits qui permettaient de lancer des expéditions sur d'éventuelles planètes habitables étaient déjà drastiquement limités ; les assemblées des différents blocs continentaux refuseraient d'en allouer pour quelque chose d'aussi futile que le savoir. Et la civilisation mystérieuse conserverait son secret à jamais dissimulé dans les nuées ocres.

— Capitaine, murmura Pendrick dans son dos. C'est tellement bizarre. Quand nous aurons disparu, si un jour des explorateurs de l’espace viennent sur la Terre, que restera-t-il de nous ?

Les paroles du lieutenant firent vibrer une corde sensible dissimulée dans sa rude carcasse, celle où jouait la nostalgie et une certaine forme de rêve.

— Je ne sais pas, Pendrick, répondit gravement Bastide en se relevant. Mais je sais une chose : c'est que je voudrais qu'ils sachent qui nous étions.

Il décrocha son communicateur de sa ceinture, afin de demander un chariot léger de transport pour ramener à bord un chargement particulièrement précieux. Et tant pis si les archéologues et autres scientifiques lui tombaient dessus : ils auraient fait ce que lui dictait sa conscience... et le regard vide d'une statue de femme, érigée par un peuple depuis longtemps disparu.


Texte publié par Beatrix, 1er juin 2013 à 22h07
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