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Je n’aimais pas porter le voile. Sa coiffe pesait à chaque instant sur ma tête, me tirait les cheveux. Son tissu couvrait le monde d’une pellicule blanche qui rendait tout flou, me chatouillait sans cesse les oreilles et le bout du nez. Son liseré doré me grattait le cou, à un point tel que, parfois, j’avais l’impression qu’il me rentrait dans la peau ! Pourtant, si j’avais le malheur de le toucher, de le soulever pour me soulager, il y avait toujours une Matra pour me taper sur les doigts et me gronder. Parce que montrer mon cou était déjà trop, parce qu’apercevoir les formes de mon visage relevait presque du sacrilège. Je n’aimais pas beaucoup les Matra...

Depuis que le bassin sacré avait fait de moi une Sancta, depuis toujours si je me fiais à mes souvenirs, j’avais perdu le droit d’avoir un nom et un visage. Les adultes me répétaient tous les jours que c’était le plus grand honneur qui m’était fait, mais moi je ne trouvais pas cela très juste. Si entendre la voix d’Ëya me rendait si importante que cela, alors pourquoi devais-je me cacher ? Qu’avais-je de si horrible sur le visage pour ne surtout pas devoir le montrer ? Je n’en avais pas la moindre idée. Ma petite salle d’eau, le seul endroit où je n’avais pas à porter mon voile, ne contenait aucun miroir et la seule lanterne scellée dans un coin n’éclairait pas assez l’eau pour que je pusse m’y distinguer. En dehors de cette pièce, je n’étais qu’un voile blanc et doré qui ne pouvait masquer entièrement l’éclat de la marque de la déesse sur mon front.

Vanëkan, mon Protecteur, m’expliquait souvent que mon visage n’avait aucun problème, bien au contraire, mais puisque la déesse m’avait fait Sancta, je ne pouvais porter aucun visage ni aucun nom. Pour ne pas avoir à disparaître si Ëya faisait de moi son prochain avatar, mieux valait que je ne fusse jamais personne. Alors pour tous, j’étais Sancta, seulement Sancta, comme les deux autres qui partageaient ce titre et le voile avec moi. Pourtant, lorsque nous étions seuls, que les Matra étaient occupées, Vanëkan verrouillait la porte de mes appartements et je pouvais alors retirer mon fardeau. Je n’avais pas le droit de sortir bien sûr, mais il ouvrait la grande porte vitrée du balcon pour laisser entrer l’air. J’appréciais tellement sentir le vent sur mon visage ! C’était parce qu’il était si gentil avec moi que j’aimais autant mon Protecteur.

Et malgré tout, celle que j’aimais plus encore, c’était Ëya. Parce qu’elle me consolait lorsqu’une Matra me faisait mal à en pleurer, parce qu’elle me racontait ce qu’elle avait vu lors de sa dernière sortie avec la Sancta Ëya de notre époque quand je ne supportais plus d’être enfermée… Parce que si mon titre m’isolait, je n’avais plus jamais été seule depuis qu’Ëya avait commencé à me parler.

Pourtant, tout ceci allait peut-être s’arrêter dans les prochaines heures. Sancta Ëya était malade depuis longtemps, mais ce jour-là on me demanda d’attendre dans un grand salon avec les deux autres Sancta et nos Protecteurs. Les cloches n’avaient sonné aucun office depuis le matin, je trouvais cela terriblement inquiétant. Tout le monde chuchotait dans son coin, personne ne se parlait vraiment, j’avais faim et surtout j’en avais marre d’attendre assise là. Je n’aimais pas beaucoup les autres Sancta, parce qu’elles étaient beaucoup plus grandes, beaucoup plus vieilles, et qu’elles me traitaient toujours comme si j’étais une petite fille ! Heureusement, Vanëkan était là lui aussi. Je ne pouvais pas m’asseoir sur ses genoux comme je le faisais dans ma chambre quand il me lisait une histoire, parce que ce n’était pas convenable, mais il était debout tout contre mon fauteuil et c’était déjà beaucoup.

Soudain, une larme glissa le long de ma joue, une seconde avant que la grosse cloche ne sonnât son gong grave.

Nous serons ensemble jusqu’à la fin désormais.

Un hoquet étranglé me prit et je pleurais de plus belle. Je me sentais toute chose, ma tête me faisait mal, pourtant quand je vis à travers mon voile mon Protecteur s’agenouiller devant moi, je compris. Je me précipitai dans ses bras en hoquetant et reniflant. Je ne voulais pas ! Ce n’était pas juste ! Ëya m’avait déjà pris mon visage et mon nom, je ne voulais pas porter le sien désormais ! Qu’importe ce que les adultes répétaient, je voulais juste être moi !

Vanëkan me serra quelques secondes dans ses bras en me chuchotant à l’oreille la berceuse qu’il me chantait le soir puis il m’écarta et glissa ses mains sous mon voile pour essuyer mon visage.

- Chut Sancta Ëya, vous allez mouiller votre voile et les Matra vont encore vous disputer.

Il avait raison, et il serait puni lui aussi si quelqu’un le voyait me toucher ainsi ! Alors je ravalais mes larmes et reniflai une dernière fois, me mordant la lèvre pour ne plus pleurer. J’avais à peine cessé lorsque la porte s’ouvrit d’un coup. Plusieurs Matra entrèrent ensemble, cependant je ne pouvais voir qui avec les yeux humides sous mon voile. Mon Protecteur s’écarta précipitamment pour leur laisser la place et elle s’approchèrent de moi. Je ne les vis pas s’incliner, je ne les entendis pas me louer. Tout ce que je vis était ce terrible masque doré à la beauté envoûtante, tout ce que j’entendis fut le déclic de mon nouveau fardeau se refermant sur ma tête. Toutes ces années, mon monde avait été limité par un voile blanc, désormais il était défini par deux fentes le recouvrant…

On m’entraîna alors dans les couloirs et j’aurais eu peur si Vanëkan n’avait pas été tout près de moi. Pourtant, quand je voulus lui tenir la main, il secoua discrètement la tête, glissant ses doigts dans son dos, hors de portée. N’avais-je déjà plus le droit de le toucher ? J’avais entendu les Matra le dire : il était interdit de regarder les Sancta, il était interdit de ne serait-ce qu’effleurer Sancta Ëya. Les larmes me montèrent à nouveau aux yeux alors que j’imaginais ne plus jamais pouvoir monter sur les genoux de mon Protecteur, ou glisser ma main dans la sienne pour aller aux offices.

Je ne réalisai que nous étions arrivés dans le grand Sanctuaire que lorsque l’orgue et les chœurs se mirent à chanter. J’allais me glisser à ma place habituelle, toutefois la déesse me retint.

Ta place n’est plus ici à présent. Laisse-moi faire.

Sans pouvoir rien y changer, mon corps se déplaça de lui-même jusqu’au cœur du Sanctuaire, la tête haute. Sur l’autel, était allongée Sancta Ëya. Enfin, l’ancienne Sancta Ëya. Je ne la reconnus qu’à ses habits et son bâton serré entre ses doigts fins et noueux. Elle ne portait plus son masque, puisque qu’il m’avait échu, toutefois son voile couvrait toujours ses traits. Même dans la mort, jamais personne ne saurait qui j’étais vraiment. J’eus à nouveau envie de pleurer, pourtant mon corps m’ignora. Mes mains s’emparèrent du bâton de la déesse et le levèrent haut vers la coupole. Mes lèvres se libérèrent de mes dents pour former des cantiques que je n’avais jamais entendus. Alors la lumière d’Ëya s’invita dans le Sanctuaire, éblouissante, étouffante. Je sentais mon masque chauffer contre ma peau, me brûler, toutefois je ne pus l’écarter. Quand enfin le chant dans ma gorge prit fin, quand la lumière se retira, je ne pus que contempler ce qui restait de celle qui avait été Sancta Ëya. Son corps s’était amaigri sous l’étoffe de ses habits, ses mains étaient si sèches qu’on eût dit du parchemin mouillé posé sur une branche morte, et son visage… Je ne pouvais le voir, pourtant son voile trahissait l’absence de nez et il formait de légers creux en lieux et places de ses yeux et sa bouche. J’eus envie de vomir, mais je me tournai vers l’assemblée venue en masse pour assister à l’office et poursuivis sans vraiment m’écouter. L’image du corps derrière moi demeurait gravée sur mes rétines, la douleur lancinante de ma peau meurtrie par le masque chaud m’emprisonnait.

Je n’aimais pas porter le voile. Je haïssais porter le masque…


Texte publié par Serenya, 23 octobre 2018 à 10h00
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